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vérité directement, et de là vient qu'il est toujours disposé à nier tout ce qui lui est incompréhensible; au lieu qu'en effet il ne connoît naturellement que le mensonge, et qu'il ne doit prendre pour véritables que les choses dont le contraire lui paroît faux.

Et c'est pourquoi, toutes les fois qu'une proposition est inconcevable, il faut en suspendre le jugement, et ne pas la nier à cette marque, mais en examiner le contraire; et si on le trouve manifestement faux, on peut hardiment affirmer la première, tout incompréhensible qu'elle est. Appliquons cette règle à notre sujet.

Il n'y a point de géomètre qui ne croie l'espace divisible à l'infini. On ne peut non plus l'être sans ce principe, qu'être homme sans ame. Et néanmoins il n'y en a point qui comprenne une division infinie; et l'on ne s'assure de cette vérité que par cette seule raison, mais qui est certainement suffisante, qu'on comprend parfaitement qu'il est faux qu'en divisant un espace on puisse arriver à une partie indivisible, c'est-à-dire qui n'ait aucune étendue. Car qu'y a-t-il de plus absurde que de prétendre qu'en divisant toujours un espace on arrive enfin à une division telle qu'en la divisant en deux, chacune des moitiés reste indivisible et sans aucune étendue? Je voudrois demander à ceux qui ont cette idée s'ils conçoivent nettement que deux indivisibles se touchent si c'est partout, ils ne sont qu'une même chose, et partant les deux ensemble sont indivisibles; et si ce n'est pas partout, ce n'est donc qu'en une partie donc ils ont des parties, donc ils ne sont pas indivisibles.

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Que s'ils confessent, comme en effet ils l'avouent quand on les en presse, que leur proposition est aussi inconcevable que l'autre, qu'ils reconnoissent que ce n'est pas par notre capacité à concevoir ces choses que nous devons juger de leur vérité, puisque, ces deux contraires étant tous deux inconcevables, il est néanmoins nécessairement certain que l'un des deux est véritable.

Mais qu'à ces difficultés chimériques, et qui n'ont de proportion qu'à notre foiblesse, ils opposent ces clartés naturelles et ces vérités solides s'il étoit véritable que l'espace fût composé d'un certain nombre fini d'indivisibles, il s'ensuivroit que deux espaces, dont chacun seroit carré, c'est-à-dire égal et pareil de tous côtés, étant doubles l'un de l'autre, l'un contiendroit un nombre de ces indivisibles double du nombre des indivisibles de l'autre. Qu'ils retiennent bien cette conséquence, et qu'ils s'exercent ensuite à ranger des points en carrés, jusqu'à ce qu'ils en aient rencontré

deux dont l'un ait le double des points de l'autre ; et alors je leur ferai céder tout ce qu'il y a de géomètres au monde. Mais si la chose est naturellement impossible, c'est-à-dire s'il y a impossibilité invincible à ranger des points en carrés, dont l'un en ait le double de l'autre, comme je le démontrerois en ce lieu-là même si la chose méritoit qu'on s'y arrêtât, qu'ils en tirent la conséquence.

Et pour les soulager dans les peines qu'ils auroient en de certaines rencontres, comme à concevoir qu'un espace ait une infinité de divisibles, vu qu'on les parcourt en si peu de temps, il faut les avertir qu'ils ne doivent pas comparer des choses aussi disproportionnées qu'est l'infinité des divisibles avec le peu de temps où ils sont parcourus; mais qu'ils comparent l'espace entier avec le temps entier, et les infinis divisibles de l'espace avec les infinis instants de ce temps: et ainsi ils trouveront que l'on parcourt une infinité de divisibles en une infinité d'instants, et un petit espace en un petit temps; en quoi il n'y a plus la disproportion qui les avoit étonnés.

Enfin, s'ils trouvent étrange qu'un petit espace ait autant de parties qu'un grand, qu'ils entendent aussi qu'elles sont plus petites à mesure, et qu'ils regardent le firmament au travers d'un petit verre pour se familiariser avec cette connoissance, en voyant chaque partie du ciel et chaque partie du verre.

