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reconnu. Il entrait dans les vues du Créateur que l'homme pût être raisonnable, même avant de raisonner; qu'il pût se conduire avec prudence, même alors que le temps lui manque d'examiner les raisons d'être prudent.

156. Cet instinct de l'intelligence s'applique à tout un ordre de faits très nombreux et très divers; il est à la fois et le guide et le bouclier de la raison; le guide, car il la précède et lui montre le chemin du vrai; le bouclier, car il la met à couvert de ses propres subtilités, en forçant le sophisme à se taire devant le

sens commun.

157. C'est en vertu de cet instinct que l'autorité du témoignage des hommes entraîne notre assentiment; et l'on sait combien cet assentiment importe, tant à l'individu qu'à la société. L'homme croit à l'homme, il croit au témoignage avant d'avoir réfléchi sur les motifs de sa foi; peu étudient les motifs d'y croire, et la foi est universelle.

Observez qu'il ne s'agit point, ici, de savoir si l'instinct intellectuel nous trompe quelquefois, dans quel cas il nous trompe, et pourquoi. Je ne prétends qu'une chose, constater son existence. Mais que l'on me permette cette seule remarque: une règle participe toujours de celui qui l'applique, et l'homme est faillible; vous ne sauriez trouver en lui le bien sans mélange, et vous y cherchez la vérité sans mélange.

158. Nous n'objectivons les sensations qu'en vertu d'un instinct irrésistible. Rien de plus certain, rien

de plus évident aux yeux de la philosophie que la subjectivité des sensations; les sensations sont des phénomènes immanents, phénomènes intimes qui ne vont point hors de nous. Et cependant, tout homme, le genre humain tout entier, conclut du subjectif à l'objectif, de l'interne à l'externe, du phénomène à la réalité. Nous franchissons un abîme à notre insu. Lorsque les plus éminents philosophes ont épuisé leur génie à la recherche du gué qui réunit les deux rives, lorsque les plus vigoureux esprits, à bout d'efforts, ont dit résolûment: il n'existe pas, serait-il donné au commun des hommes de le découvrir au début de la vie? Non; le raisonnement n'a rien à voir ici : Donc, il existe un instinct en vertu duquel nous croyons, d'une certitude invincible, à la vérité de certaines propositions inaccessibles à la philosophie.

159. Est-il raisonnable, lorsqu'on veut étudier l'homme, d'isoler ses facultés, de mutiler, de défigurer l'esprit pour apprendre à le connaître. S'il est un fait, un principe fondamental en psychologie, c'est la multiplicité des actes et des facultés de notre âme, malgré sa simplicité attestée par la conscience.

L'homme est régi, comme l'univers, par un ensemble de lois dont les effets se développent simultanément, avec une régularité pleine d'harmonie; séparer ces lois, c'est les mettre en opposition; comme il n'est donné à aucune d'elles de produire son effet isolément, leur demander d'agir seules, c'est remplacer l'accord par la confusion et le désordre. Soumettez le monde à la seule loi de la gravitation; au

lieu de ce nombre infini de systèmes et de soleils qui charment nos regards dans l'immensité du firmament, vous n'aurez qu'une masse unique, incommensurable, informe. Livrez l'univers à la force de projection toute seule, les corps se décomposeront en atomes imperceptibles; vous les verrez s'évanouir, aussi légers que l'éther, dans l'espace infini1.

CHAPITRE XVI.

Confusion d'idées dans les discussions sur le principe fondamental.

160. Il n'existe point de premier principe, ou plutôt il n'existe point de principe qui jouisse exclusivement du privilége d'être le premier; mais il en existe plusieurs auxquels on peut donner ce nom, soit parce que dans l'ordre des faits ordinaires ou dans l'ordre scientifique ils servent de fondement à nos connaissances, soit parce qu'ils ne s'appuient eux-mêmes sur aucun autre principe. On a coutume d'avertir, dans les écoles, qu'il ne s'agit point ici d'une vérité source de toutes les autres vérités, mais d'un axiome qui leur puisse servir, au moins indirectement, de point d'appui, de telle sorte que ce point d'appui venant à manquer, toute vérité s'écroule; d'où il suit que, cet axiome une fois admis, il devient possible, par un raisonnement ad absurdum, de ramener au vrai 1 Voyez la note XV à la fin du volume.

quiconque s'en éloigne, et de prouver qu'on ne saurait refuser d'admettre les autres principes, sans aller contre la vérité précédemment reconnue.

On a beaucoup disputé pour savoir lequel, entre tel ou tel principe, méritait le premier rang ou la préférence; véritable confusion d'idées. Il eût fallu ne point confondre des témoignages aussi distincts que ceux de la conscience, de l'évidence et du sens

commun.

Voici les trois principes sur lesquels les écoles se sont partagées celui de Descartes, « Je pense, donc j'existe; » le principe de contradiction: Il est impossible qu'une chose soit et ne soit pas en même temps; » et celui que l'on nomme principe des cartésiens : « Ce qui est contenu dans l'idée claire et distincte d'une chose se peut affirmer de cette chose avec certitude. » Tous trois appuyés sur des raisons puissantes, tous trois concluants contre leurs adversaires, attendu le terrain sur lequel la question se trouvait posée.

Si vous n'avez la certitude de votre pensée, disent les partisans de Descartes, vous ne pouvez affirmer ni le principe de contradiction, ni même le criterium de l'évidence; pour savoir, il faut penser; quiconque affirme ou nie, pense; si l'on ne suppose la pensée, l'affirmation comme la négation sont impossibles; admettez la pensée, vous avez un point d'appui ; ce point d'appui, nous le trouvons en nousmêmes, attesté par le sens intime, et nous imposant la certitude de son existence avec une force irrésistible. Le fondement une fois établi, l'édifice s'élève

comme par enchantement. L'homme n'a pas besoin de sortir de sa propre pensée; là est la flamme qui éclaire toute vérité; marchons à sa lumière; attachons à son foyer immobile le fil mystérieux qui doit nous guider dans le labyrinthe de la science. Ainsi, notre principe est le premier; il se soutient en vertu d'une force qui lui est propre ; et cette force, il la communique à tous les autres principes dont il est l'inébranlable fondement.

Ce langage est raisonnable, on ne peut le nier. Mais écoutons un défenseur du principe de contradiction; peut-être notre confiance sera-t-elle ébranlée.

« Si vous n'admettez qu'il est impossible qu'une chose soit et ne soit pas en même temps, il sera possible, qu'en un même temps, vous pensiez et ne pensiez point. Donc, votre affirmation, « je pense, » ne renferme aucun sens, car on peut la faire suivre immédiatement de celle-ci : « Je ne pense pas, » et dans ce cas, la conséquence, j'existe, cesse d'être logique. En effet, même en admettant la légitimité du principe,« je pense, donc j'existe,» si cette prémisse, je ne pense pas, m'est connue comme possible, il n'y aura pas de conclusion. Nous pouvons raisonner de même à l'égard du principe cartésien. Si l'être et le non être sont possibles simultanément, une idée pourrait être à la fois claire et obscure, distincte et confuse; un attribut pourrait être et n'être point contenu dans son sujet; il pourrait y avoir à la fois certitude et incertitude, affirmation et négation; or qui l'oserait dire? »

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