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qui l'instruit de sa double capacité de recevoir et de perdre la grace, à cause du double péril où il est toujours exposé, de désespoir ou d'orgueil.

X.

Les philosophes ne prescrivoient point des sentiments proportionnés aux deux états. Ils inspiroient des mouvements de grandeur pure, et ce n'est pas l'état de l'homme. Ils inspiroient des mouvements de bassesse pure, et c'est aussi peu l'état de l'homme. Il faut des mouvements de bassesse, non d'une bassesse de nature, mais de pénitence; non pour y demeurer, mais pour aller à la grandeur. Il faut des mouvements de grandeur, mais d'une grandeur qui vienne de la grace, et non du mérite, et après avoir passé par la bassesse.

XI.

Nul n'est heureux comme un vrai chrétien, ni raisonnable, ni vertueux, ni aimable. Avec combien peu d'orgueil un chrétien se croit-il uni à Dieu! avec combien peu d'abjection s'égale-t-il aux vers de la terre!

Qui peut donc refuser à ces célestes lumières de les croire et de les adorer? Car n'est-il pas plus clair que le jour que nous sentons en nous-mêmes des caractères ineffaçables d'excellence? et n'estil pas aussi véritable que nous éprouvons à toute heure les effets de notre déplorable condition? Que nous crie donc ce chaos et cette confusion monstrueuse, sinon la vérité de ces deux états, avec une voix si puissante qu'il est impossible d'y résister?

XII.

Ce qui détourne les hommes de croire qu'ils sont capables d'être unis à Dieu n'est autre chose que la vue de leur bassesse. Mais s'ils l'ont bien sincère, qu'ils la suivent aussi loin que moi, et qu'ils reconnoissent que cette bassesse est telle en effet, que nous sommes par nous-mêmes incapables de connoître si sa miséricorde ne peut pas nous rendre capables de lui. Car je voudrois bien savoir d'où cette créature, qui se reconnoît si foible, a le droit de mesurer la miséricorde de Dieu, et d'y mettre les bornes que sa fantaisie lui suggère. L'homme sait si peu ce que c'est que Dieu, qu'il ne sait pas ce qu'il est lui-même : et, tout troublé de la vue de son propre état, il ose dire que Dieu ne peut pas le rendre capable de sa communication! Mais je voudrois lui demander si Dieu demande autre chose de lui, sinon qu'il l'aime et le connoisse; et pourquoi il croit que Dieu ne peut se rendre connoissable et aimable à lui,

puisqu'il est naturellement capable d'amour et de reconnoissance. Car il est sans doute qu'il connoît au moins qu'il est, et qu'il aimé quelque chose. Donc, s'il voit quelque chose dans les ténèbres où il est, et s'il trouve quelque sujet d'amour parmi les choses de la terre, pourquoi, si Dieu lui donne quelques rayons de son essence, ne sera-t-il pas capable de le connoître et de l'aimer en la manière qu'il lui plaira de se communiquer à lui? Il y a donc sans doute une présomption insupportable dans ces sortes de raisonnements, quoiqu'ils paroissent fondés sur une humilité apparente, qui n'est ni sincère, ni raisonnable, si elle ne nous fait confesser que, ne sachant de nous-mêmes qui nous sommes, nous ne pouvons l'apprendre que de Dieu.

ARTICLE VI.

SOUMISSION ET USAGE DE LA RAISON.

I.

La dernière démarche de la raison, c'est de connoître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent. Elle est bien foible si elle ne va jusque-là. Il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut, se soumettre où il faut. Qui ne fait ainsi n'entend pas la force de la raison. Il y en a qui pèchent contre ces trois principes, ou en assurant tout comme démonstratif, manque de se connoître en démonstrations; ou en doutant de tout, manque de savoir où il faut se soumettre; ou en se soumettant en tout, manque de savoir où il faut juger.

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Si on soumet tout à la raison, notre religion n'aura rien de mystérieux ni de surnaturel. Si on choque les principes de la raison, notre religion sera absurde et ridicule.

