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La flamme ne subsiste point sans l'air : donc, pour connoitre l'un, il faut connoître l'autre.

Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiatement et immédiatement, et toutes s'entretenant par un lien naturel, et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connoître les parties sans connoître le tout, non plus que de connoître le tout sans connoître en détail les parties.

Et ce qui achève peut-être notre impuissance à connoître les choses, c'est qu'elles sont simples en elles-mêmes, et que nous sommes composés de deux natures opposées et de divers genres, d'ame et de corps: car il est impossible que la partie qui raisonne en nous soit autre que spirituelle; et quand on prétendroit que nous fussions simplement corporels, cela nous excluroit bien davantage de la connoissance des choses, n'y ayant rien de si inconcevable que de dire que la matière puisse se connoître soimême.

C'est cette composition d'esprit et de corps qui a fait que presque tous les philosophes ont confondu les idées des choses, et attribué aux corps ce qui n'appartient qu'aux esprits, et aux esprits ce qui ne peut convenir qu'aux corps; car ils disent hardiment que les corps tendent en bas, qu'ils aspirent à leur centre, qu'ils fuient leur destruction, qu'ils craignent le vide; qu'ils ont des inclinations, des sympathies, des antipathies, qui sont toutes choses qui n'appartiennent qu'aux esprits. Et en parlant des esprits, ils les considèrent comme en un lieu, et leur attribuent le mouvement d'une place à une autre, qui sont des choses qui n'appartiennent qu'aux corps, etc.

Au lieu de recevoir les idées des choses en nous, nous teignons des qualités de notre être composé toutes les choses simples que nous contemplons.

Qui ne croiroit, à nous voir composer toutes choses d'esprit et de corps, que ce mélange-là nous seroit bien compréhensible? C'est néanmoins la chose que l'on comprend le moins. L'homme est à lui-même le plus prodigieux objet de la nature; car il ne peut concevoir ce que c'est que corps, et encore moins ce que c'est qu'esprit, et moins qu'aucune chose comment un corps peut être uni avec un esprit. C'est là le comble de ses difficultés, et cependant c'est son propre être Modus quo corporibus ad

hæret spiritus comprehendi ab hominibus non potest; et hoc tamen homo est.

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XXVII.

L'homme n'est donc qu'un sujet plein d'erreurs, ineffaçables sans la grace. Rien ne lui montre la vérité tout l'abuse. Les deux principes de vérité, la raison et les sens, outre qu'ils manquent souvent de sincérité, s'abusent réciproquement l'un l'autre. Les sens abusent la raison par de fausses apparences; et cette même piperie qu'ils lui apportent, ils la reçoivent d'elle à leur tour elle s'en revanche. Les passions de l'ame troublent les sens, et leur font des impressions fâcheuses: ils mentent, et se trompent à l'envi.

ARTICLE VII.

MISÈRE DE L'HOMME.

I.

Rien n'est plus capable de nous faire entrer dans la connoissance de la misère des hommes que de considérer la cause véritable de l'agitation perpétuelle dans laquelle ils passent leur vie.

L'ame est jetée dans le corps pour y faire un séjour de peu de durée. Elle sait que ce n'est qu'un passage à un voyage éternel, et qu'elle n'a que le peu de temps que dure la vie pour s'y préparer. Les nécessités de la nature lui en ravissent une très grande partie. Il ne lui en reste que très peu dont elle puisse disposer. Mais ce peu qui lui reste l'incommode si fort et l'embarrasse si étrangement, qu'elle ne songe qu'à le perdre. Ce lui est une peine insupportable d'être obligée de vivre avec soi, et de penser à soi. Ainsi tout son soin est de s'oublier soi-même, et de laisser couler ce temps si court et si précieux sans réflexion, en s'occupant des choses qui l'empêchent d'y penser.

C'est l'origine de toutes les occupations tumultuaires des hommes, et de tout ce qu'on appelle divertissement ou passetemps, dans lesquels on n'a, en effet, pour but que d'y laisser passer le temps sans le sentir, ou plutôt sans se sentir soi-même, et d'éviter, en perdant cette partie de la vie, l'amertume et le dégoût intérieur qui accompagneroit nécessairement l'attention que l'on feroit sur soi-même durant ce temps-là. L'ame ne trouve rien en elle qui la contente; elle n'y voit rien qui ne l'afflige quand elle y pense. C'est ce qui la contraint de se répandre au dehors,

et de chercher dans l'application aux choses extérieures à perdre le souvenir de son état véritable. Sa joie consiste dans cet oubli, et il suffit, pour la rendre misérable, de l'obliger de se voir et d'être avec soi.

On charge les hommes, dès l'enfance, du soin de leur honneur, de leurs biens, et même du bien et de l'honneur de leurs parents et de leurs amis. On les accable de l'étude des langues, des sciences, des exercices et des arts. On les charge d'affaires : on leur fait entendre qu'ils ne sauroient être heureux s'ils ne font en sorte, par leur industrie et par leur soin, que leur fortune et leur honneur, et même la fortune et l'honneur de leurs amis, soient en bon état, et qu'une seule de ces choses qui manque les rend malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux. Que pourroit-on faire de mieux pour les rendre malheureux? Demandez-vous ce qu'on pourroit faire? II ne faudroit que leur ôter tous ces soins : car alors ils se verroient, et ils penseroient à eux-mêmes; et c'est ce qui leur est insupportable. Aussi, après s'être chargés de tant d'affaires, s'ils ont quelque temps de relâche, ils tâchent encore de le perdre à quelque divertissement qui les occupe tout entiers et les dérobe à euxmêmes.

