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justesse et de dignité, soit dans les réponses aux ambassadeurs des princes, soit dans les conseils; une manière de faire des graces qui est comme un second bienfait; le choix des personnes que l'on gratifie; le discernement des esprits, des talents et des complexions pour la distribution des postes et des emplois; le choix des généraux et des ministres ; un jugement ferme, solide, décisif dans les affaires, qui fait que l'on connoît le meilleur parti et le plus juste; un esprit de droiture et d'équité qui fait qu'on le suit jusqu'à prononcer quelquefois contre soi-même en faveur du peuple, des alliés, des ennemis; une mémoire heureuse et très présente qui rappelle les besoins des sujets, leurs visages, leurs noms, leurs requêtes; une vaste capacité qui s'étende non seulement aux affaires de dehors, au commerce, aux maximes d'état, aux vues de la politique, au reculement des frontières par la conquête de nouvelles provinces, et à leur sûreté par un grand nombre de forteresses inaccessibles; mais qui sache aussi se renfermer au-dedans, et comme dans les détails de tout un royaume; qui en bannisse un culte faux, suspect, et ennemi de la souveraineté, s'il s'y rencontre; qui abolisse des usages cruels et impies, s'ils y règnent; qui réforme les lois et les coutumes, si elles étoient remplies d'abus; qui donne aux villes plus de sûreté et plus de commodités par le renouvellement d'une exacte police, plus d'éclat et plus de majesté par des édifices somptueux : punir sévèrement les vices scandaleux; donner, par son autorité et par son exemple, du crédit à la piété et à la vertu; protéger l'Église, ses ministres, ses droits, ses libertés; ménager ses peuples comme ses enfants; être toujours occupé de la pensée de les soulager, de rendre les subsides légers, et tels qu'ils se lèvent sur les provinces sans les appauvrir de grands talents pour la guerre; être vigilant, appliqué, laborieux; avoir des armées nombreuses, les commander en personne, être froid dans le péril, ne ménager sa vie que pour le bien de son état, aimer le bien de son état et sa gloire plus que sa vie; une puissance très absolue qui ne laisse point d'occasion aux brigues, à l'intrigue, et à la cabale; qui ôte cette distance infinie qui est quelquefois entre les grands et les petits, qui les rapproche, et sous laquelle tous plient également une étendue de connoissances qui fait que le prince voit tout par ses yeux, qu'il agit immédiatement et par lui-même, que ses généraux ne sont, quoique éloignés de lui, que ses lieutenants, et les ministres que ses ministres : une

profonde sagesse qui sait déclarer la guerre, qui sait vaincre et user de la victoire, qui sait faire la paix, qui sait la rompre, qui sait quelquefois, et selon les divers intérêts, contraindre les ennemis à la recevoir; qui donne des règles à une vaste ambition, et sait jusqu'où l'on doit conquérir au milieu d'ennemis couverts ou déclarés se procurer le loisir des jeux, des fêtes, des spectacles; cultiver les arts et les sciences, former et exécuter des projets d'édifices surprenants: un génie enfin supérieur et puissant qui se fait aimer et révérer des siens, craindre des étrangers; qui fait d'une cour, et même de tout un royaume, comme une seule famille unie parfaitement sous un même chef, dont l'union et la bonne intelligence est redoutable au reste du monde. Ces admirables vertus me semblent renfermées dans l'idée du souverain. Il est vrai qu'il est rare de les voir réunies dans un même sujet; il faut que trop de choses concourent à la fois : l'esprit, le cœur, les dehors, le tempérament; et il me paroît qu'un monarque qui les rassemble toutes en sa personne est bien digne du nom de Grand.

DE L'HOMME.

Ne nous emportons point contre les hommes, en voyant leur dureté, leur ingratitude, leur injustice, leur fierté, l'amour d'eux-mêmes, et l'oubli des autres; ils sont ainsi faits, c'est leur nature c'est ne pouvoir supporter que la pierre tombe, ou que le feu s'élève.

Les hommes, en un sens, ne sont point légers, ou ne le sont que dans les petites choses: ils changent leurs habits, leur langage, les dehors, les bienséances; ils changent de goûts quelquefois; ils gardent leurs mœurs toujours mauvaises; fermes et constants dans le mal, ou dans l'indifférence pour la vertu.