La raison, dit saint Augustin, ne se soumettroit jamais, si elle ne jugeoit qu'il y a des occasions où elle doit se soumettre. Il est donc juste qu'elle se soumette quand elle juge qu'elle doit se soumettre, et qu'elle ne se soumette pas quand elle juge avec fondement qu'elle ne doit pas le faire : mais il faut prendre garde à ne pas se tromper.

III.

La piété est différente de la superstition. Pousser la piété jusqu'à la superstition, c'est la détruire. Les hérétiques nous reprochent cette soumission superstitieuse. C'est faire ce qu'ils nous re

prochent que d'exiger cette soumission dans les choses qui ne sont pas matière de soumission,

Il n'y a rien de si conforme à la raison que le désaveu de la raison dans les choses qui sont de foi, et rien de si contraire à la raison que le désaveu de la raison dans les choses qui ne sont pas de foi. Ce sont deux excès également dangereux, d'exclure la raison, de n'admettre que la raison.

IV.

La foi dit bien ce que les sens ne disent pas, mais jamais le contraire. Elle est au-dessus, et non pas contre.

V.

Si j'avois vu un miracle, disent quelques gens, je me convertirois. Ils ne parleroient pas ainsi s'ils savoient ce que c'est que conversion. Ils s'imaginent qu'il ne faut pour cela que reconnoître qu'il y a un Dieu, et que l'adoration consiste à lui tenir de certains discours, tels à peu près que les païens en faisoient à leurs idoles. La conversion véritable consiste à s'anéantir devant cet Être souverain qu'on a irrité tant de fois, et qui peut nous perdre légitimement à toute heure; à reconnoître qu'on ne peut rien sans lui, et qu'on n'a rien mérité de lui que sa disgrace. Elle consiste à connoître qu'il y a une opposition invincible entre Dieu et nous, et que sans un médiateur il ne peut y avoir de commerce.

VI.

Ne vous étonnez pas de voir des personnes simples croire sans raisonnement. Dieu leur donne l'amour de sa justice et la haine d'eux-mêmes. Il incline leur cœur à croire. On ne croira jamais d'une croyance utile et de foi si Dieu n'incline le cœur; et on croira dès qu'il l'inclinera. Et c'est ce que David connoissoit bien lorsqu'il disoit Inclina cor meum, Deus, in testimonia tua. (Ps. 118, 36.)

VII.

Ceux qui croient sans avoir examiné les preuves de la religion croient parcequ'ils ont une disposition intérieure toute sainte, et que ce qu'ils entendent dire de notre religion y est conforme. Ils sentent qu'un Dieu les a faits. Ils ne veulent aimer que lui; ils ne veulent haïr qu'eux-mêmes. Ils sentent qu'ils n'en ont pas la force, qu'ils sont incapables d'aller à Dieu, et que si Dieu ne vient à eux, ils ne peuvent avoir aucune communication avec lui. Et ils entendent dire dans notre religion qu'il ne faut aimer que Dieu, et ne haïr que soi-même; mais qu'étant tous corrompus et inca

pables de Dieu, Dieu s'est fait homme pour s'unir à nous. Il n'en faut pas davantage pour persuader des hommes qui ont cette disposition dans le cœur, et cette connoissance de leur devoir et de leur incapacité.

VIII.

Ceux que nous voyons chrétiens sans la connoissance des prophéties et des preuves ne laissent pas d'en juger aussi bien que ceux qui ont cette connoissance. Ils en jugent par le cœur, comme les autres en jugent par l'esprit. C'est Dieu lui-même qui les incline à croire, et ainsi ils sont très efficacement persuadés.

J'avoue bien qu'un de ces chrétiens qui croient sans preuves n'aura peut-être pas de quoi convaincre un infidèle qui en dira autant de soi. Mais ceux qui savent les preuves de la religion prouveront sans difficulté que ce fidèle est véritablement inspiré de Dieu, quoiqu'il ne pût le prouver lui-même.

ARTICLE VII.

