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« tous les jours de ma vie mon Rédempteur qui les a mis en moi, et « qui d'un homme plein de foiblesse, de misère, de concupiscence, d'orgueil et d'ambition, a fait un homme exempt de tous ces maux, " par la force de la grace, à laquelle tout en est dû, n'ayant de moi « que la misère et l'horreur. »

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Il s'étoit ainsi dépeint lui-même, afin qu'ayant continuellement devant les yeux la voie par laquelle Dieu le conduisoit, il ne pût jamais s'en détourner. Les lumières extraordinaires jointes à la grandeur de son esprit n'empêchoient pas une simplicité merveilleuse qui paroissoit dans toute la suite de sa vie, et qui le rendoit exact à toutes les pratiques qui regardoient la religion. Il avoit un amour sensible pour tout l'office divin, mais surtout pour les petites heures, parcequ'elles sont composées du psaume 148, dans lequel il trouvoit tant de choses admirables, qu'il sentoit de la délectation à le réciter. Quand il s'entretenoit avec ses amis de la beauté de ce psaume, il se transportoit en sorte qu'il paroissoit hors de lui-même ; et cette méditation l'avoit rendu si sensible à toutes les choses par lesquelles on tache d'honorer Dieu, qu'il n'en négligeoit pas une. Lorsqu'on lui envoyoit des billets tous les mois, comme on fait en beaucoup de lieux, il les recevoit avec un respect admirable; il en récitoit tous les jours la sentence; et dans les quatre dernières années de sa vie, comme il ne pouvoit travailler, son principal divertissement étoit d'aller visiter les églises où il y avoit des reliques exposées, ou quelque solennité; et il avoit pour cela un almanach spirituel qui l'instruisoit des lieux où il y avoit des dévotions particulières; et il faisoit tout cela si dévotement et si simplement, que ceux qui le voyoient en étoient surpris: ce qui a donné lieu à cette belle parole d'une personne très vertueuse et très éclairée : Que la grâce de Dieu se fait connoître dans les grands esprits par les petites choses, et dans les esprits communs par les grandes.

Cette grande simplicité paroissoit lorsqu'on lui parloit de Dieu, ou de lui-même ; de sorte que, la veille de sa mort, un écclésiastique, qui est un homme d'une très-grande science, et d'une très grande vertu, l'étant venu voir, comme il l'avoit souhaité, et ayant demeuré une heure avec lui, il en sortit si édifié, qu'il me dit: Allez, consolezvous; si Dieu l'appelle, vous avez bien sujet de le louer des graces qu'il lui fait; j'avois toujours admiré beaucoup de grandes choses en lui, mais je n'y avois jamais remarqué la grande simplicité que je viens de voir cela est incomparable dans un esprit tel que le sien; je voudrois de tout mon cœur être en sa place.

M. le curé de Saint-Étienne', qui l'a vu dans sa maladie, y voyoit la même chose, et disoit à toute heure : C'est un enfant : il est humble, il est soumis comme un enfant. C'est par cette même simplicité qu'on avoit une liberté tout entière pour l'avertir de ses défauts, et il se ren'C'étoit le père Beurrier, depuis abbé de Sainte-Geneviève.

doit aux avis qu'on lui donnoit, sans résistance. L'extrême vivacité de son esprit le rendoit quelquefois si impatient, qu'on avoit peine à le satisfaire; mais quand on l'avertissoit, ou qu'il s'apercevoit qu'il avoit fâché quelqu'un dans ses impatiences, il réparoît incontinent cela par des traitements si doux et par tant de bienfaits, que jamais il n'a perdu l'amitié de personne par là. Je tâche tant que je puis d'abréger, sans cela j'aurois bien des particularités à dire sur chacune des choses que j'ai marquées ; mais comme je ne veux pas m'étendre, je viens à sa dernière maladie.

