Page images
PDF
EPUB

:

d'autre fonction sur la terre que de le promettre long-temps à un certain monde, et de le présenter enfin dans les maisons comme homme rare et d'une exquise conversation; et là, ainsi que le -musicien chante et que le joueur de luth touche son luth devant les personnes à qui il a été promis, Cydias, après avoir toussé, relevé sa manchette, étendu la main et ouvert les doigts, débite gravement ses pensées quintessenciées et ses raisonnements sophistiqués différent de ceux qui, convenant de principes, et connoissant la raison ou la vérité, qui est une, s'arrachent la parole l'un à l'autre pour s'accorder sur leurs sentiments, il n'ouvre la bouche que pour contredire : « Il me semble, dit-il « gracieusement, que c'est tout le contraire de ce que vous « dites; » ou, « je ne saurois être de votre opinion; » ou bien, « c'a été autrefois mon entêtement, comme il est le vôtre; mais... il y a trois choses, ajoute-t-il, à considérer..... » et il en ajoute une quatrième fade discoureur qui n'a pas mis plutôt le pied dans une assemblée, qu'il cherche quelque femme auprès de qui il puisse s'insinuer, se parer de son bel esprit ou de sa philosophie, et mettre en œuvre ses rares conceptions: car, soit qu'il parle ou qu'il écrive, il ne doit pas être soupçonné d'avoir en vue ni le vrai ni le faux, ni le raisonnable ni le ridicule; il évite uniquement de donner dans le sens des autres, et d'être de l'avis de quelqu'un aussi attend-il dans un cercle que chacun se soit expliqué sur le sujet qui s'est offert, ou souvent qu'il a amené lui-même, pour dire dogmatiquement des choses toutes nouvelles, mais à son gré décisives et sans réplique. Cydias s'égale à Lucien et à Sénèque', se met au-dessus de Platon, de Virgile et de Théocrite; et son flatteur a soin de le confirmer tous les matins dans cette opinion. Uni de goût et d'intérêt avec les contempteurs d'Homère, il attend paisiblement que les hommes détrompés lui préfèrent les poëtes modernes ; il se met en ce cas à la tête de ces derniers, et il sait à qui il adjuge la seconde place. C'est, en un mot, un composé du pédant et du précieux, fait pour être admiré de la bourgeoisie et de la province, en qui néanmoins on n'aperçoit rien de grand que l'opinion qu'il a de lui même.

C'est la profonde ignorance qui inspire le ton dogmatique. Celui qui ne sait rien croit enseigner aux autres ce qu'il vient d'apprendre lui-même; celui qui sait beaucoup pense à peine que ce qu'il dit puisse être ignoré, et parle plus indifféremment.

Philosophe et poëte tragique. (Note de La Bruyère.)

374

DE LA SOCIÉTÉ ET DE LA CONVERSATION.

Les plus grandes choses n'ont besoin que d'être dites simplement; elles se gåtent par l'emphase : il faut dire noblement les plus petites; elles ne se soutiennent que par l'expression, le ton, et la

manière.

Il me semble que l'on dit les choses encore plus finement qu'on ne peut les écrire.

Il n'y a guère qu'une naissance honnête, ou une bonne éducation, qui rende les hommes capables de secret.

Toute confiance est dangereuse, si elle n'est entière: il y a peu de conjonctures où il ne faille tout dire ou tout cacher. On a déja trop dit de son secret à celui à qui l'on croit devoir en dérober une circonstance.

Des gens vous promettent le secret, et ils le révèlent eux-mêmes, et à leur insu; ils ne remuent pas les lèvres, et on les entend: on lit sur leur front et dans leurs yeux; on voit au travers de leur poitrine; ils sont transparents: d'autres ne disent pas précisément une chose qui leur a été confiée; mais ils parlent et agissent de manière qu'on la découvre de soi-même : enfin quelques uns méprisent votre secret, de quelque couséquence qu'il puisse être. « C'est un mystère, un tel m'en a fait part, et m'a défendu de le dire; » et ils le disent.