Mais s'ils ne peuvent comprendre que des parties si petites qu'elles nous sont imperceptibles puissent être autant divisées que le firmament, il n'y a pas de meilleur remède que de les leur faire regarder avec des lunettes qui grossissent cette pointe délicate jusqu'à une prodigieuse masse; d'où ils concevront aisément que, par le secours d'un autre verre encore plus artistement taillé, on pourroit les grossir jusqu'à égaler ce firmament dont ils admirent l'étendue. Et ainsi, ces objets leur paroissant maintenant très facilement divisibles, qu'ils se souviennent que la nature peut infiniment plus que l'art.

Car, enfin, qui les a assurés que ces verres auront changé la grandeur naturelle de ces objets, ou s'ils auront, au contraire, rétabli la véritable, que la figure de notre œil avoit changée et raccourcie, comme font les lunettes qui amoindrissent? Il est fâcheux de s'arrêter à ces bagatelles; mais il y a des temps de niaiser.

Il suffit de dire à des esprits clairs en cette matière que deux néants d'étendue ne peuvent pas faire une étendue. Mais parce

qu'il y en a qui prétendent échapper à cette lumière par cette merveilleuse réponse, que deux néants d'étendue peuvent aussi bien faire une étendue que deux unités, dont aucune n'est nombre, font un nombre par leur assemblage, il faut leur repartir qu'ils pourroient opposer de la même sorte que vingt mille hommes font une armée, quoique aucun d'eux ne soit armée; que mille maisons font une ville, quoique aucune ne soit ville; ou que les parties font le tout, quoique aucune ne soit le tout; ou, pour demeurer dans la comparaison des nombres, que deux binaires font le quaternaire, et dix dizaines une centaine, quoique aucun ne le soit. Mais ce n'est pas avoir l'esprit juste que de confondre, par des comparaisons si inégales, la nature immuable des choses avec leurs noms libres et volontaires, et dépendant du caprice des hommes qui les ont composés; car il est clair que, pour faciliter les discours, on a donné le nom d'armée à vingt mille hommes, celui de ville à plusieurs maisons, celui de dizaine à dix unités, et que de cette liberté naissent les noms d'unité, binaire, quaternaire, dizaine, centaine, différents par nos fantaisies, quoique ces choses soient en effet de même genre par leur nature invariable, et qu'elles soient toutes proportionnées entre elles, et ne diffèrent que du plus ou du moins, et quoique, ensuite de ces noms, le binaire ne soit pas quaternaire, ni une maison une ville, non plus qu'une ville n'est pas une maison. Mais quoiqu'une maison ne soit pas une ville, elle n'est pas néanmoins un néant de ville: il y a bien de la différence entre n'être pas une chose et en être un néant.

Car, afin qu'on entende la chose à fond, il faut savoir que la seule raison pour laquelle l'unité n'est pas au rang des nombres est qu'Euclide et les premiers auteurs qui ont traité d'arithmétique ayant plusieurs propriétés à donner qui convenoient à tous les nombres, hormis à l'unité, pour éviter de dire souvent qu'en tout nombre, hors l'unité, telle condition se rencontre, ils ont exclu l'unité de la signification du mot de nombre, par la liberté que nous avons déja dit qu'on a de faire à son gré des définitions. Aussi, s'ils eussent voulu, ils en eussent de même exclu le binaire et le ternaire, et tout ce qui leur eût plu; car on en est maître, pourvu qu'on en avertisse: comme au contraire l'unité se met, quand on veut, au rang des nombres, et les fractions de même. Et en effet l'on est obligé de le faire dans les propositions générales, pour éviter de dire à chaque fois : à tout nombre et à l'u

nité et aux fractions, une telle propriété convient; et c'est en ce sens indéfini que je l'ai pris dans tout ce que j'en ai écrit.

Mais le même Euclide, qui a ôté à l'unité le nom de nombre (ce qui lui a été permis, pour faire entendre néanmoins qu'elle n'en est pas un néant, mais qu'elle est, au contraire, du même genre), définit ainsi les grandeurs homogènes : Les grandeurs, dit-il, sont dites étre de même genre lorsque l'une, étant plusieurs fois multipliée, peut arriver à surpasser l'autre ; et par conséquent, puisque l'unité peut, étant multipliée plusieurs fois, surpasser quelque nombre que ce soit, elle est de même genre que les nombres, précisément par son essence et par sa nature immuable, dans le sens du même Euclide, qui a voulu qu'elle ne fût pas appelée nombre.

