Page images
PDF
EPUB

quelques années, le jetèrent dans des incommodités qui ne l'ont plus quitté; de sorte qu'il nous disoit quelquefois que depuis l'âge de dixhuit ans il n'avoit pas passé un jour sans douleur. Ces incommodités néanmoins n'étant pas toujours dans une égale violence, dès qu'il avoit un peu de relâche, son esprit se portoit incontinent à chercher quelque chose de nouveau.

Ce fut dans ce temps-là et à l'âge de vingt-trois ans qu'ayant vu l'expérience de Toricelli, il inventa ensuite et exécuta les autres expériences qu'on nomme ses expériences: celle du vide, qui prouvoit si clairement que tous les effets qu'on avoit attribués jusque-là à l'horreur du vide sont causés par la pesanteur de l'air'. Cette occupation fut la dernière où il appliqua son esprit pour les sciences humaines; et quoiqu'il ait inventé la roulette après, cela ne contredit point à ce que je dis; car il la trouva sans y penser, et d'une manière qui fait bien voir qu'il n'y avoit pas d'application, comme je dirai dans son lieu.

Immédiatement après cette expérience. et lorsqu'il n'avoit pas encore vingt-quatre ans, la providence de Dieu ayant fait naître une occasion qui l'obligea de lire des écrits de piété, Dieu l'éclaira de telle sorte par cette lecture, qu'il comprit parfaitement que la religion chrétienne nous oblige à ne vivre que pour Dieu, et à n'avoir point d'autre objet que lui; et cette vérité lui parut si évidente, si nécessaire et si utile, qu'elle termina toutes ses recherches: de sorte que dès ce tempslà il renonça à toutes les autres connoissances pour s'appliquer unique, ment à l'unique chose que Jésus-Christ appelle nécessaire.

Havoit été jusqu'alors préservé par une protection de Dieu particulière de tous les vices de la jeunesse ; et, ce qui est encore plus étrange à un esprit de cette trempe et de ce caractère, il ne s'étoit jamais porté au libertinage pour ce qui regarde la religion, ayant toujours borné sa curiosité aux choses naturelles. Il m'a dit plusieurs fois qu'il joignoit cette obligation à toutes les autres qu'il avoit à mon père, qui, ayant lui-même un très grand respect pour la religion, le lui avoit inspiré dès l'enfance, lui donnant pour maximes que tout ce qui est l'objet de la foi ne le sauroit être de la raison, et beaucoup moins y être soumis. Ces maximes, qui lui étoient souvent réitérées par un père pour qui

* La pesanteur de l'air fut démontrée par l'ingénieuse expérience du baromètre, sur le Puy-de-Dôme, expérience faite le 19 septembre 1648. Baillet accuse Pascal d'ingratitude envers Descartes, et même de plagiat, à propos de cette expérience; mais Baillet a tort, ce qui lui arrive assez souvent. Voici, en quelques mots, toute l'histoire de cette découverte. Galilée soupçonne la pesanteur de l'air, et le premier nie l'horreur du vide; Toricelli conjecture qu'elle produit la suspension de l'eau dans les pompes à une élévation de trente-deux pieds; enfin Pascal convertit toutes les conjectures en démonstration, en imaginant l'expérience du Puy-de-Dôme, moyen neuf et décisif, qui ne laissa plus aucun doute sur la pesanteur de l'air. Les deux traités de Pascal sur l'Equilibre des liqueurs et sur la Pesanteur de la masse de l'air furent achevés en l'année 1653; mais ils ne furent imprimés pour la première fois qu'en 1665. un an après la mort de l'auteur. (A. M.)