Toute révélation d'un secret est la faute de celui qui l'a confié. Nicandre s'entretient avec Elise de la manière douce et complaisante dont il a vécu avec sa femme, depuis le jour qu'il en fit le choix jusqu'à sa mort : il a déja dit qu'il regrette qu'elle ne lui ait pas laissé des enfants, et il le répète; il parle des maisons qu'il a à la ville, et bientôt d'une terre qu'il a à la campagne : il calcule le revenu qu'elle lui rapporte; il fait le plan des bâtiments, en décrit la situation, exagère la commodité des appartements, ainsi que la richesse et la propreté des meubles. Il assure qu'il aime la bonne chère, les équipages; il se plaint que sa femme n'aimoit point assez le jeu et la société. Vous êtes si riche, lui disoit l'un de ses amis, que n'achetez-vous cette charge? pourquoi ne pas faire cette acquisition, qui étendroit votre domaine? On me croit, ajoute-t-il, plus de bien que je n'en possède. Il n'oublie pas son extraction et ses alliances: M. le surintendant, qui est mon cousin; madame la chancelière, qui est ma parente : voilà son style. Il raconte un fait qui prouve le mécontentement qu'il doit avoir de ses plus proches, et de ceux même qui sont ses héritiers: Ai-je tort? dit-il à Elise; ai-je grand sujet de leur vouloir du

bien ? et il l'en fait juge. Il insinue ensuite qu'il a une santé foible et languissante; et il parle de la cave où il doit être enterré. Il est insinuant, flatteur, officieux, à l'égard de tous ceux qu'il trouve auprès de la personne à qui il aspire. Mais Élise n'a pas le courage d'être riche en l'épousant. On annonce, au moment qu'il parle, un cavalier, qui de sa seule présence démonte la batterie de l'homme de ville il se lève déconcerté et chagrin, et va dire ailleurs qu'il veut se remarier.

Le sage quelquefois évite le monde, de peur d'être ennuyé.

0000000000-00

DES BIENS DE FORTUNE.

Un homme fort riche peut manger des entremets, faire peindre ses lambris et ses alcôves, jouir d'un palais à la campagne, et d'un autre à la ville, avoir un grand équipage, mettre un duc dans sa famille, et faire de son fils un grand seigneur : cela est juste et de son ressort. Mais il appartient peut-être à d'autres de vivre contents.

Une grande naissance ou une grande fortune annonce le mérite, et le fait plus tôt remarquer.

Ce qui disculpe le fat ambitieux de son ambition, est le soin que l'on prend, s'il a fait une grande fortune, de lui trouver un mérite qu'il n'a jamais eu, et aussi grand qu'il eroit l'avoir.

A mesure que la faveur et les grands biens se retirent d'un homme, ils laissent voir en lui le ridicule qu'ils couvroient, et qui y étoit sans que personne s'en aperçut.

Si l'on ne le voyoit de ses yeux, pourroit-on jamais s'imaginer l'étrange disproportion que le plus ou le moins de pièces de monnoie met entre les hommes ?

Ce plus ou ce moins détermine à l'épée, à la robe ou à l'église : il n'y a presque point d'autre vocation.

Deux marchands étoient voisins et faisoient le même commerce, qui ont eu dans la suite une fortune toute différente. Ils avoient chacun une fille unique; elles ont été nourries ensemble, et ont vécu dans cette familiarité que donnent un même âge et une même condition : l'une des deux, pour se tirer d'une extrême misère, cherche à se placer; elle entre au service d'une fort grande dame, et l'une des premières de la cour: chez sa compagne.

Si le financier manque son coup, les courtisans disent de lui:

[ocr errors]

C'est un bourgeois, un homme de rien, un malotru; s'il réussit, ils lui demandent sa fille.

Quelques uns 'ont fait dans leur jeunesse l'apprentissage d'un certain métier, pour en exercer un autre, et fort différent, le reste eleur vie.

Un homme est laid, de petite taille, et a peu d'esprit. L'un me dit à l'oreille : Il a cinquante mille livres de rente; cela le concerne tout seul, et il ne m'en fera jamais ni pis ni mieux. Si je commence à le regarder avec d'autres yeux, et si je ne suis pas maître de faire autrement, quelle sottise!

Un projet assez vain seroit de vouloir tourner un homme fort sot et fort riche en ridicule; les rieurs sont de son côté.

