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ses masses gigantesques, ses formes multiples jusqu'à l'infini; mais qu'une grande partie de ses beautés relève de nous-mêmes; la main toute puissante qui l'a créé nous montre, en particulier, sa sagesse dans les êtres sensibles, et surtout dans les êtres intelligents. Que serait l'univers s'il ne contenait aucune créature qui sût comprendre et sentir? C'est dans les rapports intimes, dans l'incessante communication des objets avec les êtres intelligents, qu'éclatent la beauté, l'harmonie, les charmes secrets de la nature. Le tableau le plus parfait, si nul ne savait voir, si nul ne savait comprendre, que serait-il? un pêle-mêle de lignes, de traits, de couleurs et de contours. Ce n'est qu'en présence de l'être qui sent et qui connait que le chef-d'œuvre s'anime, qu'il acquiert sa valeur, qu'il est ce qu'il doit être. Dans cette communication mystérieuse, l'objet s'embellit de tout le charme, de tout l'attrait, de tout le plaisir qu'il procure.

Supposons que des instruments de musique, sous l'impulsion d'un mécanisme ingénieux, exécutent avec précision les meilleures compositions de Bellini ou de Mozart; à quoi se réduit cette harmonie si tout être sensible a disparu de la création? à des vibrations de l'air combinées selon certaines lois, à certains mouvements d'un fluide s'exécutant avec une précision géométrique. Mais, que l'homme apparaisse, tout change; l'harmonie nait, et le plaisir avec l'harmonie. '

La symétrie d'un jardin, la verdure de ses arbustes, l'éclat des fleurs, l'arôme de leurs parfums, que

sont-ils? des surfaces disposées selon certaines lois, des fluides qui s'échappent de certaines substances et se dispersent dans l'air; introduisez l'homme, les figures géométriques se revêtent de grâces inconnues, les fleurs se parent des plus riantes couleurs, des parfums s'exhalent de leurs calices enbaumés.

CHAPITRE X.

De la valeur du toucher pour objectiver
les sensations.

54. On a dit: le tact est le plus sûr et peut-être l'unique témoin de l'existence des corps; sans lui, les sensations resteraient de simples modifications de notre être, nous ne pourrions les rapporter aux objets extérieurs. Je ne crois pas à la vérité de cette assertion. Nous recevons du tact une impression, comme nous recevons une impression des autres sens; dans tous les cas, l'impression du tact est une modification de notre être et non un fait externe; et lorsqu'en vertu de la continuité, en vertu de l'ordre auquel les impressions sont soumises, ou de leur indépendance de notre volonté, nous jugeons qu'elles procèdent de causes placées hors de nous, ce jugement, nous le portons à propos des impressions qui nous viennent du tact, comme de toutes les impressions qui relèvent des sens.

55. Une des raisons sur lesquelles on prétend éta

blir la supériorité du témoignage du toucher par rapport à l'existence des corps, c'est qu'il nous donne l'idée ou la sensation de l'étendue: exemple, un homme, n'ayant conservé de tous ses sens que celui du toucher, éprouve, en parcourant avec sa main la surface de son corps, une sensation dans laquelle, en vertu de la continuité, l'étendue se trouve comprise. Cette observation ne prouve point ce qu'elle veut prouver; en effet, si je mesure du regard différents objets, ou même les différentes parties d'un objet, j'éprouverai, comme à l'aide du tact, la sensation de continuité; je ne vois point pourquoi la sensation de l'étendue serait perçue plus distinctement par celui qui parcourt de la main la longueur d'une balustrade, que par celui qui la mesure des yeux.

56. On fait valoir cette circonstance, que le tact nous procure une sensation double, ce qui n'a point lieu dans l'exercice des autres sens. Lorsque nous passons notre main sur notre front, nous sentons avec le front et avec la main; continuité de sensations qui toutes ont leur origine et leur terine en nous-mêmes. Nous avons conscience que les sensations de la main, comme celles du front, nous appartiennent.

On va voir que ce raisonnement n'est qu'une pétition de principe, qu'il suppose établi ce qu'il s'agit de prouver. L'homme qui n'a conservé de tous ses sens que celui du toucher éprouvera, je le veux, les deux sensations; il éprouvera leur continuité; mais que con

clure de là? Sait-il s'il a une main, s'il a un front? Supposons qu'il l'ignore; comment pourra-t-il acquérir cette connaissance? Les deux sensations lui appartiennent, la conscience l'atteste; mais d'où lui viennent-elles? Il ne le sait. La coïncidence des deux sensations prouverait-elle, par hasard, quelque chose en faveur de l'existence du front et de la main, dont il n'a, dans notre hypothèse, aucune idée ?

Si cette coïncidence prouvait ce que l'on prétend, à plus forte raison prouverait-elle que certaines combinaisons des sens nous révèlent l'existence des corps, et, partant, que cette connaissance ne relève pas exclusivement du toucher. Je place ma main devant mes yeux; à chaque fois que j'éprouve la sensation produite en moi par ce mouvement, les objets présents disparaissent et sont remplacés par un autre objet, ma main; que si, de cette coïncidence, je puis conclure à l'existence des objets externes, que devient la suprématie du toucher; car, ici, le jugement est déterminé par le sens de la vue? Autre exemple: Je frappe mes deux mains l'une contre l'autre ; à la sensation du contact se joint la sensation du bruit produit par le contact; done, si la coïncidence prouve quelque chose, l'ouïe aura la même influence que le toucher; ce que je dis de mes mains frappées l'une contre l'autre se peut appliquer à ce que j'éprouve en parcourant de la main une partie de mon corps, la longueur de mon bras, par exemple, de telle sorte que le frottement produise un certain bruit. Dans ce

cás il y a les deux sensations, coïncidentes et continues à la fois.

On répondra, peut-être, que ces exemples ont rapport à des sens différents, produisant des sensations différentes. Il n'importe; si de la coïncidence entre des sensations d'un ordre différent nous pouvons inférer l'existence du monde extérieur, la suprématie du tact est détruite; or nous ne prétendions point autre chose.

57. La main étant plus ou moins froide, plus ou moins rude que le front, les sensations que le front et la main produisent l'un sur l'autre ne sauraient être la même sensation; observons que la perception de leur dualité sera d'autant moins vive que nous supposerons plus légère la différence de leur contact; partant, la coïncidence sur laquelle le jugement doit reposer sera plus difficile à saisir. Ainsi l'analyse rigoureuse de notre sujet nous mène à cette conclusion que la diversité des sensations contribue, d'une manière spéciale, à constater l'existence des objets, de sorte que nous allons plus directement à ce but au moyen d'une combinaison formée entre deux sens, qu'à l'aide de deux sensations d'un même organe. Loin donc que le sens du toucher soit supérieur aux autres sens, loin qu'il soit le seul à consulter sur l'existence des corps, nous lui donnons le rang d'auxiliaire, voilà tout.

58. En vérité, je ne saurais concevoir sur cette question le plus léger doute; oui, le tact a besoin du secours des autres sens; ce n'est qu'après des

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