il avoit une très grande estime, et en qui il voyoit une grande science accompagnée d'un raisonnement fort net et fort puissant, faisoient une si grande impression sur son esprit, que, quelques discours qu'il entendit faire aux libertins, il n'en étoit nullement ému ; et quoiqu'il fût fort jeune, il les regardoit comme des gens qui étoient dans ce faux principe, que la raison humaine est au-dessus de toutes choses, et qui ne connoissent pas la nature de la foi; et ainsi cet esprit si grand, si vaste et si rempli de curiosités, qui cherchoit avec tant de soin la cause et la raison de tout, étoit en même temps soumis à toutes les choses de la religion comme un enfant ; et cette simplicité a régné en lui toute sa vie : de sorte que depuis même qu'il se résolut de ne plus faire d'autre étude que celle de la religion, il ne s'est jamais appliqué aux questions curieuses de la théologie, et il a mis toute la force de son esprit à connoître et à pratiquer la perfection de la morale chrétienne, à laquelle il a consacré tous les talents que Dieu lui avoit donnés, n'ayant fait autre chose dans tout le reste de sa vie que méditer la loi de Dieu jour et nuit.

Mais quoiqu'il n'eût pas fait une étude particulière de la scolastique, il n'ignoroit pourtant pas les décisions de l'Eglise contre les hérésies qui ont été inventées par la subtilité de l'esprit ; et c'est contre ces sortes de recherches qu'il étoit le plus animé, et Dieu lui donna dès ce tempslà une occasion de faire paroître le zèle qu'il avoit pour la religion.

Il étoit alors à Rouen, où mon père étoit employé pour le service du roi, et il y avoit aussi en ce même temps un homme qui enseignoit une nouvelle philosophie qui attiroit tous les curieux. Mon frère, ayant été pressé d'y aller par deux jeunes hommies de ses amis, y fut avec eux mais ils furent bien surpris, dans l'entretien qu'ils eurent avec cet homme, qu'en leur débitant les principes de sa philosophie, il en tiroit des conséquences sur des points de foi contraires aux décisions de l'Église. Il prouvoit par ses raisonnements que le corps de JésusChrist n'étoit pas formé du sang de la sainte Vierge, mais d'une autre matière créée exprès, et plusieurs autres choses semblables. Ils voulurent le contredire; mais il demeura ferme dans ce sentiment. De sorte qu'ayant considéré entre eux le danger qu'il y avoit de laisser la liberté d'instruire la jeunesse à un homme qui avoit des sentiments erronés, ils résolurent de l'avertir premièrement, et puis de le dénoncer s'il résistoit à l'avis qu'on lui donnoit. La chose arriva ainsi, car il méprisa cet avis; de sorte qu'ils crurent qu'il étoit de leur devoir de le dénoncer à M. du Bellay, qui faisoit pour lors les fonctions épiscopales dans le diocèse de Rouen, par commission de M. l'archevêque. M. du Bellay envoya quérir cet homme, et, l'ayant interrogé, il fut trompé par une confession de foi équivoque qu'il lui écrivit et signa de sa main, faisant d'ailleurs peu de cas d'un avis de cette importance qui lui étoit donné par trois jeunes hommes.

Cependant aussitôt qu'ils virent cette confession de foi, ils connurent ce défaut; ce qui les obligea d'aller trouver à Gaillon M. l'archevêque de Rouen, qui, ayant examiné toutes ces choses, les trouva si importantes, qu'il écrivit une patente à son conseil, et donna un ordre exprès à M. du Bellay de faire rétracter cet homme sur tous les points dont il étoit accusé, et de ne recevoir rien de lui que par la communication de ceux qui l'avoient dénoncé. La chose fut exécutée ainsi, et il comparut dans le conseil de M. l'archevêque, et renonça à tous ses sentiments: et on peut dire que ce fut sincèrement; car il n'a jamais témoigné de fiel contre ceux qui lui avoient causé cette affaire : ce qui fait croire qu'il étoit lui-même trompé par les fausses conclusions qu'il tiroit de ses faux principes. Aussi étoit-il bien certain qu'on n'avoit eu en cela aucun dessein de lui nuire, ni d'autre vue que de le détromper par lui-même, et l'empêcher de séduire les jeunes gens qui n'eussent pas été capables de discerner le vrai d'avec le faux dans des questions si subtiles. Ainsi cette affaire se termina doucement; et mon frère continuant de chercher de plus en plus le moyen de plaire à Dieu, cet amour de la profession chrétienne s'enflamma de telle sorte dès l'âge de vingt-quatre ans, qu'il se répandoit sur toute sa maison. Mon père même, n'ayant pas de honte de se rendre aux enseignements de son fils, embrassa pour lors une manière de vie plus exacte par la pratique continuelle des vertus jusqu'à sa mort, qui a été tout-à-fait chrétienne; et ma sœur, qui avoit des talents d'esprit tout extraordinaires, et qui étoit dès son enfance dans une réputation où peu de filles parviennent, fut tellement touchée des discours de mon frère, qu'elle se résolut de renoncer à tous ces avantages qu'elle avoit tant aimés jusqu'alors, pour se consacrer à Dieu tout entière, comme elle a fait depuis, s'étant fait religieuse1 dans une maison très sainte et très austère, où elle a fait un si bon usage des perfections dont Dieu l'avoit ornée, qu'on l'a trouvée digne des emplois les plus difficiles, dont elle s'est toujours acquittée avec toute la fidélité imaginable, et où elle est morte saintement le 4 octobre 1661, âgée de trente-six ans.

