Page images
PDF
EPUB

n'aime point, à qui il veut nuire, et dont il desire la dépouille. Il vient à ses fins sans se donner même la peine d'ouvrir la bouche: on lui parle d'Eudoxe, il sourit ou il soupire; on l'interroge, on insiste, il ne répond rien; et il a raison, il en a assez dit.

Riez, Zélie, soyez badine et folâtre, à votre ordinaire : qu'est devenue votre joie? Je suis riche, dites-vous, me voilà au large, et je commence à respirer. Riez plus haut, Zélie, éclatez : que sert une meilleure fortune, si elle amène avec soi le sérieux et la tristesse? Imitez les grands qui sont nés dans le sein de l'opulence; ils rient quelquefois, ils cèdent à leur tempérament; suivez le vôtre; ne faites pas dire de vous qu'une nouvelle place ou que quelques mille livres de rente de plus ou de moins vous font passer d'une extrémité à l'autre. Je tiens, dites-vous, à la faveur par un endroit. Je m'en doutois, Zélie; mais, croyezmoi, ne laissez pas de rire, et même de me sourire en passant, comme autrefois : ne craignez rien, je n'en serai ni plus libre ni plus familier avec vous je n'aurai pas une moindre opinion de vous et de votre poste; je croirai également que vous êtes riche et en faveur. Je suis dévote, ajoutez-vous. C'est assez, Zélie, et je dois me souvenir que ce n'est plus la sérénité et la joie que le sentiment d'une bonne conscience étale sur le visage; les passions tristes et austères ont pris le dessus et se répandent sur les dehors; elles mènent plus loin, et l'on ne s'étonne plus de voir que la dévotion' sache encore mieux que la beauté et la jeunesse rendre une femme fière et dédaigneuse.

2

L'on a été loin depuis un siècle dans les arts et dans les sciences, qui toutes ont été poussées à un grand point de raffinement, jusqu'à celle du salut, que l'on a réduite en règle et en méthode, et augmentée de tout ce que l'esprit des hommes pouvoit inventer de plus beau et de plus sublime. La dévotion 2 et la géométrie ont leurs façons de parler, ou ce qu'on appelle les termes de l'art celui qui ne les sait pas n'est ni dévot, ni géomètre. Les premiers dévots, ceux même qui ont été dirigés par les apôtres, ignoroient ces termes : simples gens qui n'avoient que la foi et les œuvres, et qui se réduisoient à croire et à bien vivre!

C'est une chose délicate à un prince religieux de réformer la cour, et de la rendre pieuse instruit jusqu'où le courtisan veut.

[blocks in formation]

lui plaire, et aux dépens de quoi il feroit sa fortune, il le ménage avec prudence; il tolère, il dissimule, de peur de le jeter dans l'hypocrisie ou le sacrilége: il attend plus de Dieu et du temps. que de son zèle et de son industrie.

C'est une pratique ancienne dans les cours, de donner des pensions et distribuer des graces à un musicien, à un maître de danse, à un farceur, à un joueur de flûte, à un flatteur, à un complaisant; ils ont un mérite fixe et des talents sûrs et connus qui amusent les grands, et qui les délassent de leur grandeur. On sait que Favier est beau danseur, et que Lorenzani fait de beaux motets: qui sait au contraire si l'homme dévot a de la vertu? il n'y a rien pour lui sur la cassette ni à l'épargne, et avec raison; c'est un métier aisé à contrefaire, qui, s'il étoit récompensé, exposeroit le prince à mettre en honneur la dissimulation et la fourberie, et à payer pension à l'hypocrite.

L'on espère que la dévotion de la cour ne laissera pas d'inspirer la résidence.

Je ne doute point que la vraie dévotion ne soit la source du repos; elle fait supporter la vie et rend la mort douce: on n'en tire pas tant de l'hypocrisie.