Le stoïcisme est un jeu d'esprit et une idée semblable à la république de Platon. Les stoïques ont feint qu'on pouvoit rire dans la pauvreté, être insensible aux injures, à l'ingratitude, aux pertes de biens, comme à celles des parents et des amis; regarder froidement la mort, et comme une chose indifférente, qui ne devoit ni réjouir, ni rendre triste; n'être vaincu ni par le plaisir, ni par la douleur; sentir le fer ou le feu dans quelque partie de son

corps sans pousser le moindre soupir, ni jeter une seule larme; et ce fantôme de vertu et de constance ainsi imaginé, il leur a plu de l'appeler un sage. Ils ont laissé à l'homme tous les défauts qu'ils lui ont trouvés, et n'ont presque relevé aucun de ses foibles: au lieu de faire de ses vices des peintures affreuses ou ridicules qui servissent à l'en corriger, ils lui ont tracé l'idée d'une perfection et d'un héroïsme dont il n'est point capable, et l'ont exhorté à l'impossible. Ainsi le sage, qui n'est pas, ou qui n'est qu'imaginaire, se trouve naturellement et par lui-même au-dessus de tous les événements et de tous les maux: ni la goutte la plus douloureuse, ni la colique la plus aiguë, ne sauroient lui arracher une plainte; le ciel et la terre peuvent être renversés sans l'entraîner dans leur chute, et il demeureroit ferme sur les ruines de l'univers; pendant que l'homme qui est en effet sort de son sens, crie, se désespère, étincelle des yeux, et perd la respiration, pour un chien perdu, ou pour une porcelaine qui est en pièces.

Inquiétude d'esprit, inégalité d'humeur, inconstance de cœur, incertitude de conduite; tous vices de l'ame, mais différents, et qui, avec tout le rapport qui paroît entre eux, ne se supposent pas toujours l'un l'autre dans un même sujet.

Il est difficile de décider si l'irrésolution rend l'homme plus malheureux que méprisable, de même s'il y a toujours plus d'inconvénient à prendre un mauvais parti qu'à n'en prendre aucun.

Un homme inégal n'est pas un seul homme, ce sont plusieurs : il se multiplie autant de fois qu'il a de nouveaux goûts et de manières différentes; il est à chaque moment ce qu'il n'étoit point, et il va être bientôt ce qu'il n'a jamais été; il se succède à luimême. Ne demandez pas de quelle complexion il est, mais quelles sont ces complexions; ni de quelle humeur, mais combien il a de sortes d'humeurs. Ne vous trompez-vous point? est-ce Euticrate que vous abordez? Aujourd'hui, quelle glace pour vous! Hier il vous recherchoit, il vous caressoit, vous donniez de la jalousie à ses amis vous reconnoît-il bien? dites-lui votre nom.

'Ménalque 2 descend son escalier, ouvre sa porte pour sortir,

Ceci est moins un caractère particulier qu'un recueil de faits de distraction : ils ne sauroient être en trop grand nombre, s'ils sont agréables; car les goûts étant différents, on a à choisir. (Note de La Bruyère.)

2 Bien que La Bruyère se défende ici en particulier d'avoir pris pour modèle un homme de la société, et qu'il soit en effet difficile de croire qu'un même personnage lui ait fourni tous les traits qu'il rassemble, il paroît constant que la plupart de ces traits doivent être attribués au duc de Brancas, l'homme le plus distrait de son temps.