C'est pourquoi, quand je me suis mis à considérer les diverses agitations des hommes, les périls et les peines où ils s'exposent, à la cour, à la guerre, dans la poursuite de leurs prétentions ambitieuses, d'où naissent tant de querelles, de passions et d'entreprises périlleuses et funestes, j'ai souvent dit que tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas se tenir en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de biens pour vivre, s'il savoit demeurer chez soi, n'en sortiroit que pour aller sur la mer, ou au siége d'une place; et si on ne cherchoit simplement qu'à vivre, on auroit peu de besoin de ces occupations si dangereuses.

Mais quand j'y ai regardé de plus près, j'ai trouvé que cet éloignement que les hommes ont du repos, et de demeurer avec eux-mêmes, vient d'une cause bien effective, c'est-à-dire du malheur naturel de notre condition foible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque rien ne nous empêche d'y penser, et que nous ne voyons que nous.

Je ne parle que de ceux qui se regardent sans aucune vue de religion. Car il est vrai que c'est une des merveilles de la religion

chrétienne de réconcilier l'homme avec soi-même, en le réconciliant avec Dieu; de lui rendre la vue de soi-même supportable, et de faire que la solitude et le repos soient plus agréables à plusieurs que l'agitation et le commerce des hommes. Aussi n'est-ce pas en arrêtant l'homme dans lui-même qu'elle produit tous ces effets merveilleux. Ce n'est qu'en le portant jusqu'à Dieu, et en le soutenant dans le sentiment de ses misères par l'espérance d'une autre vie qui doit entièrement l'en délivrer.

Mais pour ceux qui n'agissent que par les mouvements qu'ils trouvent en eux et dans leur nature, il est impossible qu'ils subsistent dans ce repos, qui leur donne lieu de se considérer et de se voir, sans être incontinent attaqués de chagrin et de tristesse. L'homme qui n'aime que soi ne hait rien tant que d'être seul avec soi. Il ne recherche rien que pour soi, et ne fuit rien tant que soi; parceque, quand il se voit, il ne se voit pas tel qu'il se desire, et qu'il trouve en soi-même un amas de misères inévitables, et un vide de biens réels et solides qu'il est incapable de remplir.

Qu'on choisisse telle condition qu'on voudra, et qu'on y assemble tous les biens et toutes les satisfactions qui semblent pouvoir contenter un homme si celui qu'on aura mis en cet état est sans occupation et sans divertissement, et qu'on le laisse faire réflexion sur ce qu'il est, cette félicité languissante ne le soutiendra pas; il tombera par nécessité dans les vues affligeantes de l'avenir et si on ne l'occupe hors de lui, le voilà nécessairement malheureux.

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La dignité royale n'est-elle pas assez grande d'elle-même pour rendre celui qui la possède heureux par la seule vue de ce qu'il est? Faudra-t-il encore le divertir de cette pensée, comme les gens du commun? Je vois bien que c'est rendre un homme heureux que de le détourner de la vue de ses misères domestiques, pour remplir toute sa pensée du soin de bien danser. Mais en sera-t-il de même d'un roi? et sera-t-il plus heureux en s'attachant à ces vains amusements qu'à la vue de sa grandeur? Quel objet plus satisfaisant pourroit-on donner à son esprit? Ne seroit-ce pas faire tort à sa joie d'occuper son ame à penser, à ajuster ses pas à la cadence d'un air, ou à placer adroitement une balle, au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation de la gloire majestueuse qui l'environne? Qu'on en fasse l'épreuve; qu'on laisse un roi tout seul sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l'esprit, sans compagnie, penser à soi tout à loisir; et l'on

verra qu'un roi qui se voit est un homme plein de misères, et qui les ressent comme un autre. Aussi on évite cela soigneusement, et il ne manque jamais d'y avoir auprès des personnes des rois un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement aux affaires, et qui observent tout le temps de leur loisir pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu'il n'y ait point de vide; c'est-à-dire qu'ils sont environnés de personnes qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le roi ne soit seul et en état de penser à soi, sachant qu'il sera malheureux, tout roi qu'il est, s'il y pense.

Aussi la principale chose qui soutient les hommes dans les grandes charges, d'ailleurs si pénibles, c'est qu'ils sont sans cesse détournés de penser à eux.

Prenez-y garde. Qu'est-ce autre chose d'être surintendant, chancelier, premier président, que d'avoir un grand nombre de gens qui viennent de tous côtés pour ne pas leur laisser une heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmes? Et quand ils sont dans la disgrace, et qu'on les envoie à leurs maisons de campagne, où ils ne manquent ni de biens, ni de domestiques pour les assister en leurs besoins, ils ne laissent pas d'être misérables, parceque personne ne les empêche plus de songer à eux.

De là vient que tant de personnes se plaisent au jeu, à la chasse, et aux autres divertissements qui occupent toute leur ame. Ce n'est pas qu'il y ait, en effet, du bonheur dans ce que l'on peut acquérir par le moyen de ces jeux, ni qu'on s'imagine que la vraie béatitude soit dans l'argent qu'on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre que l'on court. On n'en voudroit pas s'il étoit offert. Ce n'est pas cet usage mou et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition, qu'on recherche, mais le tracas qui nous détourne d'y penser.

De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le tumulte du monde, que la prison est un supplice si horrible, et qu'il y a si peu de personnes qui soient capables de souffrir la solitude.

Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et ceux qui s'amusent simplement à montrer la vanité et la bassesse des divertissements des hommes connoissent bien, à la vérité, une partie de leurs misères; car c'en est une bien grande que de pouvoir prendre plaisir à des choses si basses et si méprisables mais ils n'en connoissent pas le fond, qui leur rend ces misères même nécessaires, tant qu'ils ne sont pas guéris

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