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pont; je m'entretiens avec les passagers. Oh! la belle traversée!

27. Bien qu'il y ait entre les sensations purement internes, surtout lorsqu'elles procèdent des sensations externes, une certaine dépendance, cette dépendance n'est point telle que nous ne puissions les modifier. Dans le temps que nous pensons à l'obélisque de la place de la Concorde, il est possible que les fontaines jaillissantes qui s'élèvent à côté avec leurs statues de bronze, les Tuileries, le temple de la Madeleine, les Champs-Elysées se présentent à nous; mais il dépend de nous de changer la scène, de transporter par exemple le monolithe dans le Carrousel, d'imaginer l'effet qu'y produirait ce monument, enfin de le rétablir sur sa base de granit et de l'oublier.

Mais s'il s'agit de la vision, c'est-à-dire du phénomène externe, rien de tout cela ne nous est permis; chaque chose demeure ou semble demeurer à sa place; les sensations sont liées entre elles comme par des anneaux de fer. L'une succède à l'autre, il est impossible de franchir les intermédiaires.

Ainsi l'observation constate l'existence de deux ordres de phénomènes entièrement distincts. Dans le premier tout ou presque tout relève de notre volonté ; rien n'en relève dans le second. Les phénomènes de la première espèce sont liés entre eux; mais les rapport qui les lient se peuvent modifier et se modifient en grande partie selon notre caprice. Nous voyons les seconds dépendre les uns des autres, et ne se

produire que sous des conditions déterminées. — Je ne puis voir si je n'ouvre les volets de ma chambre pour donner passage à la lumière. Les phénomènes volets et vision sont nécessairement unis; remarquez toutefois qu'ils ne le sont pas toujours; j'ouvre mes vclets durant la nuit et je n'y vois point; il faut qu'un nouveau phénomène, un phénomène auxiliaire se produise, à savoir, la lumière artificielle; je ne puis, quoi qu'il en soit, changer cette loi de dépendance.

28. Que faut-il conclure de là? Que les phénomènes indépendants de notre volonté, soumis dans leur existence et dans leurs accidents à des lois que nous ne pouvons changer, ont leur cause hors de nous. Ils ne sont pas nous, puisque nous existons sans eux; ils n'ont point notre volonté pour cause, puisqu'ils se produisent sans son aveu, très souvent contre elle. Ils ne relèvent point les uns des autres dans l'ordre purement interne, puisqu'il arrive fréquemment que, de deux phénomènes qui se sont mille fois succédé, le second cesse tout à coup de se reproduire nalgré la persistance du premier. Ceci me conduit à l'examen d'une hypothèse idéaliste; cet examen me servira, je l'espère, à prouver avec plus de certitude encore la doctrine que je m'efforce d'établir.

CHAPITRE V.

Une hypothèse idéaliste.

29. Si les idéalistes sont dans le vrai, cet enchainement, cette dépendance des phénomènes attribuée aux objets extérieurs, n'existe qu'en nous; partant la causalité n'appartient qu'à nos actes mèmes. Je mets en mouvement un cordon placé sous ma main dans mon cabinet de travail; le bruit d'une sonnette répond à ce mouvement; le même fait s'est produit constamment durant plusieurs années. Le phénomène interne formé de l'ensemble des sensations que nous nommons cordon, et mouvement imprimé à ce cordon, produit ou entraîne un autre phénomène nommé bruit de la sonnette. C'est à l'habitude, ou si l'on veut à je ne sais quelle influence occulte, qu'il faut attribuer le rapport observé entre deux phénomènes dont la succession non interrompue nous fait transporter à l'ordre réel un fait purement fantastique. Voilà l'explication la moins irrationnelle que puissent donner les idéalistes. Quelques observations nous en feront sentir la futilité.

Aujourd'hui, j'imprime au cordon le mouvement accoutumé; chose étrange, la sonnette ne répond point. Pourquoi? le phénomène déterminant a licu, car j'ai conscience de l'acte que nous nommons tirer

le cordon. Je recommence en vain le mouvement; la cloche reste muette. Hier un phénomène produisait l'autre; pourquoi n'en est-il plus de même aujourd'hui? Rien en moi n'est changé; j'éprouve le premier phénomène, avec la même clarté, la même vivacité; pourquoi le second ne se produit-il pas ? L'acte de volonté que j'exerce est efficace comme il l'était naguère; comment se fait-il que cette volonté soit impuissante?

30. Il suit de là deux choses: 1° que le second phénomène ne relevait poiut du premier, considéré comme fait purement interne, puisque ce premier phénomène se produit dans les mêmes conditions que précédemment sans amener le second.

2o Que le second phénomène ne relève point de ma volonté, puisque celle-ci demeure sans résultat, bien qu'elle n'ait rien perdu de son énergie et de sa décision.

On ne peut douter, cependant, que les deux phénomènes n'aient un certain rapport entre eux, puisqu'il résulte, d'une longue observation, que l'un suivait l'autre invariablement. Le hasard ne saurait expliquer cette persistance. Si l'un ne relève point de l'autre, dans l'ordre intérieur, ils doivent avoir, au moins dans l'ordre extérieur, quelque dépendance.

En d'autres termes, et pour nous en tenir au cas présent, la connexion de la première cause avec la seconde, qui produisait le phénomène, a dû s'interrompre, bien que la première ait persévéré. En effet, le tintement ne répondait point au mouvement du

cordon, par la raison toute simple qu'on avait enlevé la sonnette. Ceci se comprend, si l'on admet des causes en dehors de ce que l'on nomme sensation; dans le cas contraire, c'est-à-dire si les sensations ne sont que de simples phénomènes internes, sans rapport avec le monde extérieur, il est impossible de l'expliquer.

31. De ces réflexions il suit :

Que nos sensations consiaérées comme des phénomènes purement internes se divisent en deux classes parfaitement distinctes les unes relevant, les autres indépendantes de notre volonté ; les unes sans liaison entre elles, variables dans leurs rapports au gré de celui qui les éprouve; les autres soumises à certaines conditions que nous ne pouvons ni changer ni détruire.

Que, dans son existence comme dans ses modifications, ce dernier ordre de phénomènes relève de certaines causes qui ne sont pas nous, indépendantes de nous, en dehors de nous. Donc, l'instinct qui nous pousse à rapporter ces sensations à des objets externes est confirmé par la raison; donc, le témoignage des sens peut être admis au tribunal de la philosophie, en tant qu'il affirme la réalité des choses.

L'existence des corps est démontrée en quelque sorte par ce qui précède; il en résulte, en effet, que l'examen philosophique de l'idée que ce mot corps exprime constate l'existence d'une chose distincte de notre être, et dont la présence excite en nous telles ou telles sensations. L'essence des corps nous est in

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