Il n'en est pas de même d'un indivisible à l'égard d'une étendue; car non seulement il diffère de nom, ce qui est volontaire, mais il diffère de genre, par la même définition; puisqu'un indivisible, multiplié autant de fois qu'on voudra, est si éloigné de pouvoir surpasser une étendue, qu'il ne peut jamais former qu'un seul et unique indivisible; ce qui est naturel et nécessaire, ainsi que nous l'avons déja montré. Et comme cette dernière preuve est fondée sur la définition de ces deux choses indivisible et étendue, on va achever et consommer la démonstration.

Un indivisible est ce qui n'a aucune partie, et l'étendue est ce qui a diverses parties séparées. Sur ces définitions, je dis que deux indivisibles, étant unis, ne font pas une étendue.

Car, quand ils sont unis, ils se touchent chacun en une partie ; et ainsi les parties par où ils se touchent ne sont pas séparées, puisque autrement elles ne se toucheroient pas. Or, par leur définition, ils n'ont pas d'autres parties: donc ils n'ont pas de parties séparées; donc ils ne sont pas une étendue, par la définition de l'étendue qui porte la séparation des parties.

On montrera la même chose de tous les autres indivisibles qu'on y joindra, par la même raison; et partant, un indivisible, multiplié autant qu'on voudra, ne fera jamais une étendue. Donc il n'est pas du même genre que l'étendue, par la définition des choses du même genre.

de

Voilà comment on démontre que les indivisibles ne sont pas même genre que les nombres. De là vient que deux unités peuvent bien faire un nombre, parcequ'elles sont de même genre, et

que deux indivisibles ne font pas une étendue, parcequ'ils ne sont

pas de même genre.

D'où l'on voit combien il y a peu de raison de comparer le rapport qui est entre l'unité et les nombres à celui qui est entre les indivisibles et l'étendue.

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Mais si l'on veut prendre dans les nombres une comparaison qui représente avec justesse ce que nous considérons dans l'étendue, il faut que ce soit le rapport du zéro aux nombres; car le zéro n'est pas du même genre que les nombres, parcequ'étant multiplié il ne peut les surpasser. De sorte que c'est un véritable indivisible de nombre, comme l'indivisible est un véritable zéro d'étendue. On trouvera un pareil rapport entre le repos et le mouvement et entre un instant et le temps; car toutes ces choses sont hétérogènes à leurs grandeurs, parcequ'étant infiniment multipliées, elles ne peuvent jamais faire que des indivisibles, non plus que les indivisibles d'étendue, et par la même raison. Et alors on verra une correspondance parfaite entre ces choses, car toutes ces grandeurs sont divisibles à l'infini, sans tomber dans leurs indivisibles, de sorte qu'elles tiennent toutes le milieu entre l'infini et le néant.

Voilà l'admirable rapport que la nature a mis entre ces choses et les deux merveilleuses infinités qu'elle a proposées aux hommes, non pas à concevoir, mais à admirer; et pour en finir la considération par une dernière remarque, j'ajouterai que ces deux infinis, quoique infiniment différents, sont néanmoins relatifs l'un à l'autre, de telle sorte que la connoissance de l'un mène nécessairement à la connoissance de l'autre.

Car dans les nombres, de ce qu'ils peuvent toujours être augmentés, il s'ensuit absolument qu'ils peuvent toujours être diminués, et cela est clair; car si l'on peut multiplier un nombre jusqu'à cent mille, par exemple, on peut aussi en prendre une cent millième partie en le divisant par le même nombre qu'on le multiplie; et ainsi tout terme d'augmentation deviendra terme de division en changeant l'entier en fraction. De sorte que l'augmentation infinie enferme nécessairement aussi la division infinie.

Et dans l'espace le même rapport se voit entre ces deux infinis contraires, c'est-à-dire que, de ce qu'un espace peut être infiniment prolongé, il s'ensuit qu'il peut être infiniment diminué, comme il paroît en cet exemple: si on regarde au travers d'un verre un vaisseau qui s'éloigne toujours directement, il est clair

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