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guérie en un moment par l'attouchement d'une sainte épine ; et ce miracle fut si authentique, qu'il a été avoué de tout le monde, ayant été attesté par de très grands médecins et par les plus habiles chirurgiens de France, et ayant été autorisé par un jugement solennel de l'Église.

Mon frère fut sensiblement touché de cette grace, qu'il regardoit comme faite à lui-même, puisque c'étoit sur une personne qui, outre sa proximité, étoit encore sa fille spirituelle dans le baptême; et sa consolation fut extrême de voir que Dieu se manifestoit si clairement dans un temps où la foi paroissoit comme éteinte dans le cœur de la plupart du monde. La joie qu'il en eut fut si grande, qu'il en étoit pénétré; de sorte qu'en ayant l'esprit tout occupé, Dieu lui inspira une infinité de pensés admirables sur les miracles 2, qui, lui donnant de nouvelles lumières sur la religion, lui redoublèrent l'amour et le respect qu'il avoit toujours eus pour elle.

Et ce fut cette occasion qui fit paroître cet extrême desir qu'il avoit de travailler à réfuter les principaux et les plus faux raisonnements des athées. Il les avoit étudiés avec grand soin, et avoit employé tout son esprit à chercher tous les moyens de les convaincre. C'est à quoi il s'étoit mis tout entier. La dernière année de son travail a été tout employée à recueillir diverses pensées sur ce sujet : mais Dieu, qui lui avoit inspiré ce dessein et toutes ses pensées, n'a pas permis qu'il l'ait conduit à sa perfection, pour des raisons qui nous sont inconnues 3.

Cependant l'éloignement du monde qu'il pratiquoit avec tant de soin n'empêchoit point qu'il ne vit souvent des gens de grand esprit et de grande condition, qui, ayant ces pensées de retraite, demandoient ses avis et les suivoient exactement, et d'autres qui étoient travaillés de doutes sur les matières de la foi, et qui, sachant qu'il avoit de grandes lumières là-dessus, venoient à lui le consulter, et s'en retournoient toujours satisfaits; de sorte que toutes ces personnes qui vivent présentement fort chrétiennement témoignent encore aujourd'hui que c'est à ses avis et à ses conseils, et aux éclaircissements qu'il leur a donnés, qu'ils sont redevables de tout le bien qu'ils font.

* Cette sainte épine est au Port-Royal du faubourg Saint-Jacques, à Paris. 2 Voyez les Pensées de Pascal.

5 Telle est l'origine du beau livre que les éditeurs ont intitulé Pensées. Ces pensées étoient écrites sans ordre sur des feuilles détachées. Les solitaires de Port-Royal les recueillirent dans une première édition bien incomplète, en 1670. Depuis, le père Desmollets, de l'Oratoire, réunit en un petit volume supplémentaire toutes les pensées supprimées. Enfin, une édition plus complète fut publiée à Paris en 4687, 2 vol. in-12, avec la vie de Pascal par madame Périer, un discours de Dubois sur les Pensées, et un autre discours sur les preuves des livres de Moïse. Mais c'est Bossut qui le premier a rétabli les Pensées dans toute leur intégrité. On lui doit aussi l'ordre dans lequel on les voit aujourd'hui. (A. M.)

Les conversations auxquelles il se trouvoit souvent engagé, quoiqu'elles fussent toutes de charité, ne laissoient pas de lui donner quelque crainte qu'il ne s'y trouvât du péril; mais comme il ne pouvoit pas aussi en conscience refuser le secours que les personnes lui demandoient, il avoit trouvé un remède à cela. Il prenoit dans les occasions une ceinture de fer pleine de pointes, il la mettoit à nu sur sa chair; et lorsqu'il lui venoit quelque pensée de vanité ou qu'il prenoit quelque plaisir au lieu où il étoit, ou quelque chose semblable, il se donnoit des coups de coude pour redoubler la violence des piqûres, et se faisoit ainsi souvenir lui-même de son devoir. Cette pratique lui parut si utile, qu'il la conserva jusqu'à la mort; et même dans les derniers temps de sa vie, où il étoit dans des douleurs continuelles, parcequ'il ne pouvoit écrire ni lire, il étoit contraint de demeurer sans rien faire et de s'aller promener. Il étoit das une continuelle crainte que ce manque d'occupation ne le détournât de ses vues. Nous n'avons su toutes ces choses qu'après sa mort et par une personne de très grande vertu qui avoit beaucoup de confiance en lui, à qui il avoit été obligé de le dire pour des raisons qui la regardoient elle-même.