il la referme il s'aperçoit qu'il est en bonnet de nuit, et, venant à mieux s'examiner, il se trouve rasé à moitié, il voit que son épée est mise du côté droit, que ses bas sont rabattus sur ses talons, et que sa chemise est par-dessus ses chausses. S'il marche dans les places, il se sent tout d'un coup rudement frapper à l'estomac ou au visage; il ne soupçonne point ce que ce peut être, jusqu'à ce qu'ouvrant les yeux et se réveillant il se trouve ou devant un limon de charrette, ou derrière un long ais de menuiserie que porte un ouvrier sur ses épaules. On l'a vu une fois heurter du front contre celui d'un aveugle, s'embarrasser dans ses jambes, et tomber avec lui, chacun de son côté, à la renverse. Il lui est arrivé plusieurs fois de se trouver tête pour tête à la rencontre d'un prince et sur son passage, se reconnoître à peine, et n'avoir que le loisir de se coller à un mur pour lui faire place. Il cherche, il brouille, il crie, il s'échauffe, il appelle ses valets l'un après l'autre; on lui perd tout, on lui égare tout: il demande ses gants qu'il a dans ses mains, semblable à cette femme qui prenoit le temps de demander son masque lorsqu'elle l'avoit sur son visage. Il entre à l'appartement, et passe sous un lustre où sa perruque s'accroche et demeure suspendue : tous les courtisans regardent, et rient; Ménalque regarde aussi, et rit plus haut que les autres: il cherche des yeux, dans toute l'assemblée, où est celui qui montre ses oreilles, et à qui il manque une perruque. S'il va par la ville, après avoir fait quelque chemin il se croit égaré, il s'émeut, et il demande où il est à des passants, qui lui disent précisément le nom de sa rue : il entre ensuite dans sa maison, d'où il sort précipitamment, croyant qu'il s'est trompé. Il descend du Palais; et, trouvant au bas du grand degré un carrosse qu'il prend pour le sien, il se met dedans; le cocher touche, et croit remener son maître dans sa maison. Ménalque se jette hors de la portière, traverse la cour, monte l'escalier, parcourt l'antichambre, la chambre, le cabinet tout lui est familier, rien ne lui est nouveau ; il s'assit ', il se repose, il est chez soi. Le maître arrive; celui-ci se lève pour le recevoir; il le traite fort civilement, le prie de s'asseoir, et croit faire les honneurs de sa chambre; il parle, il rêve, il reprend la parole: le maître de la maison s'ennuie et demeure étonné; Ménalque ne l'est pas moins, et ne dit pas ce qu'il en pense : il a affaire à un fâcheux, à un homme oisif, qui se retirera à la fin; il l'espère, et il prend patience : la nuit • Voir la note 1, p. 441.

arrive qu'il est à peine détrompé. Une autre fois, il rend visite à une femme; et, se persuadant bientôt que c'est lui qui la reçoit, il s'établit dans son fauteuil, et ne songe nullement à l'abandonuer : il trouve ensuite que cette dame fait ses visites longues; il attend à tous moments qu'elle se lève et le laisse en liberté; mais comme cela tire en longueur, qu'il a faim, et que la nuit est déja avancée, il la prie à souper; elle rit, et si haut, qu'elle le réveille. Lui-même se marie le matin, l'oublie le soir, et découche la nuit de ses noces; et, quelques années après, il perd sa femme, elle meurt entre ses bras, il assiste à ses obsèques; et le lendemain, quand on lui vient dire qu'on a servi, il demande si sa femme est prête, et si elle est avertie. C'est lui encore qui entre dans une église, et prenant l'aveugle qui est collé à la porte pour un pilier, et sa tasse pour le bénitier, y plonge la main, la porte à son front, lorsqu'il entend tout d'un coup le pilier qui parle et qui lui offre des oraisons. Il s'avance dans la nef, il croit voir un prie-Dieu, il se jette lourdement dessus; la machine plie, s'enfonce, et fait des efforts pour crier; Ménalque est surpris de se voir à genoux sur les jambes d'un fort petit homme, appuyé sur son dos, les deux bras passés sur ses épaules, et ses deux mains jointes et étendues qui lui prennent le nez et lui ferment la bouche; il se retire confus, et va s'agenouiller ailleurs: il tire un livre pour faire sa prière, et c'est sa pantoufle qu'il a prise pour ses Heures, et qu'il a mise dans sa poche avant que de sortir. Il n'est pas hors de l'église qu'un homme de livrée court après lui, le joint, lui demande en riant s'il n'a point la pantoufle de monseigneur; Ménalque lui montre la sienne, et lui dit : Voilà toutes les pantoufles que j'ai sur moi. Il se fouille néanmoins, et tire celle de l'évêque de qu'il vient de quitter, qu'il a trouvé malade auprès de son feu, dont, avant de prendre congé de lui, il a ramassé la pantoufle, comme l'un de ses gants qui étoit à terre: ainsi Ménalque s'en retourne chez soi avec une pantoufle de moins. Il a une fois perdu au jeu tout l'argent qui est dans sa bourse; et, voulant continuer de jouer, il entre dans son cabinet, ouvre une armoire, y prend sa cassette, en tire ce qu'il lui plaît, croit la remettre où il l'a prise: il entend aboyer dans son armoire qu'il vient de fermer; étonné de ce prodige, il l'ouvre une seconde fois, et il éclate de rire d'y voir son chien qu'il a serré pour sa cassette. Il joue au tric-trac, il demande à boire, on lui en apporte : c'est à lui à jouer, il tient le cornet d'une main et un verre de l'autre; et comme

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