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sont comme les voix de la fureur populaire, les chants de victoire, les accords qui réveillent de mélancoliques souvenirs, jusqu'au soupir, jusqu'au sanglot qui trahit la souffrance, voilà ce que nous dit l'ouïe; le tact est muet sur toutes ces choses.

Variété des objets. Les objets éloignés que le tact nous peut faire connaître sont nécessairement peu variés; de là, dans les idées qui relèveraient de ce seul organe, incertitude et confusion. Au contraire, les objets perçus par l'ouïe sont très divers et les perceptions de cet organe exactes et précises.

Rapidité dans la succession des impressions. Il est évident que sur ce point la supériorité de l'ouïe est incalculable. S'il perçoit par juxtaposition, le tact doit, afin de varier ses impressions, parcourir successivement chaque objet dans ses diverses parties. Que si les objets agissent d'une autre manière sur cet organe, son infériorité n'est pas moins évidente. Comparez sa lenteur à la rapidité merveilleuse avec laquelle l'ouïe perçoit toute espèce de sons dans les combinaisons musicales, les inflexions multiples de la voix, les accords, les articulations, les bruits de toute sorte, bruits, accords, articulations que nous savons classer et rapporter à leurs causes sans aucune confusion.

Que l'on ne puisse comparer le tact à l'ouïe pour la simultanéité des sensations, il suffit d'un instant pour s'en convaincre.

Mais ce qui décide de la façon la plus victorieuse la supériorité de l'ouïe, c'est la facilité qu'elle nous donne de nous mettre, par la parole, en rapport avec

nos semblables. Or cette faculté résulte de la rapidité de succession que nous avons signalée plus haut. Il est vrai que les intelligences peuvent également communiquer entre elles par le toucher au moyen de caractères en relief; mais quelle différence!

Supposons que l'habitude et la concentration de toutes les forces sensitives donnent à l'organe de la main cette souplesse que nous admirons dans les musiciens habiles. Les doigts, quelque agiles qu'ils soient, percevront-ils avec la rapidité de l'ouïe? Que de temps ne leur faudra-t-il point pour parcourir un tableau sur lequel on aura gravé tous les mots d'un discours! et ce discours, en quelques minutes, nous aurons pu l'entendre.

Le malheureux dont nous parlons devra préparer les planches, les caractères d'imprimerie; il devra modifier ces planches, en changer l'ordonnance et le sens selon les personnes ou les occasions; travail incessant, et pour quel résultat! Un homme seul, au moyen de l'ouïe, un seul homme communique à des milliers d'auditeurs, en un même instant, des idées ou des impressions sans nombre.

CHAPITRE XII.

Si la vue seule pourrait nous donner l'idée d'une surface.

65. Le tact est inférieur à l'ouïe, il est inférieur à la vue, je crois l'avoir prouvé; n'est-il pas étrange que

l'on ait prétendu faire de cet organe la base de toute connaissance, rattacher à lui, comme à leur origine, les jugements auxquels les autres sens nous conduisent, et l'établir comme une sorte de juge sans appel?

Il est faux, je l'ai pareillement démontré, qu'à l'aide du tact seul la transition du monde intérieur au monde extérieur se puisse faire; c'est-à-dire que, de l'existence des sensations, il soit possible de conclure à celle des objets qui les causent; en effet, non-seulement j'ai renversé la raison principale ou plutôt l'unique raison sur laquelle repose ce prétendu privilége, mais j'ai fait voir comment s'opère cette transition par rapport à tous les sens, m'appuyant sur la nature même des choses et sur l'enchaînement des phénomènes intérieurs.

J'ai dit encore et prouvé que, parmi les sensations, une seule était objective, celle de l'étendue; dans toutes les autres, il y a rapport de causalité, c'est-àdire liaison entre une sensation, entre un phénomène interne et un objet externe; mais nous ne songeons jamais à transporter à l'un ce qui appartient à l'autre.

66. Deux sens nous donnent, de l'étendue, une connaissance certaine : la vue et le toucher. Nous n'avons pas à rechercher si cette connaissance est une véritable sensation. Comme je me propose de revenir sur ces matières, je me bornerai maintenant à comparer la vue au toucher, par rapport à la sensation de l'étendue, ou, si l'on veut, par rapport à l'idée de l'étendue.

Il est évident que l'étendue comme surface et

comme volume relève du tact; on ne saurait refuser à la vue le même privilége par rapport aux surfaces; toute sensation de la vue suppose l'existence d'un plan; un point sans étendue ne pourrait se peindre dans la rétine: ajnsi, tout objet qui s'y peint a des parties; que serait la couleur sans une surface sur laquelle elle pût s'étendre?

67. Condillac refuse à la vue la faculté de percevoir l'étendue, même comme surface. Je vais examiner les raisons sur lesquelles ce philosophe établit sa doctrine. De la simple lecture des chapitres dans lesquels elle est exposée, il me semble ressortir avec évidence que l'auteur n'était point parfaitement convaincu lui-même de la vérité des principes qu'il tentait de faire prévaloir.

Dans le Traité des Sensations (première partie, ch. xI) examinant quelles idées un homme se pourrait former à l'aide de la vue seulement, il établit que nous distinguons les couleurs, parce qu'elles nous semblent former une surface dont nos yeux occupent eux-mêmes une partie; l'auteur ajoute aussitôt : « Notre statue, jugeant qu'elle est en même temps plusieurs couleurs, se sentira-t-elle comme une sorte de surface colorée? » Il est bon d'avertir que, dans le système de Condillac, la statue qu'il imagine n'ayant qu'un seul organe, devrait se croire la sensation mème, c'est-à-dire qu'elle croirait être l'odeur, le son, la saveur, selon que l'ouïe, l'odorat ou le palais éprouveraient la sensation. Il suit de là que si la surface faisait partie des sensations de la vue, la statue croirait être une sur

face colorée. Je n'attaquerai pas l'exactitude de ces observations, ne voulant me préoccuper que de ce point essentiel le rapport de la vue avec la surface.

68. Selon Condillac, la statue ne parviendrait point à se croire une surface colorée; c'est-à-dire que, percevant la couleur, elle ne percevrait pas la surface. Laissons parler le philosophe, il va condamner luimême la doctrine qu'il professe, et nous révéler l'incertitude et la confusion de ses idées. « L'idée de l'étendue suppose la perception de plusieurs choses distinctes les unes des autres; cette perception, nous ne pouvons la refuser à la statue, car elle sent qu'elle se répète hors d'elle-même, selon le nombre des couleurs qui la modifient. En tant qu'elle est le rouge, elle se sent hors du vert; en tant qu'elle est le vert, elle se sent hors du rouge, et ainsi de suite. » On croira peut-être, qu'en vertu de ces principes, Condillac va conclure que la vue nous donne l'idée de l'étendue, puisqu'elle nous fait percevoir les choses les unes hors des autres, et que c'est en cela que consiste l'idée de l'étendue. Mais, loin de suivre la voie dans laquelle il était entré, le philosophe, rompant avec ses principes, change l'état de la question. Voici dans quels termes il continue: « Mais, pour avoir l'idée précise et distincte d'une grandeur, il est nécessaire de voir comment les choses perçues les unes hors des autres s'enchaînent, se terminent mutuellement, et comment, toutes ensemble, elles sont renfermées dans des limites qui les circonscrivent. » C'est, je le répète, changer la question. Il ne s'agit

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