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a le sien; et ce n'est qu'avec le temps, et après qu'on est initié au jargon d'une ville, qu'on sait enfin que M. B... est publiquement, depuis vingt années, le mari de madame L....'.

Telle autre femme, à qui le désordre manque pour mortifier son mari, y revient par sa noblesse et ses alliances, par la riche dot qu'elle a apportée, par les charmes de sa beauté, par son mérite, par ce que quelques uns appellent vertu.

Il y a peu de femmes si parfaites qu'elles empêchent un mari de se repentir, du moins une fois le jour, d'avoir une femme, ou de trouver heureux celui qui n'en a point.

Les douleurs muettes et stupides sont hors d'usage: on pleure, on récite, on répète, on est si touchée de la mort de son mari qu'on n'en oublie pas la moindre circonstance.

Ne pourroit-on point découvrir l'art de se faire aimer de sa femme?

Une femme insensible est celle qui n'a pas encore vu celui qu'elle doit aimer.

Il y avoit à Smyrne une très belle fille qu'on appeloit Émire, et qui étoit moins connue dans toute la ville par sa beauté que par la sévérité de ses mœurs, et surtout par l'indifférence qu'elle conservoit pour tous les hommes, qu'elle voyoit, disoit-elle, sans aucun péril, et sans d'autres dispositions que celles où elle se trouvoit pour ses amies ou pour ses frères. Elle ne croyoit pas la moindre partie de toutes les folies qu'on disoit que l'amour avoit fait faire dans tous les temps; et celles qu'elle avoit vues ellemême, elle ne les pouvoit comprendre elle ne connoissoit que l'amitié. Une jeune et charmante personne, à qui elle devoit cette expérience, la lui avoit rendue si douce qu'elle ne pensoit qu'à la faire durer, et n'imaginoit pas par quel autre sentiment elle pourroit jamais se refroidir sur celui de l'estime et de la confiance, dont elle étoit si contente. Elle ne parloit que d'Euphrosine, c'étoit le nom de cette fidèle amie; et tout Smyrne ne parloit que d'elle et d'Euphrosine : leur amitié passoit en proverbe. Émire avoit deux frères qui étoient jeunes, d'une excellente beauté, et dont toutes les femmes de la ville étoient éprises; et il est vrai qu'elle les aima toujours comme une sœur aime ses frères. Il y eut un prêtre de Jupiter qui avoit accès dans la maison de son père, à qui elle plut,

* B et L sont encore de ces lettres initiales d'une signification vaine et incertaine, que La Bruyère employoit pour dépayser ses lecteurs, et les dégoûter des applications.

qui osa le lui déclarer, et ne s'attira que du mépris; un vieillard qui, se confiant en sa naissance et en ses grands biens, avoit eu la même audace, eut aussi la même aventure. Elle triomphoit cependant; et c'étoit jusqu'alors au milieu de ses frères, d'un prêtre et d'un vieillard qu'elle se disoit insensible. Il sembla que le ciel voulût l'exposer à de plus fortes épreuves, qui ne servirent néanmoins qu'à la rendre plus vaine, et qu'à l'affermir dans la réputation d'une fille que l'amour ne pouvoit toucher. De trois amants que ses charmes lui acquirent successivement, et dont elle ne craignit pas de voir toute la passion, le premier, dans un transport amoureux, se perça le sein à ses pieds; le second, plein de désespoir de n'être pas écouté, alla se faire tuer à la guerre de Crète; et le troisième mourut de langueur et d'insomnie. Celui qui les devoit venger n'avoit pas encore paru. Ce vieillard qui avoit été si malheureux dans ses amours s'en étoit guéri par des réflexions sur son âge et sur le caractère de la personne à qui il vouloit plaire; il desira de continuer de la voir, et elle le souffrit. Ilui amena un jour son fils, qui étoit jeune, d'une physionomie agréable, et qui avoit une taille fort noble. Elle le vit avec intérêt; et comme il se tut beaucoup en la présence de son père, elle trouva qu'il n'avoit pas assez d'esprit, et desira qu'il en eût eu davantage. Il la vit seule, parla assez, et avee esprit; mais comme il la regarda peu, et qu'il parla encore moins d'elle et de sa beauté, elle fut surprise et comme indignée qu'un homme si bien fait et si spirituel ne fût pas galant. Elle s'entretint de lui avec son amie, qui voulut le voir. Il n'eut des yeux que pour Euphrosine : il lui dit qu'elle étoit belle; et Émire, si indifférente, devenue jalouse, comprit que Etésiphon étoit persuadé de ce qu'il disoit, et que non seulement il étoit galant, mais même qu'il étoit tendre. Elle se trouva depuis ce temps moins libre avec son amie. Elle desira de les voir ensemble une seconde fois pour être plus éclaircie, et une seconde eutrevue lui fit voir encore plus qu'elle ne craignoit de voir, et changea ses soupçons en certitude. Elle s'éloigne d'Euphrosine, ne lui connoît plus le mérite qui l'avoit charmée, perd le goût de sa conversation: elle ne l'aime plus, et ce changement lui fait sentir que l'amour dans son cœur a pris la place de l'amitié. Ctésiphon et Euphrosine se voient tous les jours, s'aiment, songent à s'épouser, s'épousent. La nouvelle s'en répand par toute la ville; et l'on public que deux personnes enfin ont eu cette joie si rare de se marier à ce qu'ils aimoient. Émire l'apprend, et s'en désespère. Elle ressent