Elle commença par un dégoût étrange qui lui prit deux mois avant sa mort : son médecin lui conseilla de s'abstenir de manger du solide, et de se purger. Pendant qu'il étoit dans cet état, il fit une action de charité bien remarquable. Il avoit chez lui un bonhomme avec sa femme et tout son ménage, à qui il avoit donné une chambre, et à qui il fournissoit du bois, tout cela par charité; car il n'en tiroit point d'autre service que de n'être point seul dans sa maison. Ce bonhomme avoit un fils, qui étant tombé malade, en ce temps-là, de la petite-vérole, mon frère, qui avoit besoin de mes assistances, eut peur que je n'eusse de l'appréhension d'aller chez lui à cause de mes enfants. Cela l'obligea à penser de se séparer de ce malade; mais comme il craignoit qu'il ne fût en danger si on le transportoit en cet état hors de sa maison, il aima mieux en sortir lui-même, quoiqu'il fût déja fort mal, disant : Il y a moins de danger pour moi dans ce changement de demeure; c'est pourquoi il faut que ce soit moi qui quitte. Ainsi il sortit de sa maison le 29 juin, pour venir chez nous, et il n'y rentra jamais; car trois jours après il commença d'être attaqué d'une colique très violente qui lui ôtoit absolument le sommeil. Mais comme il avoit une grande force d'esprit et un grand courage, il enduroit ses douleurs avec une patience admirable. Il ne laissoit pas de se lever tous les jours et de prendre lui-même ses remèdes, sans vouloir souffrir qu'on lui rendît le moindre service. Les médecins qui le traitoient voyoient que ses douleurs étoient considérables; mais parcequ'il avoit le pouls fort bon, sans aucune altération ni apparence de fièvre, ils assuroient qu'il n'y avoit aucun péril, se servant même de ces mots : Il n'y a pas la moindre ombre de danger. Nonobstant ce discours, voyant que la continuation de ses douleurs et de ses grandes veilles l'affoiblissoit, dès le quatrième jour de sa colique, et avant même que d'être alité, il envoya quérir M. le curé et se confessa. Cela fit du bruit parmi ses amis, et en obligea quelques uns de le venir voir, tout épouvantés d'appréhension. Les médecins mêmes en furent si surpris, qu'ils ne purent s'empêcher de le témoigner, disant que c'étoit une marque d'appréhension à quoi ils ne s'attendoient pas de sa part. Mon frère voyant l'émotion que cela avoit causée, en fut fâché et me dit: J'eusse voulu communier; mais puisque je vois qu'on est surpris de ma confession, j'aurois

peur qu'on ne le fût davantage; c'est pourquoi il vaut mieux différer. M. le curé ayant été de cet avis, il ne communia pas. Cependant son mal continuoit ; et comme M. le curé le venoit voir de temps en temps par visite, il ne perdoit pas une de ces occasions pour se confesser, et n'en disoit rien, de peur d'effrayer le monde, parceque les médecins assuroient toujours qu'il n'y avoit nul danger à sa maladie ; et en effet il Ꭹ eut quelque diminution en ses douleurs, en sorte qu'il se levoit quelquefois dans sa chambre. Elles ne le quittèrent jamais néanmoins tout-à-fait, et même elles revenoient quelquefois, et il maigrissoit aussi beaucoup, ce qui n'effrayoit pas beaucoup les médecins: mais, quoi qu'ils pussent dire, il dit toujours qu'il étoit en danger, et ne manqua pas de se confesser toutes les fois que M. le curé le venoit voir. Il fit même son testament durant ce temps-là, où les pauvres ne furent pas oubliés, et il se fit violence pour ne leur pas donner davantage, car il me dit que si M. Périer eût été à Paris, et qu'il y eût consenti, il auroit disposé de tout son bien en faveur des pauvres ; et enfin il n'avoit rien dans l'esprit et dans le cœur que les pauvres, et il me disoit quelquefois : D'où vient que je n'ai jamais rien fait pour les pauvres, quoique j'aie toujours eu un si grand amour pour eux? Je lui dis : C'est que vous n'avez jamais eu assez de bien pour leur donner de grandes assistances. Et il me répondit : Puisque je n'avois pas de bien pour leur en donner, je devois leur avoir donné mon temps et ma peine; c'est à quoi j'ai failli; et si les médecins disent vrai, et si Dieu permet que je me relève de cette maladie, je suis résolu de n'avoir point d'autre emploi ni point d'autre occupation tout le reste de ma vie que le service des pauvres. Ce sont les sentiments dans lesquels Dieu l'a pris.

