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connaissent pas la puissance de la nature. En dehors de cette base, la raison ne peut rien; il lui faut un point d'appui. Avec un point d'appui, Archimède offrait de soulever le monde; sans point d'appui, le levier le plus puissant ne remuerait pas un atome'.

CHAPITRE III.

Deux certitudes : certitude du genre humain, certitude philosophique.

16. La certitude n'est pas le produit de la réflexion; développement spontané de la nature de l'homme, elle est inhérente à l'exercice de ses facultés intellectuelles et sensibles. Ces facultés ne se peuvent passer de la certitude; elle est leur raison d'agir. Voilà pourquoi nous la possédons d'instinct et sans réflexion, jouissant de ce don du créateur comme de tant d'autres bienfaits qui accompagnent l'existence.

Il est donc indispensable de distinguer entre la certitude du genre humain et la certitude philosophique, bien qu'à vrai dire on ne comprenne pas trop ce que pourrait valoir une certitude humaine en lutte avec la certitude du genre humain.

17. Nous l'osons affirmer: à part quelques instants donnés à l'étude des bases de nos connaissances, le philosophe lui-même se range à l'opinion du commun

Voyez la note II à la fin du volume.

des hommes en ce qui touche à la certitude. Les discussions subtiles auxquelles il s'est livré ne laissent pas la moindre trace dans son esprit. Il s'étonne de voir que son doute prétendu n'était qu'une pure fiction. Que si, même durant ses méditations les plus empreintes de scepticisme, il en vient à s'interroger, il se trouve aussi certain que l'homme le plus inculte, de ses actes internes, de l'existence de son corps, de l'existence du monde des corps et de mille autres vérités qui constituent le capital des 'connaissances nécessaires dans la pratique de la vie.

Interrogez l'enfant, comme l'homme mûr, comme le vieillard, sur la certitude qu'ils ont de leur propre existence, de leurs actes internes et externes, sur l'existence de leurs parents, de leurs amis, du lieu où ils résident, vous ne verrez point une ombre d'hésitation. Enfants, vieillards, hommes faits, tous vous répondront de même; et, si les questions philosophiques qui nous occupent sont étrangères à vos interlocuteurs, leur regard étonné vous dira leur pensée un homme sérieux s'enquérir de choses si claires!

18. Comme le mode selon lequel se développent les facultés sensitives, intellectuelles et morales d'un enfant nous est inconnu, nous ne pouvons démontrer à priori, par l'analyse des opérations de son esprit, que la certitude se forme sans le secours de la réflexion; mais cette démonstration nous sera fournie par l'exercice même de ces facultés, lorsqu'elles ont atteint leur développement.

C'est un fait d'observation, que les facultés de l'enfant agissent habituellement en un sens direct, spontané et non réfléchi: preuve manifeste qu'elles se développent en ce sens, et non par réflexion.

S'il était l'œuvre de la réflexion, le développement primitif supposerait la faculté de réfléchir portée à un très haut degré; or, il n'en est point ainsi, peu d'hommes sont doués de cette force et chez la plupart elle est à peu près nulle; on ne l'acquiert que par un travail opiniâtre. Que d'efforts pour passer de la connaissance directe ou intuitive à la connaissance réfléchie!

19. Appelez l'attention d'un enfant sur un objet quelconque, il le perçoit; mais appelez son attention sur la perception même, son entendement se trouble; il ne peut vous suivre.

Il s'agit, par exemple, des premiers éléments de la géométrie.

Voyez-vous cette figure terminée par trois lignes! C'est un triangle. Les lignes se nomment côtés, et les points où ces lignes se réunissent se nomment sommets des angles.

Cette figure terminée par quatre lignes est un quadrilatère; il a, comme le triangle, ses côtés et ses sommets. Un quadrilatère peut-il être un triangle, et vice versa.- Non. Jamais? - Jamais. -Et pourquoi? - Ici quatre côtés; là trois; comment seraient-ils une même chose? - Qui sait? vous le voyez ainsi, vous; mais.... Mais comment ne le

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-

voyez-vous pas ? Ceci est trois, ceci quatre; quatre n'est pas la même chose que trois.

Tourmentez l'entendement de cet enfant tant qu'il vous plaira, vous ne le ferez point sortir de son thème; vous observerez que sa perception et sa raison agissent toujours en sens direct, c'est-à-dire en se fixant sur l'objet; mais vous n'obtiendrez jamais que, de lui-même, il ramène son attention sur ses actes internes, qu'il pense sa pensée, qu'il comhine des idées réfléchies, qu'il y cherche la certitude de son jugement.

20. Ceci nous mène à signaler une erreur capitale dans l'enseignement de l'art de penser. On assujettit, dès le début, une intelligence à peine formée à ce que la science offre de plus difficile, la réflexion. C'est aussi sage que de commencer le développement physique d'un enfant par les exercices les plus violents de la gymnastique. Le développement scientifique de l'homme doit être calqué sur son développement naturel; celui-ci est dans le sens direct, non dans le sens réfléchi.

21. Autre exemple tiré de l'exercice des sens. Un enfant vous dit: entendez-vous cette musique? - Quelle musique? Vous n'entendez donc pas ?Dites que vous croyez entendre. Mais je l'entends. Comment le savez-vous? C'est que je l'en

tends....

-

Je l'entends! Vous n'obtiendrez jamais qu'il hésite ou qu'il ait recours à un acte réfléchi, pas même pour se délivrer de vos importunités. « Je l'entends;

ne l'entendez-vous pas? » Il ne sait rien de plus, et toute votre philosophie n'égalera jamais la force irrésistible de la sensation qui lui fait dire sans crainte: « J'entends une musique; elle existe; pour en douter il faut avoir perdu l'ouïe. »

22. Si les facultés de l'enfant se développaient dans une alternative d'actes directs et d'actes réfléchis; si, pendant qu'il forme sa certitude sur les choses humaines, sa pensée allait au delà des choses mêmes, il est évident qu'une répétition d'actes de ce genre laisserait des traces dans son esprit. Pressé de rendre compte de ses raisons de croire, il saurait remettre en œuvre les moyens employés déjà. Il saurait se détacher de l'objet présent, de l'impression présente, et, se repliant en lui-même, recueilli au fond de son entendement, pensant à propos de sa pensée, il serait en état de résoudre, en ce sens, les difficultés proposées. Mais rien de tel n'a lieu; donc, point d'actes réfléchis; ce qui prouve que l'enfant n'a que des perceptions accompagnées de la certitude intime de ces perceptions; tout cela d'une façon confuse, instinctive, sans rien qui rappelle ce que nous nommons réflexion philosophique.

23. Il en est, ici, de l'homme fait, quelle que soit la clarté, la pénétration de son intelligence, comme de l'enfant. S'il est étranger aux études philosophiques, vous recevrez, aux mêmes questions, à peu près les mêmes réponses. L'expérience prouve, encore mieux que tous les raisonnements, que nul n'acquiert la certitude par un acte réfléchi.

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