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connue; nous la connaîtrions, que cette connaissance importerait peu dans le sujet qui nous occupe; en effet, il ne s'agit point de l'idée que le philosophe pourrait se former de la matière, mais des idées qué s'en font la plupart des hommes.

CHAPITRE VI.

Si la cause externe et immédiate des sensations est une cause libre.

32. Voici contre l'existence des corps une objection sérieuse, mais seulement en apparence. Rien ne prouve qu'il y ait identité entre la cause qui produit le phénomène de la sensation et l'idée que nous nous formons d'un corps. Dieu pourrait à volonté produire en nous une ou plusieurs sensations, sans l'intermédiaire des corps. Qui nous assure qu'il n'en est point ainsi? D'autres causes peuvent avoir une puissance semblable, et, peut-être, tout ce que nous imaginons sur le monde des corps n'est-il qu'une pure illusion.

33. Nous pourrions répondre : Dieu, vérité infinie, ne peut nous tromper, ni permettre que nous soyons trompés d'une manière invincible et constante; mais cette solution parfaitement légitime et rationnelle a l'inconvénient de recourir à l'ordre moral pour prouver un fait de l'ordre physique, et l'on pourrait regretter que la vérité du témoignage des sens ne se pût

établir sur des arguments pris dans la nature même du sujet. Or, cette démonstration ne me semble pas impossible; je vais l'essayer.

34. Nos sensations ne sont pas immédiatement le produit d'une cause libre. L'être qui les éprouve, comme celui qui les détermine, sont soumis à des lois fixes et nécessaires. Il est certain qu'en nous plaçant dans certaines conditions, nous ne pouvons pas ne pas éprouver une sensation déterminée; il est encore certain, qu'en dehors de ces conditions, la sensation cesse de se produire; ce qui prouve que nous sommes soumis, en même temps que l'objet qui produit en nous la sensation, aux lois de la nécessité. Sans cela, point de sensation, même avec les conditions voulues pour la produire. En effet, la cause de nos sensations se trouvant affranchie de toute loi, et, si l'on peut s'exprimer ainsi, ne relevant que de sa volonté, il arriverait, à chaque instant, que notre volonté se heurterait contre la sienne.

Après avoir éprouvé la sensation que produit sur nos yeux le contact d'un corps opaque, nous sommes plongés dans les ténèbres; il nous devient impossible de produire la sensation que nous nommons voir. Si cette première sensation cesse, c'est-à-dire si l'on enlève le corps opaque qui nous cache le jour, il nous devient impossible de ne pas éprouver aussitôt la sensation de la vue. En cela nous sommes donc soumis à la nécessité; mais la cause de nos sensations, quelle qu'elle soit, est soumise à une nécessité semblable, puisqu'il dépend de nous de faire cesser la

sensation, simplement en fermant les yeux. Je puis à volonté cesser de voir et jouir mille et mille fois de la lumière, à condition de les ouvrir, la sensation restant la même si nous supposons toutes choses tenues dans le même état, ou changeant si nous changeons de place ou si les objets sont changés.

Il existe donc, en dehors de nous, un ensemble d'êtres soumis à des lois nécessaires; ces êtres produisent nos sensations.

35. L'influence que ces êtres ont sur nous, il est à propos de le remarquer, n'est, de leur côté, ni libre ni spontanée; ils ne nous paraissent même point doués d'une activité propre. Un tableau que je regarde produira toujours sur moi la même sensation, le regarderais-je mille fois; n'était l'action du temps, il en serait ainsi durant l'éternité.

Ajoutons qu'ils relèvent en quelque sorte de nous, puisque nous pouvons, à volonté, leur faire produire des sensations différentes. Je touche une boule, c'està-dire un corps sphérique dur et poli; la continuité de la sensation m'avertit que le même objet produit cette sensation multiple; je puis, au même instant, recevoir de cet objet, à l'aide de la vue, une suite de sensations d'un autre ordre et les multiplier indéfiniment, si je le présente à la lumière.

36. L'assujettissement de ces êtres à des lois nécessaires n'est point relatif aux sensations, mais à une sorte de solidarité qui les enchaîne les unes aux autres. Il arrive souvent que pour produire une impression déterminée, nous employons un objet qui, par

lui-même, n'y sert point directement, et ne nous mène au résultat cherché qu'en déterminant un nouveau phénomène. Quel rapport y a-t-il, par exemple, entre l'action de soulever un rideau et la vue d'un magnifique paysage? Dans ce cas, il ne s'agit point du rapport des objets avec la sensation, mais du rapport que ces objets ont entre eux; leur connexité, voilà ce qui nous engage à nous servir de l'un pour obtenir l'autre.

Donc il est en dehors de nous un ensemble d'êtres soumis à des lois fixes, soit relativement à nos sensations, soit entre eux; donc le monde interne qui nous représente cet ensemble n'est pas une pure illusion.

CHAPITRE VII.

Analyse de l'objectivité des sensations.

37. Le monde externe est-il tel qu'on croit le voir? Ces êtres auxquels nous donnons le nom de corps et qui produisent en nous les sensations, sont-ils, en réalité, ce qu'ils paraissent ? En prouvant l'existence de ces êtres et leur assujettissement nécessaire à des lois constantes, avons-nous prouvé l'existence de la inatière? Suffit-il, pour cela, d'avoir établi qu'il existe un ensemble d'êtres externes, en rapport les uns avec les autres et avec nous, au moyen de lois fixes et nécessaires, indépendantes d'eux-mêmes et de nous?

38. Nous allons simplifier la question en la renfermant dans un exemple.

Je vois et je tiens dans ma main une orange. Comme nous venons de le démontrer, je sais qu'il existe un être externe ayant, en vertu de certaines lois nécessaires, des rapports avec d'autres êtres et avec moimême. Je suis certain que cet être produit en moi différentes impressions; je vois sa couleur, sa forme, sa grosseur; je perçois l'odeur qu'il répand; je le goûte; je sens, à l'aide du toucher, son poids, son volume, sa forme; mon ouïe est frappée du léger bruit qu'il fait entendre lorsque je l'agite dans ma main.

L'idée de corps est une idée composée; ainsi l'idée orange sera pour moi l'idée d'un être placé hors de moi, d'un être étendu, coloré, odorant, savoureux. Toutes les fois que ces circonstances se trouveront réunies, c'est-à-dire toutes les fois que je recevrai d'un objet les mêmes impressions, je dirai que cet objet est une orange.

39. Examinons jusqu'à quel point l'objet correspond aux sensations dont il est la cause.

En disant, de ce fruit, qu'il est savoureux, odorant, nous affirmons qu'il produit sur le sens du goût et de l'odorat une impression agréable; partant, ces deux mots odeur et saveur n'expriment autre chose que la causalité de ces sensations, attribuée à l'objet externe il en est ainsi de la couleur; car si, communément, nous transportons cette sensation à l'objet même, nous mettant dans une sorte de contradic

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