Cette rigueur qu'il exerçoit sur lui-même étoit tirée de cette grande maxime de renoncer à tout plaisir, sur laquelle il avoit fondé tout le réglement de sa vie. Dès le commencement de sa retraite, il ne manquoit pas non plus de pratiquer exactement cette autre qui l'obligeoit de renoncer à toute superfluité; car il retranchoit avec tant de soin toutes les choses inutiles, qu'il s'étoit réduit peu à peu à n'avoir plus de tapisserie dans sa chambre, parcequ'il ne croyoit pas que cela fût nécessaire; et de plus n'y étant obligé par aucune bienséance, parcequ'il n'y venoit que ses gens, à qui il recommandoit sans cesse le retranchement; de sorte qu'ils n'étoient pas surpris de ce qu'il vivoit lui-même de la manière qu'il conseilloit aux autres de vivre.

Voilà comme il a passé cinq ans de sa vie, depuis trente ans jusqu'à trente-cinq ' : travaillant sans cesse pour Dieu, pour le prochain

1 C'est dans cet intervalle, en 1654, que lui arriva le malheureux accident qui opéra cette révolution dans ses idées, et détermina son amour pour la retraite et pour les pratiques les plus rigoureuses de la pénitence. Il alloit se promener du côté du pont de Neuilly, dans un carrosse à quatre chevaux, suivant l'usage du temps. Quand il fut près du pont, les deux premiers chevaux prirent le mors aux dents et se précipitèrent dans la rivière; heureusement les traits se rompirent et la voiture resta sur les bords. La commotion subite et violente que reçut Pascal faillit lui coûter la vie, et ébranla son imagination au point que depuis cette époque il crut voir un précipice ouvert à ses côtés. Mais le précipice véritable dans lequel sa raison s'étoit engloutie, c'étoit le doute sur toutes les matières métaphysiques qui occupent les ames supérieures; doute terrible, dont les pratiques positives du christianisme purent seules l'affranchir. Quand on lit que Pascal en étoit venu à porter sous ses vêtements un symbole formé de paroles mystiques, on sent, suivant l'expression de M. Villemain, que cette puissante intelligence avoit reculé jusqu'à ces pratiques superstitieuses pour fuir de plus loin une ef

et pour lui-même, en tâchant de se perfectionner de plus en plus; et on pouvoit dire en quelque façon que c'est tout le temps qu'il a vécu ; car les quatre années que Dieu lui a données après n'ont été qu'une continuelle langueur. Ce n'étoit pas proprement une maladie qui fût venue nouvellement, mais un redoublement des grandes indispo ́sitions où il avoit été sujet dès sa jeunesse. Mais il en fut alors attaqué avec tant de violence, qu'enfin il y est succombé; et durant tout ce temps-là il n'a pu en tout travailler un instant à ce grand ouvrage qu'il avoit entrepris pour la religion, ni assister les personnes qui s'adressoient à lui pour avoir des avis, ni de bouche ni par écrit: car ses maux étoient si grands, qu'il ne pouvoit les satisfaire, quoiqu'il en eût un grand desir.