Il joignoit à cette ardente charité pendant sa maladie une patience si admirable, qu'il édifioit et surprenoit toutes les personnes qui étoient autour de lui; et il disoit à ceux qui lui témoignoient avoir de la peine de voir l'état où il étoit que, pour lui, il n'en avoit pas, et qu'il appréhendoit même de guérir; et quand on lui en demandoit la raison, il disoit : C'est que je connois les dangers de la santé et les avantages de la maladie. Il disoit encore au plus fort de ses douleurs, quand on s'affligeoit de les lui voir souffrir: Ne me plaignez point; la maladie est l'état naturel des chrétiens, parcequ'on est par là comme on devroit toujours être, dans la souffrance des maux, dans la privation de tous les biens et de tous les plaisirs des sens, exempt de toutes les passions qui travaillent pendant tout le cours de la vie, sans ambition, sans avarice, dans l'attente continuelle de la mort. N'est-ce pas ainsi que les chrétiens devroient passer la vie? Et n'est-ce pas un grand bonheur quand on se trouve par nécessité dans l'état où l'on est obligé d'être, et qu'on n'a autre chose à faire qu'à se soumettre humblement et paisiblement? C'est pourquoi je ne demande autre

chose que de prier Dieu qu'il me fasse cette grace. Voilà dans quel esprit il enduroit tous ses maux.

Il souhaitoit beaucoup de communier; mais les médecins s'y opposoient, disant qu'il ne le pouvoit faire à jeun, à moins que ce ne fût la nuit ce qu'il ne trouvoit pas à propos de faire sans nécessité, et que pour communier en viatique il falloit être en danger de mort; ce qui ne se trouvant pas en lui, ils ne pouvoient pas lui donner ce conseil. Cette résistance le fâchoit ; mais il étoit contraint d'y céder. Cependant sa colique continuant toujours, on lui ordonna de boire des eaux, qui en effet le soulagèrent beaucoup : mais au sixième d'août il sentit un grand étourdissement avec une grande douleur de tête ; et quoique les médecins ne s'étonnassent pas de cela, et qu'ils l'assurassent que ce n'étoit que la vapeur des eaux, il ne laissa pas de se confesser, et il demanda avec des instances incroyables qu'on le fit communier, et qu'au nom de Dieu on trouvât moyen de remédier à tous les inconvénients qu'on lui avoit allégués jusqu'alors; et il pressa tant pour cela, qu'une personne qui se trouva présente lui reprocha qu'il avoit de l'inquiétude, et qu'il devoit se rendre au sentiment de ses amis; qu'il se portoit mieux, et qu'il n'avoit presque plus de colique, et que ne lui restant plus qu'une vapeur d'eau, il n'étoit pas juste qu'il se fit porter le saint-sacrement; qu'il valoit mieux différer, pour faire cette action à l'église. Il répondit à cela : On ne sent pas mon mal, et on y sera trompé ; ma douleur de tête a quelque chose de fort extraordinaire. Néanmoins voyant une si grande opposition à son desir, il n'osa plus en parler; mais il dit : Puisqu'on ne me veut pas accorder cette grace, j'y voudrois bien suppléer par quelque bonne œuvre, et ne pouvant pas communier dans le chef, je voudrois bien communier dans les membres; et pour cela j'ai pensé d'avoir céans un pauvre malade à qui on rende les mêmes services comme à moi, qu'on prenne une garde exprès, et enfin qu'il n'y ait aucune différence de lui à moi, afin que j'aie cette consolation de savoir qu'il y a un pauvre aussi bien traité que moi, dans la confusion que je souffre de me voir dans la grande abondance de toutes choses où je me vois. Car quand je pense qu'au même temps que je suis si bien, il y a une infinité de pauvres qui sont plus malades que moi, et qui manquent des choses les plus nécessaires, cela me fait une peine que je ne puis supporter, et ainsi je vous prie de demander un malade à M. le curé pour le dessein que j'ai.