IMAGE D'UN HOMME QUI S'EST LASSÉ DE CHERCHER DIEU PAR LE SEUL RAISONNEMENT, ET QUI COMMENCE A LIRE L'ÉCRITURE.

I.

En voyant l'aveuglement et la misère de l'homme, et ces contrariétés étonnantes qui se découvrent dans sa nature, et regardant tout l'univers muet, et l'homme sans lumière, abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l'univers, sans savoir qui l'y a mis, ce qu'il est venu y faire, ce qu'il deviendra en mourant, j'entre en effroi comme un homme qu'on auroit porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s'éveilleroit sans connoître où il est, et sans avoir aucun moyen d'en sortir. Et sur cela j'admire comment on n'entre pas en désespoir d'un si misérable état. Je vois d'autres personnes auprès de moi de semblable nature je leur demande s'ils sont mieux instruits que moi, et ils me disent que non; et sur cela, ces misérables égarés ayant regardé autour d'eux, et ayant vu quelques objets plaisants, s'y sont donnés et s'y sont attachés. Pour moi, je n'ai pu m'y arrêter, ni me reposer dans la société de ces personnes semblables à moi, misérables comme moi, impuissantes comme moi. Je vois qu'ils ne m'aideroient pas à mourir : je mourrai seul; il faut donc faire comme si j'étois seul. Or, si j'étois seul, je ne bâtirois point des maisons, je ne m'embarrasserois point dans les occupations tumul

tuaires, je ne chercherois l'estime de personne; mais je tâcherois seulement de découvrir la vérité.

Ainsi, considérant combien il y a d'apparence qu'il y a autre chose que ce que je vois, j'ai recherché si ce Dieu, dont tout le monde parle, n'auroit pas laissé quelques marques de lui. Je regarde de toutes parts, et ne vois partout qu'obscurité. La nature ne m'offre rien qui ne soit matière de doute et d'inquiétude. Si je n'y voyois rien qui marquât une Divinité, je me déterminerois à n'en rien croire. Si je voyois partout les marques d'un Créateur, je reposerois en paix dans la foi. Mais, voyant trop pour nier, et trop peu pour m'assurer, je suis dans un état à plaindre, et où j'ai souhaité cent fois que, si un Dieu soutient la nature, elle le marquát sans équivoque; et que, si les marques qu'elle en donne sont trompeuses, elle les supprimât tout-à-fait; qu'elle dit tout ou rien, afin que je visse quel parti je dois suivre. Au lieu qu'en l'état où je suis, ignorant ce que je suis et ce que je dois faire, je ne connois ni ma condition, ni mon devoir. Mon cœur tend tout entier à connoître où est le vrai bien pour le suivre. Rien ne me seroit trop cher pour cela.

Je vois des multitudes de religions en plusieurs endroits du monde, et dans tous les temps. Mais elles n'ont ni morale qui puisse me plaire, ni preuves capables de m'arrêter. Et ainsi j'aurois refusé également la religion de Mahomet, et celle de la Chine, et celle des anciens Romains, et celle des Égyptiens, par cette seule raison que l'une n'ayant pas plus de marques de vérité que l'autre, ni rien qui détermine, la raison ne peut pencher plutôt vers l'une que vers l'autre.

Mais, en considérant ainsi cette inconstante et bizarre variété de mœurs et de croyance dans les divers temps, je trouve en une petite partie du monde un peuple particulier, séparé de tous les autres peuples de la terre, et dont les histoires précèdent de plusieurs siècles les plus anciennes que nous ayons. Je trouve donc ce peuple grand et nombreux, qui adore un seul Dieu, et qui se conduit par une loi qu'ils disent tenir de sa main. Ils soutiennent qu'ils sont les seuls du monde auxquels Dieu a révélé ses mystères; que tous les hommes sont corrompus, et dans la disgrace de Dieu; qu'ils sont tous abandonnés à leurs sens et à leur propre esprit, et que de là viennent les étranges égarements et les changements continuels qui arrivent entre eux, et de religion et de coutume; au lieu qu'eux demeurent inébranlables dans leur conduite : mais

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