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COMPARAISON DES ANCIENS CHRÉTIENS

AVEC CEUX D'Aujourd'hui.

On ne voyoit, à la naissance de l'Église, que des chrétiens parfaitement instruits dans tous les points nécessaires au salut: au lieu que l'on voit aujourd'hui une ignorance si grossière, qu'elle fait gémir tous ceux qui ont des sentiments de tendresse pour l'Église. On n'entroit alors dans l'Église qu'après de grands travaux et de longs desirs: on s'y trouve maintenant sans aucune peine, sans soin, et sans travail. On n'y étoit admis qu'après un examen très exact; on y est reçu maintenant avant qu'on soit en état d'être examiné. On n'y étoit reçu alors qu'après avoir abjuré sa vie passée, qu'après avoir renoncé au monde, et à la chair, et au diable: on y entre maintenant avant qu'on soit en état de faire aucune de ces choses. Enfin il falloit autrefois sortir du monde pour être reçu dans l'Église au lieu qu'on entre aujourd'hui dans l'Église au même temps que dans le monde. On connoissoit alors, par ce procédé, une distinction essentielle du monde avec l'Église; on les considéroit comme deux contraires, comme deux ennemis irréconciliables, dont l'un persécute l'autre sans discontinuation, et dont le plus foible, en apparence, doit un jour triompher du plus fort entre ces deux partis contraires, on quittoit l'un pour entrer dans l'autre ; on abandonnoit les maximes de l'un pour suivre celles de l'autre ; on se dévétoit des sentiments del'un pour se revêtir des sentiments de l'autre ; enfin on quittoit, on renonçoit, on abjuroit le monde où l'on avoit reçu sa première naissance, pour se vouer totalement à l'Église, où l'on prenoit comme sa seconde naissance; et ainsi on concevoit une très grande différence entre l'un et l'autre : aujourd'hui on se trouve presque en même temps dans l'un comme dans l'autre ; et le même moment qui nous fait naître au monde nous fait renaître dans l'Église; de sorte que la raison survenant ne fait plus de distinction de ces deux mondes si contraires; elle s'élève et se forme dans l'un et dans l'autre tout ensemble; on fréquente les sacrements, et on jouit des plaisirs de ce monde ; et ainsi, au lieu qu'autrefois on voyoit une distinction essentielle entre l'un et l'autre, on les voit maintenant confondus et mêlés, en sorte qu'on ne les discerne quasi plus.

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De là vient qu'on ne voyoit autrefois entre les chrétiens que des personnes très instruites, au lieu qu'elles sont maintenant dans une ignorance qui fait horreur; de là vient qu'autrefois ceux qui avoient été rendus chrétiens par le baptême, et qui avoient quitté les vices du monde pour entrer dans la piété de l'Église, retomboient si rarement de l'Église dans le monde; au lieu qu'on ne voit maintenant rien de plus ordinaire que les vices du monde dans le cœur des chrétiens. L'Église des saints se trouve toute souillée par le mélange des méchants; et ses enfants, qu'elle a conçus et portés dès l'enfance dans ses flancs, sont ceux-là même qui portent dans son cœur, c'est-à-dire jusqu'à la participation de ses plus augustes mystères, le plus grand de ses ennemis, l'esprit du monde, l'esprit d'ambition, l'esprit de vengeance, l'esprit d'impureté, l'esprit de concupiscence : et l'amour qu'elle a pour ses enfants l'oblige d'admettre jusque dans ses entrailles le plus cruel de ses persécuteurs. Mais ce n'est pas à l'Église que l'on doit imputer les malheurs qui ont suivi un changement si funeste; car comme elle a vu que le délai du baptême laissoit un grand nombre d'enfants dans la malédiction d'Adam, elle a voulu les délivrer de cette masse de perdition en précipitant le secours qu'elle leur donne; et cette bonne mère ne voit qu'avec un regret extrême que ce qu'elle a procuré pour le salut de ses enfants devienne l'occasion de la perte des adultes.