tout son amour : elle recherche Euphrosine pour le seul plaisir de revoir Ctésiphon; mais ce jeune mari est encore l'amant de sa femme, et trouve une maîtresse dans une nouvelle épouse: il ne voit dans Emire que l'amie d'une personne qui lui est chère. Cette fille infortunée perd le sommeil, et ne veut plus manger : elle s'affoiblit; son esprit s'égare; elle prend son frère pour Ctésiphon, et elle lui parle comme à un amant. Elle se détrompe, rougit de son égarement; elle retombe bientôt dans de plus grands, et n'en rougit plus : elle ne les connoît plus. Alors elle craint les hommes, mais trop tard: c'est sa folie; elle a des intervalles où sa raison lui revient, et où elle gémit de la retrouver. La jeunesse de Smyrne, qui l'a vue si fière et si insensible, trouve que les dieux l'ont trop punie.

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Il y a un goût dans la pure amitié où ne peuvent atteindre ceux qui sont nés médiocres.

L'amitié peut subsister entre des gens de différents sexes, exempte même de toute grossièreté. Une femme cependant regarde toujours un homme comme un homme; et, réciproquement, un homme regarde une femme comme une femme. Cette liaison n'est ni passion ni amitié pure; elle fait une classe à part.

L'amour nait brusquement, sans autre réflexion, par tempérament, ou par foiblesse un trait de beauté nous fixe, nous détermine. L'amitié, au contraire, se forme peu à peu, avec le temps, par la pratique, par un long commerce. Combien d'esprit, de bonté de cœur, d'attachement, de services et de complaisance, dans les amis, pour faire en plusieurs années bien moins que ne fait quelquefois en un moment un beau visage ou une belle main !

Le temps, qui fortifie les amitiés, affoiblit l'amour.

Tant que l'amour dure, il subsiste de soi-même, et quelquefois par les choses qui semblent le devoir éteindre, par les caprices, par les rigueurs, par l'éloignement, par la jalousie, L'amitié, au contraire, a besoin de secours; elle périt faute de soins, de confiance et de complaisance.

Il est plus ordinaire de voir un amour extrême qu'une parfaite amitié.

L'amour et l'amitié s'excluent l'un l'autre.

Celui qui a eu l'expérience d'un grand amour néglige l'amitié, et celui qui est épuisé sur l'amitié n'a encore rien fait pour l'a

mour.

L'amour commence par l'amour, et l'on ne sauroit passer de la plus forte amitié qu'à un amour foible.

Rien ne ressemble mieux à une vive amitié que ces liaisons que l'intérêt de notre amour nous fait cultiver.