Cependant mon frère, de qui Dieu se servoit pour opérer tous ces biens, étoit travaillé par des maladies continuelles et qui alloient toujours en augmentant. Mais comme alors il ne connoissoit pas d'autre science que la perfection, il trouvoit une grande différence entre cellelà et celle qui avoit occupé son esprit jusqu'alors; car au lieu que ses indispositions retardoient le progrès des autres, celle-ci au contraire le perfectionnoit dans ces mêmes indispositions par la patience admirable avec laquelle il les souffroit. Je me contenterai, pour le faire voir, d'en rapporter un exemple.

Il avoit entre autres incommodités celle de ne pouvoir rien avaler de liquide, à moins qu'il ne fût chaud; encore ne le pouvoit-il faire que A Port-Royal.

goutte à goutte mais comme il avoit outre cela une douleur de tète insupportable, une chaleur d'entrailles excessive et beaucoup d'autres maux, les médecins lui ordonnèrent de se purger de deux jours l'un durant trois mois; de sorte qu'il fallut prendre toutes ces médecines, et pour cela les faire chauffer et les avaler goutte à goutte : ce qui étoit un véritable supplice, et qui faisoit mal au cœur à tous ceux qui étoient auprès de lui, sans qu'il s'en soit jamais plaint.

La continuation de ces remèdes, avec d'autres qu'on lui fit pratiquer, lui apportèrent quelque soulagement, mais non pas une santé parfaite; de sorte que les médecins crurent que pour la rétablir entièrement il falloit qu'il quittât toute sorte d'application d'esprit, et qu'il cherchât autant qu'il pourroit les occasions de se divertir. Mon frère eut quelque peine à se rendre à ce conseil, parcequ'il y voyoit du danger; mais enfin il le suivit, croyant être obligé de faire tout ce qui lui seroit possible pour remettre sa santé, et il s'imagina que les divertissements honnêtes ne pourroient pas lui nuire; et ainsi il se mit dans le monde. Mais quoique par la miséricorde de Dieu il se soit toujours exempté des vices, néanmoins, comme Dieu l'appeloit à une plus grande perfection, il ne voulut pas l'y laisser, et il se servit de ma sœur pour ce dessein, comme il s'étoit autrefois sevi de mon frère lorsqu'il avoit voulu retirer ma sœur des engagements où elle étoit dans le monde.

Elle étoit alors religieuse, et elle menoit une vie si sainte, qu'elle édifioit toute la maison: étant en cet état, elle eut de la peine de voir que celui à qui elle étoit redevable, après Dieu, des graces dont elle jouissoit, ne fût pas dans la possession de ces graces; et comme mon frère la voyoit souvent, elle lui en parloit souvent aussi, et enfin elle le fit avec tant de force et de douceur, qu'elle lui persuada ce qu'il lui avoit persuadé le premier, de quitter absolument le monde ; en sorte qu'il se résolut de quitter tout-à-fait toutes les conversations du monde, et de retrancher toutes les inutilités de la vie au péril même de sa santé, parcequ'il crut que le salut étoit préférable à toutes choses.

Il avoit pour lors trente ans, et il étoit toujours infirme; et c'est depuis ce temps-là qu'il a embrassé la manière de vivre où il a été jusqu'à la mort'.