Ce renouvellement de ses maux commença par un mal de dents qui lui ôta absolument le sommeil. Dans ses grandes veilles il lui vint une nuit dans l'esprit sans dessein quelques pensées sur la proposition de la roulette. Cette pensée étant suivie d'une autre, et celle-ci d'une autre, enfin une multitude de pensées qui se succédèrent les unes aux autres lui découvrirent comme malgré lui la démonstration de toutes ces choses, dont il fut lui-même surpris'. Mais comme il y avoit longtemps qu'il avoit renoncé à toutes ces connoissances, il ne s'avisa pas seulement de les écrire; néanmoins en ayant parlé par occasion à une personne à qui il devoit toute sorte de déférence, et par respect, et par reconnoissance de l'affection dont il l'honoroit, cette personne, qui est aussi considérable par sa piété que par les éminentes qualités de son esprit et par la grandeur de sa naissance, ayant formé sur cela un dessein qui ne regardoit que la gloire de Dieu, trouva à propos qu'il en usât comme il fit, et qu'ensuite il le fit imprimer.

Ce fut seulement alors qu'il l'écrivit, mais avec une précipitation extrême, en huit jours; car c'étoit en même temps que les imprimeurs travailloient, fournissant à deux en même temps sur deux différents traités, sans que jamais il en eût d'autre copie que celle

frayante incertitude. C'étoit là sa terreur. Le précipice imaginaire que depuis un accident funeste les sens affoiblis de Pascal croyoient voir s'ouvrir sous ses pas n'étoit qu'une foible image de cet abime du doute qui épouvantoit intérieurement son ame. (A. M.)

Baillet prête au travail sur la cycloïde un motif tout religieux. On croyoit alors en France que l'étude des sciences naturelles, et des mathématiques surtout, menoit à l'incrédulité; c'est principalement aux géomètres et aux physiciens, à ces hommes qui doivent être les plus difficiles en preuves, que Pascal destinoit son ouvrage ; il vouloit leur prouver par la solution d'un problème vainement cherchée jusqu'à lui, que le même écrivain qui avoit entrepris de les éclairer sur la foi auroit pu les instruire même dans les sciences abstraites, objet de leurs plus profondes méditations. (Voyez le récit de l'examen et du jugement des écrits envoyés pour les prix attachés à la solution des problèmes concernant la cycloïde, tome V des OEuvres de Pascal.) (A. M.)

qui fut faite pour l'impression: ce qu'on ne sut que six mois après que la chose fut trouvée. /

Cependant, ses infirmités, continuant toujours sans lui donner un seul moment de relâche, le réduisirent, comme j'ai dit, à ne pouvoir plus travailler et à ne voir quasi personne. Mais si elles l'empêchèrent de servir le public et les particuliers, elles ne furent point inutiles, pour lui-même et il les a souffertes avec tant de paix et tant de patience, qu'ily a sujet de croire que Dieu a voulu achever parlà de le rendre. tel qu'il le vouloit pour paroître devant lui: car durant cette longue maladie il ne s'est jamais détourné de ces vues, ayant toujours dans l'esprit ces deux grandes maximes, de renoncer à tout plaisir et à toute superfluité. Il les pratiquoit dans le plus fort de son mal avec une vigilance continuelle sur ses sens, leur refusant absolument tout ce qui leur étoit agréable: et quand la nécessité le contraignoit à faire quelque chose qui pouvoit lui donner quelque satisfaction, il avoit une adresse merveilleuse pour en détourner son esprit, afin qu'il n'y prit point de part: par exemple, ses continuelles maladies l'obligeant de se nourrir délicatement, il avoit un soin très grand de ne point goûter ce qu'il mangeoit; et nous avons pris garde que, quelque peine qu'on prît à lui chercher quelque viande agréable, à cause des dégoûts à quoi il étoit sujet, jamais il n'a dit : Voilà qui est bon; et encore lorsqu'on lui servoit quelque chose de nouveau selon les saisons, si l'on lui demandoit après le repas s'il l'avoit trouvé bon, il disoit simplement : Il falloit m'en avertir devant, et je vous avoue que je n'y ai point pris garde; et lorsqu'il arrivoit que quelqu'un admiroit la bonté de quelque viande en sa présence, il ne le pouvoit souffrir; il appeloit cela être sensuel, encore même que ce ne fût que des choses communes; parcequ'il disoit que c'étoit une marque qu'on mangeoit pour contenter le goût, ce qui étoit toujours mal.