N**, avec un portier rustre, farouche, tirant sur le Suisse, avec un vestibule et une antichambre, pour peu qu'on y fasse languir quelqu'un et se morfondre, qu'il paroisse enfin avec une mine grave et une démarche mesurée, qu'il écoute un peu et ne reconduise point, quelque subalterne qu'il soit d'ailleurs, il fera sentir de lui-même quelque chose qui approche de la considération. :

Je vais, Clitiphon, à votre porte; le besoin que j'ai de vous me chasse de mon lit et de ma chambre : plût aux dieux que je ne fusse ni votre client, ni votre fâcheux ! Vos esclaves me disent que vous êtes enfermé, et que vous ne pouvez m'écouter que d'une heure entière : je reviens avant le temps qu'ils m'ont marqué, et ils me disent que vous êtes sorti. Que faites-vous, Clitiphon, dans cet endroit le plus reculé de votre appartement, de si laborieux qui vous empêche de m'entendre? Vous enfilez quelques mémoires, vous collationnez un registre, vous signez, vous paraphez je n'avois qu'une chose à vous demander, et vous n'aviez qu'un mot à me répondre, Oui, ou Non. Voulez-vous être rare? rendez service à ceux qui dépendent de vous vous le serez davantage par cette conduite que par ne vous pas laisser voir. O homme important et chargé d'affaires, qui, à votre tour, avez besoin de mes offices venez dans la solitude de mon cabinet! le philosophe est accessible; je ne vous remettrai point à un autre jour. Vous me trouverez sur les livres de Platon qui traitent de la spiritualité de l'ame et de sa distinction d'avec le corps, ou la plume à la main pour calculer les distances de Saturne et de Jupiter ; j'admire Dieu dans ses ouvrages, et je cherche, par la connoissance de la vérité, à régler mon esprit et devenir meilleur. Entrez, toutes les portes vous sont

[ocr errors]

Les partisans, qui avoient souvent commencé par être laquais.

[ocr errors]

ouvertes: mon antichambre n'est pas faite pour s'y ennuyer en m'attendant; passez jusqu'à moi sans me faire avertir. Vous m'apportez quelque chose de plus précieux que l'argent et l'or, si c'est une occasion de vous obliger: parlez, que voulez-vous que je fasse pour vous? Faut il quitter mes livres, mes études, mon ouvrage, cette ligne qui est commencée ? quelle interruption heureuse pour moi que celle qui vous est utile! Le manieur d'argent, l'homme d'affaires, est un ours qu'on ne sauroit apprivoiser; on ne le voit dans sa loge qu'avec peine; que dis-je? on ne le voit point; car d'abord on ne le voit pas encore, et bientôt on ne le voit plus. L'homme de lettres, au contraire, est trivial comme une borne au coin des places; il est vu de tous, et à toute heure, et en tous états, à table, au lit, nu, habillé, sain ou malade : il ne peut être important, et il ne le veut point être.

N'envions point à une sorte de gens leurs grandes richesses: ils les ont à titre onéreux, et qui ne nous accommoderoit point. Ils ont mis leur repos, leur santé, leur honneur et leur conscience pour les avoir : cela est trop cher, et il n'y a rien à gagner à un tel marché.

Les P. T. S. nous font sentir toutes les passions, l'une après l'autre. L'on commence par le mépris à cause de leur obscurité. On les envie ensuite, on les hait, on les craint, on les estime quelquefois, et on les respecte. L'on vit assez pour finir, à leur égard, par la compassion.

Sosie de la livrée a passé, par une petite recette, à une sousferme; et, par les concussions, la violence, et l'abus qu'il a fait de ses pouvoirs, il s'est enfin, sur les ruines de plusieurs familles, élevé à quelque grade: devenu noble par une charge, il ne lui manquoit que d'être homme de bien; une place de marguiller a fait ce prodige.

Arfure cheminoit seule et à pied vers le grand portique de Saint-** entendoit de loin le sermon d'un carme ou d'un docteur qu'elle ne voyoit qu'obliquement, et dont elle perdoit bien des paroles. Sa vertu étoit obscure, et sa dévotion connue comme sa personne. Son mari est entré dans le huitième denier : quelle monstrueuse fortune en moins de six années! Elle n'arrive à l'église

C'est sous le voile assez transparent de ces trois lettres que La Bruyère avoit jugé à propos de cacher le nom de partisans, que les éditeurs venus après lui ont écrit en entier. On ne peut pas croire que ce fût de sa part un ménagement pour les partisans de son temps, puisque ailleurs il les nomme en toutes lettres. Il ne vouloit peutêtre que procurer à ses lecteurs le petit plaisir de deviner cette espèce d'énigme,

« PreviousContinue »