Son véritable esprit est que ceux qu'elle retire dans un âge si tendre de la contagion du monde s'écartent bien loin des sentiments du monde. Elle prévient l'usage de la raison, pour prévenir les vices où la raison corrompue les entraîneroit; et avant que leur esprit puisse agir, elle les remplit de son esprit, afin qu'ils vivent dans l'ignorance du monde, et dans un état d'autant plus éloigné du vice qu'ils ne l'auront jamais connu. Cela paroît par les cérémonies du baptême; car elle n'accorde le baptême aux enfants qu'après qu'ils ont déclaré, par la bouche des parrains, qu'ils le desirent, qu'ils croient, qu'ils renoncent au monde et à Satan : et comme elle veut qu'ils conservent ces dispositions dans toute la suite de leur vie, elle leur commande expressément de les garder inviolablement; et elle enjoint, par un commandement indispensable, aux parrains d'instruire les enfants de toutes ces choses; car elle ne souhaite pas que ceux qu'elle a nourris dans son sein depuis l'enfance soient aujourd'hui moins instruits et moins zélés que ceux qu'elle admettoit autrefois au nombre des

siens; elle ne desire pas une moindre perfection dans ceux qu'elle nourrit que dans ceux qu'elle reçoit.

Cependant on en use d'une façon si contraire à l'intention de l'Église, qu'on ne peut y penser sans horreur. On ne fait quasi plus de réflexion sur un aussi grand bienfait, parcequ'on ne l'a jamais demandé, parcequ'on ne se souvient pas même de l'avoir reçu. Mais comme il est évident que l'Église ne demande pas moins de zèle dans ceux qui ont été élevés esclaves de la foi que dans ceux qui aspirent à le devenir, il faut se mettre devant les yeux l'exemple des catéchumènes, considérer leur ardeur, leur dévotion, leur horreur pour le monde, leur renoncement au monde; et si on ne les jugeoit pas dignes de recevoir le baptême sans ces dispositions, ceux qui ne les trouvent pas en eux doivent donc se soumettre à recevoir l'instruction qu'ils auroient eue s'ils commençoient à entrer dans la communion de l'Église : il faut de plus qu'ils se soumettent à une pénitence telle, qu'ils n'aient plus envie de la rejeter, et qu'ils aient moins d'aversion pour l'austérité de la mortification des sens qu'ils ne trouvent de charmes dans l'usage des délices vicieuses du péché.

Pour les disposer à s'instruire, il faut leur faire entendre la différence des coutumes qui ont été pratiquées dans l'Église suivant la diversité des temps. Dans l'Église naissante on enseignoi les catéchumènes, c'est-à-dire ceux qui prétendoient au baptême, avant que de le leur conférer; et on ne les y admettoit qu'après une pleine instruction des mystères de la religion, qu'après une pénitence de leur vie passée, qu'après une grande connoissance de la grandeur et de l'excellence de la profession de la foi et des maximes chrétiennes où ils desiroient entrer pour jamais, qu'après des marques éminentes d'une conversion véritable du cœur, et qu'après un extrême desir du baptême. Ces choses étant connues de toute l'Église, on leur conféroit le sacrement d'incorporation, par lequel ils devenoient membres de l'Église. Aujourd'hui le baptême ayant été accordé aux enfants avant l'usage de la raison, par des considérations très importantes, il arrive que là négligence des parents laisse vieillir les chrétiens sans aucune connoissance de notre religion.

Quand l'instruction précédoit le baptême, tous étoient instruits; mais maintenant que le baptême précède l'instruction, l'enseignement qui étoit nécessaire pour le sacrement est devenu volontaire, et ensuite négligé, et enfin presque aboli. La raison persuadoit de

la nécessité de l'instruction; de sorte que, quand l'instruction précédoit le baptême, la nécessité de l'un faisoit que l'on avoit recours à l'autre nécessairement: au lieu que le baptême précédant aujourd'hui l'instruction, comme on a été fait chrétien sans avoir été instruit, on croit pouvoir demeurer chrétien sans se faire instruire; et au lieu que les premiers chrétiens témoignoient tant de reconnoissance pour une grace que l'Église n'accordoit qu'à leurs longues prières, les chrétiens d'aujourd'hui ne témoignent que de l'ingratitude pour cette même grace, qu'elle leur accorde avant même qu'ils aient été en état de la demander. Si elle détestoit si fort les chutes des premiers chrétiens, quoique si rares, combien doit-elle avoir en abomination les chutes et les rechutes continuelles des derniers, quoiqu'ils lui soient beaucoup plus redevables, puisqu'elle les a tirés bien plus tôt et bien plus libéralement de la damnation où ils étoient engagés par leur première naissance! Elle ne peut voir, sans gémir, abuser de la plus grande de ses graces, et que ce qu'elle a fait pour assurer leur salut devienne l'occasion presque assurée de leur perte; car elle n'a pas changé d'esprit, quoiqu'elle ait changé de coutume.

FIN DES PENSÉES DE PASCAL.

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