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LES CARACTÈRES,

OU

LES MOEURS DE CE SIÈCLE.

Admonere voluimus, non mordere ; prodesse,

non lædere; consulere moribus hominum, nou officere.

- ERASM.

Je rends au public ce qu'il m'a prêté : j'ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage; il est juste que, l'ayant achevé avec toute l'attention pour la vérité dont je suis capable, et qu'il mérite de moi, je lui en fasse la restitution. H peut regarder avec loisir ce portrait que j'ai fait de lui d'après nature, et, s'il se connoît quelques uns des défauts que je touche, s'en corriger. C'est l'unique fin que l'on doit se proposer en écrivant, et le succès aussi que l'on doit moins se promettre. Mais, comme les hommes ne se dégoûtent point du vice, il ne faut pas aussi se lasser de le leur reprocher: ils seroient peut-être pires s'ils venoient à manquer de censeurs ou de critiques : c'est ce qui fait que l'on préche et que l'on écrit. L'orateur et l'écrivain ne sauroient vaincre la joie qu'ils ont d'être applaudis: mais ils devroient rougir d'euxmêmes s'ils n'avoient cherché, par leurs discours ou par leurs écrits, que des éloges : outre que l'approbation la plus sûre et la moins équivoque est le changement de moeurs et la réformation de ceux qui les lisent ou qui les écoutent. On ne doit parler, on ne doit écrire que pour l'instruction; et, s'il arrive que l'on plaise, il ne faut pas néanmoins s'en repentir, si cela sert à insinuer et à faire recevoir les vérités qui doivent instruire : quand donc il s'est glissé dans un livre quelques pensées ou quelques réflexions qui n'ont ni le feu, ni le tour, ni la vivacité des autres, bien qu'elles semblent y être admises pour la variété, pour délasser l'esprit, pour le rendre plus présent et plus attentif à ce qui va suivre, à moins que d'ailleurs elles ne soient sensibles, familières, instructives, accommodées au simple peuple, qu'il n'est pas permis de

négliger, le lecteur peut les condamner, et l'auteur les doit proscrire : voilà la règle. Il y en a une autre, et que j'ai intérêt que l'on veuille suivre, qui est de ne pas perdre mon titre de vue, et de penser toujours, et dans toute la lecture de cet ouvrage, que ce sont les caractères ou les mœurs de ce siècle que je décris : car, bien que je les tire souvent de la cour de France, et des hommes de ma nation, on ne peut pas néanmoins les restreindre à une seule cour, ni les renfermer en un seul pays, sans que mon livre ne perde beaucoup de son étendue et de son utilité, ne s'écarte du plan que je me suis fait d'y peindre les hommes en général, comme des raisons qui entrent dans l'ordre des chapitres, et dans une certaine suite insensible des réflexions qui les composent. Après cette précaution si nécessaire, et dont on pénètre assez les conséquences, je crois pouvoir protester contre tout chagrin, toute plainte, toute maligne interprétation, toute fausse application, et toute censure; contre les froids plaisants et les lecteurs malintentionnés. Il faut savoir lire, et ensuite se taire, ou pouvoir rapporter ce qu'on a lu, et ni plus ni moins que ce qu'on a lu; et, si on le peut quelquefois, ce n'est pas assez, il faut encore le vouloir faire : sans ces conditions, qu'un auteur exact et scrupuleux test en droit d'exiger de certains esprits pour l'unique récompense de son travail, je doute qu'il doive continuer d'écrire, s'il préfère du moins sa propre satisfaction à l'utilité de plusieurs et au zèle de la vérité. J'avoue d'ailleurs que j'ai balancé dès l'année 1690, et avant la cinquième édition, entre l'impatience de donner à mon ⚫ livre plus de rondeur et une meilleure forme par de nouveaux ca-ractères, et la crainte de faire dire à quelques uns: Ne finiront-ils point, ces Caractères, et ne verrons-nous jamais autre chose de cét écrivain? Des gens sages me disoient d'une part: La matière est solide, utile, agréable, inépuisable; vivez long-temps, et traitez-la sans interruption pendant que vous vivrez; que pourriezvous faire de mieux? il n'y a point d'année que les folies des hommes ne puissent vous fournir un volume. D'autres, avec beaucoup de raison, me faisoient redouter les caprices de la multitude et la légèreté du public, de qui j'ai néanmoins de si grands sujets d'être content, et ne manquoient pas de me suggérer que, personne presque depuis trente années ne lisant plus que pour lire, il falloit aux hommes, pour les amuser, de nouveaux chapitres et un nou-veau titre ; que cette indolence avoit rempli les boutiques et peuplé le monde, depuis tout ce temps, de livres froids et ennuyeux,