Chaque heure en soi, comme à notre égard, est unique : estelle écoulée une fois, elle a péri entièrement, les millions de siècles ne la ramèneront pas. Les jours, les mois, les années, s'enfoncent et se perdent sans retour dans l'abîme des temps. Le temps même sera détruit : ce n'est qu'un point dans les espaces immenses de l'éternité, et il sera effacé. Il y a de légères et frivoles circonstances du temps qui ne sont point stables, qui passent, et que j'appelle des modes, la grandeur, la faveur, les richesses, la puissance, l'autorité, l'indépendance, le plaisir, les joies, la superfluité. Que deviendront ces modes quand le temps même aura disparu? La vertu seule, si peu à la mode, va au-delà des temps.

DE QUELQUES USAGES.

Il y a des gens qui n'ont pas le moyen d'être nobles.

Il y en a de tels, que s'ils eussent obtenu six mois de délai de leurs créanciers, ils étoient nobles'.

Quelques autres se couchent roturiers et se lèvent nobles 2. Vétérans. (Note de La Bruyère.)-- 2 (Id.) (Id.)

Combien de nobles dont le père et les aînés sont roturiers! Tel abandonne son père, qui est connu, et dont l'on cite le greffe ou la boutique, pour se retrancher sur son aïeul, qui, mort depuis long-temps, est inconnu et hors de prise. Il montre ensuite un gros revenu, une grande charge, de belles alliances; et, pour être noble, il ne lui manque que des titres.

Réhabilitations, mot en usage dans les tribunaux, qui a fait vieillir et rendu gothique celui de lettres de noblesse, autrefois si françois et si usité. Se faire réhabiliter suppose qu'un homme devenu riche, originairement est noble, qu'il est d'une nécessité plus que morale qu'il le soit ; qu'à la vérité son père a pu déroger ou par la charrue, ou par la houe, ou par la malle, ou par les livrées; mais qu'il ne s'agit pour lui que de rentrer dans les premiers droits de ses ancêtres, et de continuer les armes de sa maison, les mêmes pourtant qu'il a fabriquées, et tout autres que celles de sa vaisselle d'étain; qu'en un mot, les lettres de noblesse ne lui conviennent plus, qu'elles n'honorent que le roturier, c'est-à-dire celui qui cherche encore le secret de devenir riche.

Un homme du peuple, à force d'assurer qu'il a vu un prodige, se persuade faussement qu'il a vu un prodige. Celui qui continue de cacher son âge pense enfin lui-même être aussi jeune qu'il veut le faire croire aux autres. De même le roturier qui dit par habitude qu'il tire son origine de quelque ancien baron, ou de quelque châtelain, dont il est vrai qu'il ne descend pas, a le plaisir de croire qu'il en descend.

Quelle est la roture un peu heureuse et établie à qui il manque des armes, et dans ces armes une pièce honorable, des suppôts, un cimier, une devise, et peut-être le cri de guerre? Qu'est devenue la distinction des casques et des heaumes? Le nom et l'usage en sont abolis; il ne s'agit plus de les porter de front ou de côté, ouverts ou fermés, et ceux-ci de tant ou de tant de grilles on n'aime pas les minuties, on passe droit aux couronnes, cela est plus simple, on s'en croit digne, on se les adjuge. Il reste encore aux meilleurs bourgeois une certaine pudeur qui les empêche de se parer d'une couronne de marquis, trop satisfaits de la comtale : quelques uns même ne vont pas la chercher fort loin, et la font passer de leur enseigne à leur

carrosse.

Il suffit de n'être point né dans une ville, mais sous une chau

mière répandue dans la campagne, ou sous une ruine qui trempe dans un marécage, et qu'on appelle château, pour être cru noble sur sa parole.

Un bon gentilhomme veut passer pour un petit seigneur, et il y parvient. Un grand seigneur affecte la principauté, et il use de tant de précautions qu'à force de beaux noms, de disputes sur le rang et les préséances, de nouvelles armes, et d'une généalogie que d'HOZIER ne lui a pas faite, il devient enfin un petit prince.

Les grands en toutes choses se forment et se moulent sur de plus grands, qui, de leur part, pour n'avoir rien de commun avec leurs inférieurs, renoncent volontiers à toutes les rubriques d'honneurs et de distinctions dont leur condition se trouve chargée, et préfèrent à cette servitude une vie plus libre et plus commode: ceux qui suivent leur piste observent déja par émulation cette simplicité et cette modestie : tous ainsi se réduiront par hauteur à vivre naturellement, et comme le peuple. Horrible inconvénient!

