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qu'on lui dise la vérité, il évite de la dire aux autres ; et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son cœur.

ARTICLE VI.

FOIBLESSE DE L'HOMME; INCERTITUDE DE SES CONNOISSANCES

NATURELLES.

I.

Ce qui m'étonne le plus est de voir que tout le monde n'est pas étonné de sa foiblesse. On agit sérieusement, et chacun suit sa condition, non pas parcequ'il est bon, en effet, de la suivre, puisque la mode en est; mais comme si chacun savoit certainement où est la raison et la justice. On se trouve déçu à toute heure, et, par une plaisante humilité, on croit que c'est sa faute, et non pas celle de l'art, qu'on se vante toujours d'avoir. Il est bon qu'il y ait beaucoup de ces gens-là au monde, afin de montrer que l'homme est bien capable des plus extravagantes opinions, puisqu'il est capable de croire qu'il n'est pas dans cette foiblesse naturelle et inévitable, et qu'il est, au contraire, dans la sagesse naturelle.

II.

La foiblesse de la raison de l'homme paroît bien davantage en ceux qui ne la connoissent pas qu'en ceux qui la connoissent. Si on est trop jeune, on ne juge pas bien. Si on est trop vieux, de même. Si on n'y songe pas assez, si on y songe trop, on s'entête, et l'on ne peut trouver la vérité. Si l'on considère son ouvrage incontinent après l'avoir fait, on en est encore tout prévenu : si trop long-temps après, on n'y entre plus. Il n'y a qu'un point indivisible qui soit le véritable lieu de voir les tableaux : les autres sont trop près, trop loin, trop haut, trop bas. La perspective l'assigne dans l'art de la peinture : mais dans la vérité et dans la morale, qui l'assignera?

III.

Cette maîtresse d'erreur que l'on appelle fantaisie et opinion est d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours; car elle seroit règle infaillible de la vérité si elle l'étoit infaillible du mensonge. Mais étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant de même caractère le vrai et le faux.

Cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui se plaît à la

contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l'homme une seconde nature. Elle a ses heureux et ses malheureux; ses sains, ses malades; ses riches, ses pauvres; ses fous et ses sages; et rien ne nous dépite davantage que de voir qu'elle remplit ses hôtes d'une satisfaction beaucoup plus pleine et entière que la raison, les habiles par imagination se plaisant tout autrement en eux mêmes que les prudents ne peuvent raisonnablement se plaire. Ils regardent les gens avec empire; ils disputent avec hardiesse et confiance, les autres avec crainte et défiance; et cette gaieté de visage leur donne souvent l'avantage dans l'opinion des écoutants, tant les sages imaginaires ont de faveur auprès de leurs juges de même nature! Elle ne peut rendre sages les fous; mais elle les rend contents à l'envi de la raison, qui ne peut rendre ses amis que misérables. L'une les comble de gloire, l'autre les couvre de honte.

Qui dispense la réputation? qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux grands, sinon l'opinion? Combien toutes les richesses de la terre sont-elles insuffisantes sans son consentement?

L'opinion dispose de tout: elle fait la beauté, la justice et le bonheur, qui est le tout du monde. Je voudrois de bon cœur voir le livre italien, dont je ne connois que le titre, qui vaut lui seul bien des livres, dell' Opinione, regina del mondo. J'y souscris sans le connoître, sauf le mal, s'il y en a.

IV.

La chose la plus importante à la vie, c'est le choix d'un métier. Le hasard en dispose. La coutume fait les maçons, les soldats, les couvreurs. C'est un excellent couvreur, dit-on; et en parlant des soldats: Ils sont bien fous, dit-on; et les autres, au contraire : Il n'y a rien de grand que la guerre; le reste des hommes sont des coquins. A force d'ouïr louer en l'enfance ces métiers, et mépriser tous les autres, on choisit; car naturellement on aime la vertu, et l'on hait l'imprudence. Ces mots nous émeuvent : on ne pèche que dans l'application; et la force de la coutume est si grande, que des pays entiers sont tous de maçons, d'autres tous de soldats. Sans doute que la nature n'est pas si uniforme. C'est donc la coutume qui fait cela, et qui entraîne la nature; mais quelquefois aussi la nature la surmonte, et retient l'homme dans son instinct, malgré toute la coutume, bonne ou mauvaise.

V.

Nous ne nous tenons jamais au présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent, et comme pour le hâter; ou nous rappelons le passé, pour l'arrêter comme trop prompt: si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont pas à nous, et ne pensons point au seul qui nous appartient; et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont point, et laissons échapper sans réflexion le seul qui subsiste. C'est que le présent d'ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parcequ'il nous afflige; et s'il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l'avenir, et nous pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n'avons aucune assurance d'arriver.

Que chacun examine sa pensée, il la trouvera toujours occupée au passé et à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent: et si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre des lumières pour disposer l'avenir. Le présent n'est jamais notre but : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre objet. Ainsi nous ne vivons jamais; mais nous espérons de vivre; et nous disposant toujours à être heureux, il est indubitable que nous ne le serons jamais, si nous n'aspirons à une autre béatitude qu'à celle dont on peut jouir en cette vie.

VI.

Notre imagination nous grossit si fort le temps présent, à force d'y faire des réflexions continuelles, et amoindrit tellement l'éternité, manque d'y faire réflexion, que nous faisons de l'éternité un néant, et du néant une éternité; et tout cela a ses racines si vives en nous, que toute notre raison ne peut nous en défendre.