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d'un mauvais style et de nulle ressource, sans règles et sans la moindre justesse, contraires aux mœurs et aux bienséances, écrits avec précipitation, et lus de même, seulement par leur nouveauté ; et que, si je ne savois qu'augmenter un livre raisonnable, le mieux que je pouvois faire étoit de me reposer. Je pris alors quelque chose de ces deux avis si opposés, et je gardai un tempérament >qui les rapprochoit : je ne feignis point d'ajouter quelques nou~velles remarques à celles qui avoient déja grossi du double la pre-mière édition de mon ouvrage; mais, afin que le public ne fût point obligé de parcourir ce qui étoit ancien pour passer à ce qu'il y avoit de nouveau, et qu'il trouvât sous ses yeux ce qu'il avoit seulement envie de lire, je pris soin de lui désigner cette seconde augmentation par une marque particulière : je crus aussi qu'il ne seroit pas inutile de lui distinguer la première augmentation par une autre marque plus simple, qui servit à lui montrer le progrès de mes Caractères, et à aider son choix dans la lecture qu'il en voudroit faire et, comme il pouvoit craindre que ce progrès n'allåt à l'infini, j'ajoutois à toutes ces exactitudes une promesse sincère de ne plus rien hasarder en ce genre. Que si quelqu'un m'accuse d'avoir manqué à ma parole, en insérant dans les trois éditions qui ont suivi un assez grand nombre de nouvelles remarques, il verra du moins qu'en les confondant avec les anciennes par la suppression entière de ces différences, qui se voient par apostille, j'ai moins pensé à lui faire rien lire de nouveau, qu'à laisser peut être un ouvrage de mœurs plus complet, plus fini et plus régulier, à la postérité. Ce ne sont point, au reste, des maximes que j'ai voulu écrire: elles sont comme des lois dans la morale; et j'avoue que je n'ai ni assez d'autorité ni assez de génie pour faire le législateur. Je sais même que j'aurois péché contre : l'usage des maximes, qui veut qu'à la manière des oracles elles soient courtes et concises. Quelques unes de ces remarques le sont, quelques autres sont plus étendues on pense les choses d'une manière différente, et on les explique par un tour aussi tout différent, par une sentence, par un raisonnement, par une métaphore “ou quelque autre figure, par un parallèle, par une simple comparaison, par un fait tout entier, par un seul trait, par une description, par une peinture de là procède la longueur ou la brièveté de mes réflexions. Ceux enfin qui font des maximes veulent être

“On a retranché ces marques, devenues actuellement inutiles.

crus je consens au contraire que l'on dise de moi que je n'ai pas quelquefois bien remarqué, pourvu que l'on remarque mieux.

:

DES OUVRAGES DE L'ESPRIT.

Tout est dit et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent. Sur ce qui concerne les moeurs, le plus beau et le meilleur est enlevé : l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes.

Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments: c'est une trop grande entreprise.

C'est un métier que de faire un livre, comme de faire une pendule. Il faut plus que de l'esprit pour être auteur. Un magistrat alloit par son mérite à la première dignité, il étoit homme délié et pratique dans les affaires; il a fait imprimer un ouvrage moral qui est rare par le ridicule.

Il n'est pas si aisé de se faire un nom par un ouvrage parfait, que d'en faire valoir un médiocre par le nom qu'on s'est déja acquis.

Un ouvrage satirique ou qui contient des faits, qui est donné en feuilles sous le manteau, aux conditions d'être rendu de même, s'il est médiocre, passe pour merveilleux : l'impression est l'écueil.

Si l'on ôte de beaucoup d'ouvrages de morale l'avertissement au lecteur, l'épitre dédicatoire, la préface, la table, les approbations, il reste à peine assez de pages pour mériter le nom de livre.

Il y a de certaines choses dont la médiocrité est insupportable : la poésie, la musique, la peinture, le discours public.

Quel supplice que celui d'entendre déclamer pompeusement un froid discours, ou prononcer de médiocres vers avec toute l'emphase d'un mauvais poëte!

Certains poëtes sont sujets dans le dramatique à de longues suites de vers pompeux, qui semblent forts, élevés, et remplis de grands sentiments. Le peuple écoute avidement, les yeux élevés et la bouche ouverte, croit que cela lui plaît, et à mesure qu'il y comprend moins l'admire davantage; il n'a pas le temps de respirer, il a à peine celui de se récrier et d'applaudir. J'ai cru autre

fois, et dans ma première jeunesse, que ces endroits étoient clairs et intelligibles pour les acteurs, pour le parterre et l'amphithéâtre; que leurs auteurs s'entendoient eux-mêmes, et qu'avec toute l'attention que je donnois à leur récit, j'avois tort de n'y rien entendre je suis détrompé.

L'on n'a guère vu, jusqu'à présent, un chef-d'œuvre d'esprit qui soit l'ouvrage de plusieurs. Homère a fait l'Iliade; Virgile, l'Énéide; Tite-Live, ses Décades; et l'Orateur romain ses Orai-

sons.

Il y a dans l'art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature: celui qui le sent et qui l'aime a le goût. parfait; celui qui ne le sent pas, et qui aime en-deçà ou au-delà, a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l'on dispute des goûts avec fondement.

Il y a beaucoup plus de vivacité que de goût parmi les hommes; ou, pour mieux dire, il y a peu d'hommes dont l'esprit soit accompagné d'un goût sûr et d'une critique judicieuse.

La vie des héros a enrichi l'histoire, et l'histoire a embelli les actions des héros ainsi je ne sais qui sont plus redevables, ou ceux qui ont écrit l'histoire à ceux qui leur en ont fourni une si noble matière, ou ces grands hommes à leurs historiens.

Amas d'épithètes, mauvaises louanges: ce sont les faits qui louent, et la manière de les raconter.

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Tout l'esprit d'un auteur consiste à bien définir et à bien peindre. Moïse, HOMERE, PLATON, VIRGILE, HORACE, ne sont audessus des autres écrivains que par leurs expressions et leurs images: il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement, fortement, délicatement.

On a dû faire du style ce qu'on a fait de l'architecture; on a entièrement abandonné l'ordre gothique, que la barbarie avoit introduit pour les palais et pour les temples; on a rappelé le dorique, l'ionique et le corinthien: ce qu'on ne voyoit plus que dans les ruines de l'ancienne Rome et de la vieille Grèce, devenu moderne, éclate dans nos portiques et dans nos péristyles. De même on ne sauroit en écrivant rencontrer le parfait, et, s'il se peut, surpasser les anciens que par leur imitation.

Combien de siècles se sont écoulés avant que les hommes dans

'Quand même on ne le considère que comme un homme qui a écrit.

(Note de La Bruyère.)

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