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SECONDE PARTIE,

CONTENANT LES PENSÉES IMMÉDIATEMENT RELATIVES A LA

RELIGION.

ARTICLE PREMIER.

CONTRARIÉTÉS ÉTONNANTES QUI SE TROUVENT DANS LA NATURE DE L'HOMME A L'ÉGARD DE LA VÉRITÉ, DU BONHEUR, ET DE PLUSIEURS

AUTRES CHOSES.

I.

Rien n'est plus étrange dans la nature de l'homme que les contrariétés qu'on y découvre à l'égard de toutes choses. Il est fait pour connoître la vérité ; il la desire ardemment, il la cherche; et cependant, quand il tâche de la saisir, il s'éblouit et se confond de telle sorte, qu'il donne sujet de lui en disputer la possession. C'est ce qui a fait naître les deux sectes de pyrrhoniens et de dogmatistes, dont les uns ont voulu ravir à l'homme toute connoissance de la vérité, et les autres tâchent de la lui assurer; mais chacun avec des raisons si peu vraisemblables, qu'elles augmentent la confusion et l'embarras de l'homme lorsqu'il n'a point d'autre lumière que celle qu'il trouve dans sa nature.

Les principales raisons des pyrrhoniens sont que nous n'avons aucune certitude de la vérité des principes, hors la foi et la révélation, sinon en ce que nous les sentons naturellement en nous. Or, ce sentiment naturel n'est pas une preuve convaincante de leur vérité, puisque, n'y ayant point de certitude hors la foi si l'homme est créé par un Dieu bon, ou par un démon méchant; s'il a été de tout temps, ou s'il s'est fait par hasard, il est en doute si ces principes nous sont donnés, ou véritables, ou faux, ou incertains, selon notre origine; de plus, que personne n'a d'assurance hors la foi, s'il veille, ou s'il dort, vu que, durant le sommeil, on ne croit pas moins fermement veiller qu'en veillant effectivement. On croit voir les espaces, les figures, les mouvements; on scnt couler le temps, on le mesure, et enfin on agit de même qu'éveillé. De sorte que, la moitié de la vie se passant en sommeil par notre propre aveu, où, quoi qu'il nous en paroisse, nous n'avons aucune idée du vrai, tous nos sentiments étant alors

des illusions, qui sait si cette autre moitié de la vie où nous pensons veiller n'est pas un sommeil un peu différent du premier, dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir, comme on rêve souvent qu'on rêve en entassant songes sur songes?

Je laisse les discours que font les pyrrhoniens contre les impressions de la coutume, de l'éducation, des mœurs, des pays, et les autres choses semblables, qui entraînent la plus grande partie des hommes qui ne dogmatisent que sur ces vains fondements.

L'unique fort des dogmatistes, c'est qu'en parlant de bonne foi et sincèrement, on ne peut douter des principes naturels. Nous connoissons, disent-ils, la vérité, non seulement par raisonnement, mais aussi par sentiment, et par une intelligence vive et lumineuse; et c'est de cette dernière sorte que nous connoissons les premiers principes. C'est en vain que le raisonnement, qui n'y a point de part, essaie de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n'ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point, quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison. Cette impuissance ne conclut autre chose que la foiblesse de notre raison, mais non pas l'incertitude de toutes nos connoissances, comme ils le prétendent : car la connoissance des premiers principes, comme, par exemple, qu'il y a espace, temps, mouvement, nombre, matière, est aussi ferme qu'aucune de celles que nos raisonnements nous donnent. Et c'est sur ces connoissances d'intelligence et de sentiment qu'il faut que la raison s'appuie, et qu'elle fonde tout son discours. Je sens qu'il y a trois dimensions dans l'espace, et que les nombres sont infinis; et la raison démontre ensuite qu'il n'y a point deux nombres carrés, dont l'un soit double de l'autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent; le tout avec certitude, quoique par différentes voies. Et il est aussi ridicule que la raison demande au sentiment et à l'intelligence des preuves de ces premiers principes pour y consentir, qu'il seroit ridicule que l'intelligence demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu'elle démontre. Cette impuissance ne peut donc servir qu'à humilier la raison qui voudroit juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude, comme s'il n'y avoit que la raison capable de nous instruire. Plût à Dieu que nous n'en eussions au contraire jamais besoin, et que nous connussions toutes choses par instinct et par sentiment! Mais la nature nous a refusé ce bien, et elle ne nous a donné que très peu de connoissances de cette

sorte toutes les autres ne peuvent être acquises que par le raisonnement.

Voilà donc la guerre ouverte entre les hommes. Il faut que chacun prenne parti, et se range nécessairement, ou au dogmatisme, ou au pyrrhonisme; car qui penseroit demeurer neutre seroit pyrrhonien par excellence : cette neutralité est l'essence du pyrrhonisme; qui n'est pas contre eux est excellemment pour eux. Que fera donc l'homme en cet état? Doutera-t-il de tout? Douterat-il s'il veille, si on le pince, si on le brûle? doutera-t-il s'il doute? doutera-t-il s'il est? On ne sauroit en venir là; et je mets en fait qu'il n'y a jamais eu de pyrrhonien effectif et parfait. La nature soutient la raison impuissante, et l'empêche d'extravaguer jusqu'à ce point. Dira-t-il, au contraire, qu'il possède certainement la vérité, lui qui, si peu qu'on le pousse, ne peut en montrer aucun titre, et est forcé de lâcher prise?

Qui démêlera cet embrouillement? La nature confond les pyrrhoniens, et la raison confond les dogmatistes. Que deviendrezvous donc, ô homme! qui cherchez votre véritable condition par votre raison naturelle? Vous ne pouvez fuir une de ces sectes, ni subsister dans aucune. Voilà ce qu'est l'homme à l'égard de la vérité.

