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tion avec la théorie philosophique de la lumière, cette contradiction n'est qu'apparente. Au fond, le jugement ne fait autre chose que rapporter l'impression à un objet déterminé. C'est pourquoi, lorsque la physique nous découvre que les couleurs ne sont point dans l'objet coloré, nous n'éprouvons nulle peine à concilier la théorie avec l'impression du sens de la

vue.

En effet, quelle que soit la théorie, le vrai, c'est que telles impressions nous viennent de tel objet, ou de telle de ses parties.

40. Sous ce rapport, il n'est difficile d'expliquer ni le phénomène de la sensation, ni la correspondance des sensations avec les objets extérieurs. Il suffit, en effet, pour sauvegarder cette correspondance, que ces objets soient réellement la cause ou l'occasion des sensations. La tâche n'est pas aussi facile relativement à l'étendue; or cette propriété est comme la base de toutes les propriétés sensibles. Qu'elle constitue ou non l'essence des corps, il est certain que nous ne concevons point de corps sans étendue.

41. L'observation suivante fera toucher au doigt combien l'étendue diffère des autres qualités sensibles. L'homme qui n'a jamais réfléchi sur les rapports de la sensation avec les objets se trouve dans je ne sais quelle confusion d'idées. Pour lui, la couleur, la saveur, l'odeur et jusqu'au son même, appartiennent aux objets odorants, savoureux ou sonores, comme des qualités qui leur seraient inhérentes : la couleur verte au feuillage, le parfum à la fleur, le

son au corps sonore, la saveur au fruit. Il est facile de voir, toutefois, que le jugement qu'il porte est vague, et qu'il ne s'en rend pas un compte bien exact. Quoi qu'il en soit, on peut modifier, détruire même ce jugement, sans modifier ou détruire les rapports des sens avec les objets. Nous nous accoutumons sans peine à rapporter la couleur à la lumière, ou même à considérer la couleur comme une impression produite dans le sens qui la perçoit par cet agent mystérieux. Il nous en coûte également très peu de considérer les odeurs comme des impressions résultant de l'action des effluves d'un corps sur l'organe de l'odorat; c'est ainsi que le son n'est bientôt, pour nous, que l'impression causée dans le sens de l'ouïe par la vibration de l'air mis en mouvement en vertu de la vibration du corps so

nore.

Ces découvertes philosophiques, qui nous paraissaient, à première vue, en contradiction avec notre jugement, ne changent point nos rapports avec le monde extérieur; nos idées sont les mêmes; seulement notre attention se porte avec plus de soin sur certains rapports que nous définissions mal. Nous cessons d'attribuer aux objets ce qui ne leur appartient pas ; nous avons renfermé le témoignage des sens dans leur sphère; nos jugements ont été rectifiés; mais le monde est resté pour nous ce qu'il était, à cette seule différence près que nous avons reconnu dans les merveilles de la nature des rapports avec notre être, plus intimes que nous ne l'imaginions; nous avons

constaté que notre organisme, que notre âme pouvaient en réclamer une plus grande part.

42. Mais supprimons l'étendue; dépouillons, de cette propriété, le monde extérieur; supposons que l'étendue n'est qu'une simple sensation; qu'il nous est impossible de savoir autre chose, sinon qu'il existe un objet qui la produit en nous. Le monde matériel s'évanouit; nous ne pouvons plus nous former l'idée d'un corps; impossible de savoir si tout ce que nous avons pensé sur le monde n'est point une pure illusion. Je me défais sans peine de ce préjugé de mon enfance, à savoir que la couleur que je vois sur ma main, ou le bruit qu'elle produit, appartient à ma main; mais, en dépit de mes efforts, je ne puis lui enlever l'étendue; je ne puis imaginer que la distance de la paume de la main à l'extrémité des doigts ne soit qu'une sensation; je ne saurais me contenter de cette hypothèse, qu'il existe un être produisant en moi la sensation de distance, sans pouvoir affirmer que cette distance existe. J'enlève au fruit la saveur, j'admets que cette propriété ne réside point dans le fruit, mais je ne puis enlever à celui-ci son étendue; il m'est impossible de le considérer comme une chose indivisible; il m'est impossible de regarder la distance qui sépare un point de l'autre point, une partie de ce fruit de l'autre partie, comme de pures sensations. En vain je fais effort pour regarder comme indivisible en soi cet objet savoureux; si, pour un noment, je crois avoir vaincu la nature, tout se confond et se bouleverse dans ma pensée; le droit

que j'ai de faire d'un fruit une chose indivisible, je l'applique à l'univers, et l'univers indivisible cesse d'être l'univers; mon intelligence se trouble, tout s'anéantit autour de moi; ce que je vois est pire que le chaos; le chaos se présente du moins comme une chose, bien que cette chose soit une épouvantable et ténébreuse confusion; l'univers matériel, tel que je l'avais conçu, s'évanouit, il reste le néant.

CHAPITRE VIII.

Sensation de l'étendue.

43. Deux sens, la vue et le toucher, perçoivent l'étendue; il y a étendue dans l'odeur, dans le son, dans la saveur; mais le son, la saveur et l'odeur sont une chose différente de l'étendue. La vue ne perçoit rien qui ne soit étendu. Nous écoutons une musique harmonieuse; tout entiers au charme de l'entendre, nous pouvons oublier et l'étendue des instruments et celle des sons qui charment nos oreilles; mais lorsque nous regardons un tableau, quelle que soit l'admiration qu'il nous inspire, l'étendue fait partie de notre sensation. Que serait, sans l'étendue, le chefd'œuvre de Raphaël, la Transfiguration? L'étendue ne serait-elle qu'un phénomène de notre âme, la continuité et les distances entrent dans son essence.

Il en est ainsi du toucher, bien que d'une manière

moins générale; la dureté, la malléabilité, l'aspérité, le poli, la rondeur, l'angulosité sont inséparables de l'étendue. Toutefois dans certaines impressions du tact la sensation de l'étendue est moins certaine; la douleur aiguë que produit une piqûre, certaines douleurs sans cause extérieure appréciable, ne se rapportent point aussi manifestement à l'étendue, et semblent avoir quelque chose de la simplicité qui distingue les impressions qui nous sont transmises par d'autres sens.

Quoi qu'il en soit, il appartient, d'une manière particulière, à la vue et au toucher de percevoir l'étendue.

44. Pour nous former des idées claires des rapports de l'étendue avec la sensation, nous allons l'analyser avec quelque détail.

Multiplicité implique étendue; un être étendu est nécessairement un ensemble d'êtres, plus ou moins unis entre eux et formant un tout, en vertu d'un lien qui les rassemble; ce qui n'empêche pas qu'ils ne soient plusieurs. Un tableau, un par la pensée, n'en est pas moins composé de diverses parties; le lien moral qui unit ces parties les coordonne, les fait concourir à un sujet unique; il ne les identifie pas. L'adhérence presque invincible qui lie entre elles les molécules du diamant, n'empêche point que ces molécules ne soient distinctes; il en est du lien matériel qui les rassemble comme du lien moral qui relie les différentes parties du tableau.

Donc, sans multiplicité, pas d'étendue; rigoureu

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