J'envoyai à M. le curé à l'heure même, qui manda qu'il n'y en avoit point qui fût en état d'être transporté; mais qu'il lui donneroit, aussitôt qu'il seroit guéri, un moyen d'exercer sa charité, en se chargeant d'un vieux homme dont il prendroit soin le reste de sa vie : car M. le curé ne doutoit pas alors qu'il ne dût guérir.

Comme il vit qu'il ne pouvoit pas avoir un pauvre en sa maison avec

lui, il me pria donc de lui faire cette grace de le faire porter aux Incurables, parcequ'il avoit grand desir de mourir en la compagnie des pauvres. Je lui dis que les médecins ne trouvoient pas à propos de le transporter en l'état où il étoit : ce qui le fâcha beaucoup; il me fit promettre que s'il avoit un peu de relâche, je lui donnerois cette satisfaction.

Cependant cette douleur de tête augmentant, il la souffroit toujours comme tous les autres maux, c'est-à-dire sans se plaindre, et une fois, dans le plus fort de sa douleur, le dix-septième d'août, il me pria de faire une consultation; mais il entra en même temps en scrupule, et me dit: Je crains qu'il n'y ait trop de recherche dans cette demande. Je ne laissai pourtant pas de la faire; et les médecins lui ordonnèrent de boire du petit-lait, lui assurant toujours qu'il n'y avoit nul danger, et que ce n'étoit que la migraine mêlée avec la vapeur des eaux. Néanmoins, quoi qu'ils pussent dire, il ne les crut jamais, et me pria d'avoir un ecclésiastique pour passer la nuit auprès de lui; et moi-même je le trouvai si mal, que je donnai ordre, sans en rien dire, d'apporter des cierges et tout ce qu'il falloit pour le faire communier le lendemain matin.

lui

Ces apprêts ne furent pas inutiles; mais ils servirent plus tôt que nous n'avions pensé : car environ minuit il lui prit une convulsion si violente, que, quand elle fut passée, nous crûmes qu'il étoit mort, et nous avions cet extrême déplaisir avec tous les autres, de le voir mourir sans le saint-sacrement, après l'avoir demandé si souvent avec tant d'instance. Mais Dieu, qui vouloit récompenser un desir si fervent et si juste, suspendit comme par miracle cette convulsion, et lui rendit son jugement entier, comme dans sa parfaite santé; en sorte que M. le curé, entrant dans sa chambre avec le saint-sacrement, cria: Voici celui que vous avez tant desiré. Ces paroles achevèrent de le réveiller; et comme M. le curé approcha pour lui donner la communion, il fit un effort, et il se leva seul à moitié, pour le recevo'r avec plus de respect; et M. le curé l'ayant interrogé, suivant la coutume, sur les principaux mystères de la foi, il répondit distinctement: Oui, monsieur, je crois tout cela de tout mon cœur. Ensuite il reçut le saint viatique et l'extrême-onction avec des sentiments si tendres, qu'il en versoit des larmes. Il répondit à tout, remercia M. le curé; et lorsqu'il le bénit avec le saint ciboire, il dit : Que Dieu ne m'abandonne jamais! Ce qui fut comme ses dernières paroles; car après avoir fait son action de graces, un moment après ses convulsions le reprirent, qui ne le quittèrent plus, et qui ne lui laissèrent pas un instant de liberté d'esprit; elles durèrent jusqu'à sa mort, qui fut vingt-quatre heures après, le dix-neuvième d'août m'l six cent soixante deux, à une heure du matin, âgé de trente-neuf ans deux mois.

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