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pierre sur laquelle je fonderai la science. » Ou bien, dédaignant l'analyse et fermant les yeux au jour, fera-t-il entendre cet absurde blasphème : « Tout est un; rien n'existe en dehors de l'unité absolue; je me liens à ce principe et ne veux pas en sortir. » Non, non! telle n'est point la destinée de l'intelligence. Se connaître elle-même, et partant étudier, classer ses facultés, les apprécier selon leur valeur; loin de débuter par des efforts insensés et ridicules contre la nature, prêter aux conseils de la nature une oreille attentive; voilà les devoirs de l'intelligence, voilà son éternel honneur.

Point de philosophie sans philosophes; point de raison sans un ètre raisonnable; donc, la préexistence du moi est une nécessité. Point de raison possible si l'on admet cette contradiction: être et n'être pas en même temps; donc toute raison suppose la vérité du principe de contradiction. Lorsqu'on étudie la raison, c'est la raison qui étudie; la raison a besoin de règles, de lumière; donc, tout examen suppose cette lumière, c'est-à-dire l'évidence, et la légitimité de son criterium. L'homme ne se fait point lui-même ; il se trouve fait; il ne fixe pas les conditions de son être; il les trouve imposées. Ces conditions sont la loi de sa nature pourquoi lutter contre elles? « Outre les préoccupations factices, dit Schelling, il en est de primordiales qui tiennent non à l'éducation, mais à la nature; principes de connaissances pour tous les hommes; écueils pour les libres penseurs. » Pour moi, je ne prétends point m'élever au-dessus de tous

les hommes; je ne veux pas me mettre en lutte avec la nature; si je ne puis être philosophe sans cesser d'être homme, j'abandonne la philosophie et je me range du côté de l'humanité.

FIN DU LIVRE PREMIER.

LIVRE DEUXIÈME.

DES SENSATIONS.

CHAPITRE Ier.

De la sensation en elle-même.

1. La sensation, considérée en elle-même, n'est qu'une simple affection intérieure, mais elle est presque toujours accompagnée d'un jugement plus ou moins explicite, plus ou moins remarqué par celui qui sent et juge. Exemple: Je vois, à portée du regard, deux ornements d'architecture qui me paraissent parfaitement semblables. Distinguons deux choses dans cette sensation.

1° L'affection intérieure que nous appelons voir... En ceci, le doute est impossible. Veille ou sommeil, bon sens ou folie, que les ornements d'architecture soient ou ne soient point semblables, qu'ils existent ou n'existent pas, il n'importe; le phénomène que j'appelle voir se produit en moi.

2o Le jugement par lequel j'affirme, non pas seulement que je suis affecté de cette manière, mais qu'en réalité les deux ornements existent, qu'ils sont placés devant moi, qu'ils sont en relief tous les deux. Ici,

l'erreur est possible. Je dois tenir compte du sommeil, du délire; je puis être trompé par une glace qui réfléchit l'objet d'une certaine manière; je puis être trompé par un jeu d'optique, ou par une peinture habile; enfin, l'un des deux ornements peut être un véritable relief et l'autre une surface plane.

Ainsi, même en admettant l'existence du fait intérieur appelé sensation, il peut arriver :

1° Que l'objet extérieur de cette sensation n'existe pas:

2° Que l'objet existe, mais non à la place qu'on lui assigne;

3° Qu'il soit autre que des ornements d'architecture;

4° Que les ornements soient tous deux des peintures et parlant des surfaces, ou que l'un soit un plan et l'autre un relief.

Que conclure de là? que la simple sensation n'a point un rapport nécessaire avec l'objet externe, puisqu'elle peut exister et que souvent elle existe en effet, sans objet réel.

Cette correspondance entre le subjectif et l'objectif relève du jugement qui suit la sensation, non de la sensation elle-même.

Si les animaux objectivent les sensations comme il est probable, l'instinct supplée en eux au jugement. Il en est de même de l'homme avant qu'il ait acquis l'usage des facultés intellectuelles.

Donc, la sensation considérée en soi ne porte point témoignage; fait purement intérieur, simple

affection sensible. S'il y a eu réellement action d'un objet externe sur nos organes, si cet objet est tel qu'il paraît être, elle n'a pas à le discerner.

2. Supposons que l'animal soit réduit au sens du toucher et que ce sens, loin d'être perfectionné comme dans l'homme, ne réponde qu'à certaines affections de chaleur ou de froid, de sec ou d'humide; que cette sensibilité est loin de la sensibilité humaine! L'une touche encore pour ainsi dire à l'insensible, l'autre s'approche déjà des régions de l'intelligence. La représentation sensible, dans l'homme, est si variée, si étendue, qu'elle reproduit tout un monde et pourrait reproduire une infinité de mondes. L'homme se trouve placé au premier degré de l'échelle, au moins en ce qui tombe sous son observation; mais qui pourrait assigner le plus haut degré possible?

3. Quelque développée, quelque parfaite que nous supposions la sensibilité, cette faculté reste bien loin. de l'intelligence; admettons, pour les facultés sensitives, une perfectibilité indéfinie, elles ne s'élèveraient point à la sphère de l'intelligence proprement dite; leur perfectibilité serait d'un ordre différent, mais ne se confondrait jamais avec celle des êtres intellectuels. La différence tient à la nature même des choses; abîme que rien ne peut combler. Perfectionnez une couleur à l'infini, elle ne deviendra jamais une saveur, un son, une odeur. La perfectibilité est circonscrite à l'ordre respectif des êtres. Donc, la sensation ne saurait devenir intelligence.

Cette observation réfute une des plus funestes er

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