VII.

Cromwell alloit ravager toute la chrétienté: la famille royale étoit perdue, et la sienne à jamais puissante, sans un petit grain de sable qui se mit dans son uretère'. Rome même alloit trembler sous lui; mais ce petit gravier, qui n'étoit rien ailleurs, mis en cet endroit, le voilà mort, sa famille abaissée, et le roi rétabli.

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VIII.

On ne voit presque rien de juste ou d'injuste qui ne change

Quelques nouvelles éditions mettent ici uretre; mais on lit uretère dans les anciennes, et j'ai cru devoir les suivre.

de qualité' en changeant de climat. Trois degrés d'élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité, ou peu d'années de possession 2. Les lois fondamentales changent. Le droit a ses époques. Plaisante justice, qu'une rivière ou une montagne borne! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà.

IX 3.

Le larcin, l'inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant qu'un homme ait droit de me tuer parcequ'il demeure au-delà de l'eau, et que son prince a querelle avec le mien, quoique je n'en aie aucune avec lui"?

Il y a sans doute des lois naturelles; mais cette belle raison corrompue a tout corrompu: Nihil amplius nostri est; quod nostrum dicimus, artis est; ex senatusconsultis et plebiscitis crimina exercentur; ut olim viliis, sic nunc legibus laboramus.

:

De cette confusion arrive que l'un dit que l'essence de la justice est l'autorité du législateur; l'autre, la commodité du souverain; l'autre, la coutume présente, et c'est le plus sûr rien, suivant la seule raison, n'est juste de soi; tout branle avec le temps; la coutume fait toute l'équité, par cela seul qu'elle est reçue; c'est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramène à son principe l'anéantit; rien n'est si fautif que ces lois qui redressent les fautes; qui leur obéit, parcequ'elles sont justes, obéit à la justice qu'il imagine, mais non pas à l'essence de la loi : elle est toute ramassée en soi; elle est loi, et rien davantage. Qui voudra en examiner le motif le trouvera si foible et si léger, que, s'il n'est accoutumé à contempler les prodiges de l'imagination humaine, il admirera qu'un siècle lui ait tant acquis de pompe et de révérence. L'art de bouleverser les états est d'ébranler les coutumes établies, en sondant jusque dans leur source pour y faire remarquer leur défaut d'autorité et de justice. Il faut, dit-on, recourir

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'C'est-à-dire de qualité dans l'opinion des hommes, mais non pas de nature en soi. Cette pensée est imitée de Montaigne.

'Peut-être conviendroit-il de lire : Un méridien décide de la vérité. En peu d'années de possession les lois fondamentales changent. (Édition de 1787.)

5 Presque tout ce paragraphe est tiré ou imité de Montaigne. Voyez ses Essais, liv. II, ch. 12, etc.

A Voyez part. I, art. 9, § 3.

Dans l'édition de 1779, on lit ici pour marquer; dans d'autres plus modernes, pour y remarquer; mais les anciennes, et celle de 1787, portent pour y faire remarquer, ce qui me paroît être le sens de l'auteur.

aux lois fondamentales et primitives de l'état, qu'une coutume injuste a abolies; et c'est un jeu sûr pour tout perdre rien ne sera juste à cette balance. Cependant le peuple prête aisément l'oreille à ces discours: il secoue le joug dès qu'il le reconnoît; et les grands en profitent à sa ruine et à celle de ces curieux examinateurs des coutumes reçues. Mais, par un défaut contraire, les hommes croient quelquefois pouvoir faire avec justice tout ce qui n'est pas sans exemple '. C'est pourquoi le plus sage des législateurs disoit que, pour le bien des hommes, il faut souvent les piper; et un autre, bon politique: Cum veritatem qua liberetur ignoret, expedit quod fallatur. Il ne faut pas qu'il sente la vérité de l'usurpation : elle a été introduite autrefois sans raison; elle est devenue raisonnable; il faut la faire regarder comme authentique, éternelle, et en cacher le commencement, si on ne veut qu'elle prenne bientôt fin.

X.

Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu'il ne faut pour marcher à son ordinaire, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs ne sauroient en soutenir la pensée sans pâlir et suer. Je ne veux pas en rapporter tous les effets. Qui ne sait qu'il y en a à qui la vue des chats, des rats, l'écrasement d'un charbon, emportent la raison hors des gonds?

XI.

Ne diriez-vous pas que ce magistrat, dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple, se gouverne par une raison pure et sublime, et qu'il juge des choses par leur nature, sans s'arrêter aux vaines circonstances, qui ne blessent que l'imagination des foibles? Voyez-le entrer dans la place où il doit rendre la justice. Le voilà prêt à écouter avec une gravité exemplaire. Si l'avocat vient à paroître, et que la nature lui ait donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, et que son barbier l'ait mal rasé, et si le hasard l'a encore barbouillé, je parie la perte de la gravité du magistrat.

XII.

L'esprit du plus grand homme du monde n'est pas si indépendant qu'il ne soit sujet à être troublé par le moindre tintamarre qui se fait autour de lui. Il ne faut pas le bruit d'un canon pour

Cette phrase, qui est dans l'édition de 1787, ne se trouve ni dans celle de 1779, ní dans les nouvelles ; j'ai cru devoir la conserver.

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