Considérons-le maintenant à l'égard de la félicité, qu'il recherche avec tant d'ardeur en toutes ses actions, car tous les hommes desirent d'être heureux : cela est sans exception. Quelque différents moyens qu'ils y emploient, ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que l'un va à la guerre, et que l'autre n'y va pas, c'est ce même desir qui est dans tous les deux, accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C'est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu'à ceux qui se tuent et qui se pendent. Et cependant, depuis un si grand nombre d'années, jamais personne, sans la foi, n'est arrivé à ce point, où tous tendent continuellement. Tous se plaignent, princes, sujets; nobles, roturiers; vieillards, jeunes; forts, foibles; savants, ignorants; sains, malades; de tout pays, de tout temps, de tous ages et de toutes conditions. Une épreuve si longue, si continuelle et si uniforme devroit bien nous convaincre de l'impuissance où nous sommes d'arriver au bien par nos efforts : mais l'exemple ne nous instruit point. Il n'est jamais si parfaitement semblable, qu'il n'y ait quelque délicate différence; et c'est là que nous attendons que notre espérance

ne sera pas déçue en cette occasion comme en l'autre. Ainsi le présent ne nous satisfaisant jamais, l'espérance nous pipe; et, de malheur en malheur, nous mène jusqu'à la mort, qui en est le comble éternel.

C'est une chose étrange, qu'il n'y a rien dans la nature qui n'ait été capable de tenir la place de la fin et du bonheur de l'homme, astres, éléments, plantes, animaux, insectes, maladies, guerres, vices, crimes, etc. L'homme étant déchu de son état naturel, il n'y a rien à quoi il n'ait été capable de se porter. Depuis qu'il a perdu le vrai bien, tout également peut lui paroître tel, jusqu'à sa destruction propre, toute contraire qu'elle est à la raison et à la nature tout ensemble.

Les uns ont cherché la félicité dans l'autorité, les autres dans les curiosités et dans les sciences, les autres dans les voluptés. Ces trois concupiscences ont fait trois sectes, et ceux qu'on appelle philosophes n'ont fait effectivement que suivre une des trois. Ceux qui en ont le plus approché ont considéré qu'il est nécessaire que le bien universel, que tous les hommes desirent, et où tous doivent avoir part, ne soit dans aucune des choses particulières qui ne peuvent être possédées que par un seul, et qui, étant partagées, affligent plus leur possesseur par le manque de la partie qu'il n'a pas, qu'elles ne le contentent par la jouissance de celle qui lui appartient. Ils ont compris que le vrai bien devoit être tel que tous pussent le posséder à la fois sans diminution et sans envie, et que personne ne pût le perdre contre son gré. Ils l'ont compris, mais ils n'ont pu le trouver; et au lieu d'un bien solide et effectif, ils n'ont embrassé que l'image creuse d'une vertu fantastique.

Notre instinct nous fait sentir qu'il faut chercher notre bonheur dans nous. Nos passions nous poussent au dehors, quand même les objets ne s'offriroient pas pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent d'eux-mêmes et nous appellent, quand même nous n'y pensons pas. Ainsi les philosophes ont beau dire : Rentrez en vous-même, vous y trouverez votre bien, on ne les croit pas; et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots. Car qu'y a-t-il de plus ridicule et de plus vain que ce que proposent les stoïciens, et de plus faux que tous leurs raisonnements? Ils concluent qu'on peut toujours ce qu'on peut quelquefois; et que, puisque le desir de la gloire fait bien faire quelque chose à ceux

qu'il possède, les autres le pourront bien aussi. Ce sont des mouvements fiévreux que la santé ne peut imiter.

II.

La guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont partagés en deux sectes : les uns ont voulu renoncer aux passions, et devenir dieux; les autres ont voulu renoncer à la raison, et devenir bêtes. Mais ils ne l'ont pas pu, ni les uns ni les autres; et la raison demeure toujours, qui accuse la bassesse et l'injustice des passions, et trouble le repos de ceux qui s'y abandonnent; et les passions sont toujours vivantes dans ceux mêmes qui veulent y renoncer.

III.

Voilà ce que peut l'homme par lui-même et par ses propres efforts à l'égard du vrai et du bien. Nous avons une impuissance à prouver invincible à tout le dogmatisme; nous avons une idée de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme. Nous souhaitons la vérité, et ne trouvons en nous qu'incertitude. Nous cherchons le bonheur, et ne trouvons que misère. Nous sommes incapables de ne pas souhaiter la vérité et le bonheur, et nous sommes inca pables et de certitude et de bonheur. Ce desir nous est laissé, tant pour nous punir que pour nous faire sentir d'où nous sommes tombés.

IV.

Si l'homme n'est pas fait pour Dieu, pourquoi n'est-il heureux qu'en Dieu? Si l'homme est fait pour Dieu, pourquoi est-il si contraire à Dieu?

V.

L'homme ne sait à quel rang se mettre. Il est visiblement égaré, et sent en lui des restes d'un état heureux, dont il est déchu, et qu'il ne peut recouvrer. Il le cherche partout avec inquiétude et sans succès dans des ténèbres impénétrables.

C'est la source des combats des philosophes, dont les uns ont pris à tâche d'élever l'homme en découvrant ses grandeurs, et les autres de l'abaisser en représentant ses misères. Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que chaque parti se sert des raisons de l'autre pour établir son opinion; car la misère de l'homme se conclut de sa grandeur, et sa grandeur se conclut de sa misère. Ainsi les uns ont d'autant mieux conclu la misère, qu'ils en ont pris pour preuve la grandeur; et les autres ont conclu la grandeur avec d'autant plus de force qu'ils l'ont tirée de la misère même. Tout ce que

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