L'on n'aime bien qu'une seule fois, c'est la première. Les amours qui suivent sont moins involontaires.

L'amour qui naît subitement est le plus long à guérir.

L'amour qui croît peu à peu, et par degrés, ressemble trop à l'amitié pour être une passion violente.

Celui qui aime assez pour vouloir aimer un million de fois plus qu'il ne fait ne cède en amour qu'à celui qui aime plus qu'il ne voudroit.

Si j'accorde que dans la violence d'une grande passion on peut aimer quelqu'un plus que soi-même, à qui ferai-je plus de plaisir, ou à ceux qui aiment, ou à ceux qui sont aimés ?

Les hommes souvent veulent aimer, et ne sauroient y réussir; ils cherchent leur défaite sans pouvoir la rencontrer; et, si j'ose ainsi parler, ils sont contraints de demeurer libres.

Ceux qui s'aiment d'abord avec la plus violente passion contribuent bientôt chacun de leur part à s'aimer moins, et ensuite à ne s'aimer plus. Qui d'un homme ou d'une femme met davantage du sien dans cette rupture? il n'est pas aisé de le décider. Les femmes accusent les hommes d'être volages, et les hommes disent qu'elles sont légères.

Quelque délicat que l'on soit en amour, on pardonne plus de fautes que dans l'amitié.

C'est une vengeance douce à celui qui aime beaucoup, de faire, par tout son procédé, d'une personne ingrate une très ingrate.

Il est triste d'aimer sans une grande fortune, et qui nous donne les moyens de combler ce que l'on aime, et le rendre si heureux qu'il n'ait plus de souhaits à faire.

S'il se trouve une femme pour qui l'on ait eu une grande passion, et qui ait été indifférente, quelques importants services qu'elle nous rende dans la suite de notre vie, l'on court un grand risque d'être ingrat.

Une grande reconnoissance emporte avec soi beaucoup de goût et d'amitié pour la personne qui nous oblige.

ce qu'on aime? ne seroit-il pas dur et pénible de ne leur en point faire?

Il y a du plaisir à rencontrer les yeux de celui à qui l'on vient de donner.

Je ne sais si un bienfait qui tombe sur un ingrat, et ainsi sur un indigne, ne change pas de nom, et s'il méritoit plus de reconnoissance.

La libéralité consiste moins à donner beaucoup qu'à donner à propos,

S'il est vrai que la pitié ou la compassion soit un retour vers nous-mêmes, qui nous met en la place des malheureux, pourquoi tirent-ils de nous si peu de soulagement dans leurs misères?

Il vaut mieux s'exposer à l'ingratitude que de manquer aux misérables.

L'expérience confirme que la mollesse ou l'indulgence pour soi et la dureté pour les autres n'est qu'un seul et même vice.

Un homme dur au travail et à la peine, inexorable à soi-même, n'est indulgent aux autres que par un excès de raison.

Quelque désagrément qu'on ait à se trouver chargé d'un indigent, l'on goûte à peine les nouveaux avantages qui le tirent enfin de notre sujétion de même, la joie que l'on reçoit de l'élévation de son ami est un peu balancée par la petite peine qu'on a de le voir au-dessus de nous, ou s'égaler à nous. Ainsi l'on s'accorde mal avec soi-même; car l'on veut des dépendants, et qu'il n'en coûte rien l'on veut aussi le bien de ses amis; et, s'il arrive, ce n'est pas toujours par s'en réjouir que l'on

commence.

On convie, on invite; on offre sa maison, sa table, son bien et ses services rien ne coûte qu'à tenir parole.

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C'est assez pour soi d'un fidèle ami; c'est même beaucoup de l'avoir rencontré : on ne peut en avoir trop pour le service des autres.

Quand on a assez fait auprès de certaines personnes pour avoir dû se les acquérir, si cela ne réussit point, il y a encore une ressource, qui est de ne plus rien faire.

Vivre avec ses ennemis comme s'ils devoient un jour être nos amis, et vivre avec nos amis comme s'ils pouvoient devenir nos ennemis, n'est ni selon la nature de la haine, ni selon

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