Certaines gens portent trois nòms, de peur d'en manquer; ils en ont pour la campagne et pour la ville, pour les lieux de leur service ou de leur emploi. D'autres ont un seul nom dissyllabe qu'ils anoblissent par des particules dès que leur fortune devient meilleure. Celui-ci, par la suppression d'une syllabe, fait de son nom obscur un nom illustre; celui-là, par le changement d'une lettre en une autre, se travestit, et de Syrus devient Cyrus. Plusieurs suppriment leurs noms, qu'ils pourroient conserver sans honte, pour en adopter de plus beaux, où ils n'ont qu'à perdre par la comparaison que l'on fait toujours d'eux, qui les portent, avec les grands hommes qui les ont portés. Il s'en trouve enfin qui, nés à l'ombre des clochers de Paris, veulent être Flamands ou Italiens, comme si la roture n'étoit pas de tous pays; alongent leurs noms françois d'une terminaison étrangère, et croient que venir de bon lieu c'est venir de loin.

Le besoin d'argent a réconcilié la noblesse avec la roture, et a fait évanouir la preuve des quatre quartiers.

A combien d'enfants seroit utile la loi qui décideroit que c'est le ventre qui anoblit! mais à combien d'autres seroit-elle contraire!

Il y a peu de familles dans le monde qui ne touchent aux

plus grands princes par une extrémité, et par l'autre au simple peuple.

Il n'y a rien à perdre à être noble : franchises, immunités, exemptions, priviléges, que manque-t-il à ceux qui ont un titre? Croyez-vous que ce soit pour la noblesse que des solitaires1 se sont faits nobles? ils ne sont pas si vains: c'est pour le profit qu'ils en reçoivent. Cela ne leur sied-il pas mieux que d'entrer dans les gabelles? je ne dis pas à chacun en particulier, leurs vœux s'y opposent, je dis même à la communauté.

Je le déclare nettement, afin que l'on s'y prépare, et que personne un jour n'en soit surpris: s'il arrive jamais que quelque grand me trouve digne de ses soins, si je fais enfin une belle fortune, il y a un Geoffroy de La Bruyère que toutes les chroniques rangent au nombre des plus grands seigneurs de France qui suivirent GODEFROY DE BOUILLON à la conquête de la Terre-Sainte: voilà alors de qui je descends en ligne directe.

Si la noblesse est vertu, elle se perd par tout ce qui n'est pas vertueux; et si elle n'est pas vertu, c'est peu de chose.

Il y a des choses qui, ramenées à leurs principes et à leur première institution, sont étonnantes et incompréhensibles. Qui peut concevoir en effet que certains abbés à qui il ne manque rien de l'ajustement, de la mollesse et de la vanité des sexes et des conditions; qui entrent auprès des femmes en concurrence avec le marquis et le financier, et qui l'emportent sur tous les deux; qu'eux-mêmes soient originairement, et dans l'étymologie de leur nom, les pères et les chefs de saints moines et d'humbles solitaires, et qu'ils en devroient être l'exemple? Quelle force, quel empire, quelle tyrannie de l'usage! Et, sans parler de plus grands désordres, ne doit on pas craindre de voir un jour un simple abbé en velours gris et à ramages comme une éminence, ou avec des mouches et du rouge comme une femme?

Que les saletés des dieux, la Vénus, le Ganymède, et les autres nudités du Carrache, aient été faites pour des princes de l'Église, et qui se disent successeurs des apôtres, le palais Farnèse en est preuve.

la

Les belles choses le sont moins hors de leur place : les bienséances mettent la perfection, et la raison met les bienséances.

* Maison religieuse, secrétaire du roi. (La Bruyère.) Plusieurs maisons religieuses, pour jouir des priviléges et franchises attachés à la noblesse, avoient acheté des charges de secrétaire du roi.

« PreviousContinue »