Pour parvenir à ce dessein et rompre toutes ses habitudes, il changea

Il y a ici une assez longue lacune; madame Périer ne parle ni des Provinciales, qui parurent trois ans plus tard, en 1656, ni des questions proposées à Pascal par Fermat, et discutées dans les lettres de ces deux grands géomètres, et qui avoient produit en 1634 le Traité du Triangle arithmétique, ouvrage très court, mais plein d'originalité et de génie. Les problèmes dont Pascal y donne la solution consistent à sommer les nombres naturels triangulaires pyramidaux, et à trouver aussi les sommes de leurs carrés et de toutes leurs puissances. Les formules données par Pascal ont cela d'important, qu'elles conduisent à celles du binome de Newton, lorsque l'exposant du binome est positif et entier. (Voyez à ce sujet l'Eloge de Pascal par Condorcet.) (A. M.)

de quartier et fut demeurer quelque tenips à la campagne; d'où étant de retour, il témoigna si bien qu'il vouloit quitter le monde, qu'enfin le monde le quitta; et il établit le réglement de sa vie dans cette retraite sur deux maximes principales, qui furent de renoncer à tout plaisir et à toutes superfluités; et c'est dans cette pratique qu'il a passé le reste de sa vie. Pour y réussir, il commença dès-lors, comme il fit toujours depuis, à se passer du service de ses domestiques autant qu'il pouvoit. Il faisoit son lit lui-même, il alloit prendre son dîner à la cuisine et le portoit à sa chambre, il le rapportoit, et enfin il ne se servoit de son monde que pour faire sa cuisine, pour aller en ville, et pour les autres choses qu'il ne pouvoit absolument faire. Tout son temps étoit employé à la prière et à la lecture de l'Écriture sainte, et il y prenoit un plaisir incroyable. Il disoit que l'Écriture sainte n'étoit pas une science de l'esprit, mais une science du cœur, qui n'étoit intelligible que pour ceux qui ont le cœur droit, et que tous les autres n'y trouvent que de l'obscurité.

C'est dans cette disposition qu'il la lisoit, renonçant à toutes les lumières de son esprit ; et il s'y étoit si fortement appliqué, qu'il la savoit toute par cœur; de sorte qu'on ne pouvoit la lui citer à faux; car lorsqu'on lui disoit une parole sur cela, il disoit positivement: Cela n'est pas de l'Écriture sainte : ou, Cela en est; et alors il marquoit précisément l'endroit. Il lisoit aussi tous les commentaires avec grand soin; car le respect pour la religion où il avoit été élevé dès sa jeunesse étoit alors changé en un amour ardent et sensible pour toutes les vérités de la foi; soit pour celles qui regardent la soumission de l'esprit, soit pour celles qui regardent la pratique dans le monde, à quoi toute la religion se termine; et cet amour le portoit à travailler sans cesse à détruire tout ce qui se pouvoit opposer à ces vérités.

Il avoit une éloquence naturelle qui lui donnoit une facilité merveilleuse à dire ce qu'il vouloit; mais il avoit ajouté à cela des règles dont on ne s'étoit pas encore avisé et dont il se servoit si avantageusement, qu'il étoit maître de son style; en sorte que non seulement il disoit tout ce qu'il vouloit, mais il le disoit en la manière qu'il le vouloit, et son discours faisoit l'effet qu'il s'étoit proposé. Et cette manière d'écrire naturelle, naïve et forte en même temps, lui étoit si propre et si particulière, qu'aussitôt qu'on vit paroître les Lettres au Provincial, on vit bien qu'elles étoient de lui, quelque soin qu'il ait toujours pris de le cacher, même à ses proches. Ce fut dans ce temps-là qu'il plut à Dieu de guérir ma fille d'une fistule lacrymale qui avoit fait un si grand progrès dans trois ans et demi, que le pus sortoit non seulement par l'œil, mais aussi par le nez et par la bouche. Et cette fistule étoit d'une si mauvaise qualité, que les plus habiles chirurgiens de Paris la jugeoient incurable. Cependant elle fut

« PreviousContinue »