Pour éviter d'y tomber, il n'a jamais voulu permettre qu'on lui fit aucune sauce ni ragoût, non pas même de l'orange et du verjus, ni rien de tout ce qui excite l'appétit, quoiqu'il aimât naturellement toutes ces choses. Et, pour se tenir dans des bornes réglées, il avoit pris garde, dès le commencement de sa retraite, à ce qu'il falloit pour son estomac; et depuis cela il avoit réglé tout ce qu'il devoit manger en sorte que, quelque appétit qu'il eût, il ne passoit jamais cela; et quelque dégoût qu'il eût, il falloit qu'il le mangeât; et lorsqu'on lui demandoit la raison pourquoi il se contraignoit ainsi, il répondoit que c'étoit le besoin de l'estomac qu'il falloit satisfaire, et non pas l'appétit.

La mortification de ses sens n'alloit pas seulement à se retrancher tout ce qui pouvoit leur être agréable, mais encore à ne leur rien refuser, par cette raison qu'il pourroit leur déplaire, soit par sa nour

riture, soit par ses remèdes. Il a pris quatre ans durant des consommés sans en témoigner le moindre dégoût; il prenoit toutes les choses qu'on lui ordonnoit pour sa santé sans aucune peine, quelque difficiles qu'elles fussent : et lorsque je m'étonnois de ce qu'il ne témoignoit pas la moindre répugnance en les prenant, il se moquoit de moi, et me disoit qu'il ne pouvoit pas comprendre lui-même comment on pouvoit témoigner de la répugnance quand on prenoit une médecine volontairement après qu'on avoit été averti qu'elle étoit mauvaise, et qu'il n'y avoit que la violence ou la surprise qui dussent produire cet effet. C'est en cette manière qu'il travailloit sans cesse à la mortification.

Il avoit un amour si grand pour la pauvreté, qu'elle lui étoit toujours présente; de sorte que dès qu'il vouloit entreprendre quelque chose, ou que quelqu'un lui demandoit conseil, la première pensée qui lui venoit en l'esprit, c'étoit de voir si la pauvreté pouvoit être pratiquée. Une des choses sur lesquelles il s'examinoit le plus, c'étoit cette fantaisie de vouloir exceller en tout, comme de se servir en toutes choses des meilleurs ouvriers, et autres choses semblables. Il ne pouvoit encore souffrir qu'on cherchât avec soin toutes ses commodités, comme d'avoir toutes choses près de soi, et mille autres choses qu'on fait sans scrupule, parcequ'on ne croit pas qu'il y ait du mal. Mais il n'en jugeoit pas de même, et nous disoit qu'il n'y avoit rien de si capable d'éteindre l'esprit de pauvreté comme cette recherche curieuse de ses commodités, de cette bienséance qui porte à vouloir toujours avoir du meilleur et du mieux fait; et il nous disoit que, pour les ouvriers, il falloit toujours choisir les plus pauvres et les plus gens de bien, et non pas cette excellence qui n'est jamais nécessaire, et qui ne sauroit jamais être utile. Il s'écrioit quelquefois : Si j'avois le cœur aussi pauvre que l'esprit, je serois bien heureux; car je suis merveilleusement persuadé que la pauvreté est un grand moyen pour faire son salut.

Cet amour qu'il avoit pour la pauvreté le portoit à aimer les pauvres avec tant de tendresse, qu'il n'a jamais pu refuser l'aumône, quoiqu'il n'en fit que de son nécessaire, ayant peu de bien, et étant obligé de faire une dépense qui excédoit son revenu, à cause de ses infirmités. Mais lorsqu'on lui vouloit représenter cela, quand il faisoit quelque aumône considérable, il se fâchoit, et disoit : J'ai remarqué une chose, que, quelque pauvre qu'on soit, on laisse toujours quelque chose en mourant; ainsi il fermoit la bouche: et il a été quelquefois si avant, qu'il s'est réduit à prendre de l'argent au change, pour avoir donné aux pauvres tout ce qu'il avoit, et ne voulant pas après cela importuner ses amis.

Dès que l'affaire des carrosses fut établie, il me dit qu'il vouloit demander mille francs par avance sur sa part à des fermiers avec qui

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