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principes du vrai que durant le sommeil naturel. C'est ainsi qu'il gourmande si fortement et si cruellement la raison dénuée de la foi, que, lui faisant douter si elle est raisonnable, et si les animaux le sont ou non, ou plus ou moins que l'homme, il la fait descendre de l'excellence qu'elle s'est attribuée, et la met, par grace, en parallèle avec les bêtes, sans lui permettre de sortir de cet ordre, jusqu'à ce qu'elle soit instruite par son Créateur même de son rang, qu'elle ignore : la menaçant, si elle gronde, de la mettre au-dessous de toutes, ce qui lui paroît aussi facile que le contraire; et ne lui donnant pouvoir d'agir cependant que pour reconnoître sa foiblesse avec une humilité sincère, au lieu de s'élever par une sotte vanité. On ne peut voir sans joie, dans cet auteur, la superbe raison si invinciblement froissée par ses propres armes, et cette révolte si sanglante de l'homme contre l'homme, laquelle, de la société avec Dieu où il s'élevoit par les maximes de sa foible raison, le précipite dans la condition des bêtes; et on aimeroit de tout son cœur le ministre d'une si grande vengeance, si, étant humble disciple de l'Église par la foi, il eût suivi les règles de la morale, en portant les hommes, qu'il avoit si utilement humiliés, à ne pas irriter par de nouveaux crimes celui qui peut seul les tirer de ceux qu'il les a convaincus de ne pas pouvoir seulement connoître. Mais il agit au contraire en païen: voyons sa morale.

De ce principe que hors de la foi tout est dans l'incertitude, et en considérant combien il y a de temps qu'on cherche le vrai et le bien sans aucun progrès vers la tranquillité, il conclut qu'on doit en laisser le soin aux autres; demeurer cependant en repos, coulant légèrement sur ces sujets, de peur d'y enfoncer en appuyant; prendre le vrai et le bien sur la première apparence, sans les presser, parcequ'ils sont si peu solides, que, quelque peu que l'on serre la main, ils échappent entre les doigts, et la laissent vide. Il suit donc le rapport des sens et les notions communes, parcequ'il faudroit se faire violence pour les démentir, et qu'il ne sait s'il y gagneroit, ignorant où est le vrai. Il fuit aussi la douleur et la mort, parceque son instinct l'y pousse, et qu'il ne veut pas y résister par la même raison. Mais il ne se fie pas trop à ces mouvements de crainte, et n'oseroit en conclure que ce soient de véritables maux : vu qu'on sent aussi des mouvements de plaisir qu'on accuse d'être mauvais, quoique la nature dit-il, parle au contraire. Ainsi je n'ai rien d'extravagant dans ma conduite, « poursuit-il; j'agis comme les autres; et tout ce qu'ils font dans

«la sotte pensée qu'ils suivent le vrai bien, je le fais par un autre « principe, qui est que, les vraisemblances étant pareillement de « l'un et de l'autre côté, l'exemple et la commodité sont les con« tre-poids qui m'entraînent. » Il suit les mœurs de son pays, parceque la coutume l'emporte; il monte son cheval, parceque le cheval le souffre, mais sans croire que ce soit de droit : au contraire, il ne sait pas si cet animal n'a pas celui de se servir de lui. Il se fait même quelque violence pour éviter certains vices; il garde la fidélité au mariage, à cause de la peine qui suit les désordres, la règle de ses actions étant en tout la commodité et la tranquillité. Il rejette donc bien loin cette vertu stoïque qu'on peint avec une mine sévère, un regard farouche, des cheveux hérissés, le front ridé et en sueur, dans une posture pénible et tendue, loin des hommes, dans un morne silence, et seule sur la pointe d'un rocher: fantôme, dit Montaigne, capable d'effrayer les enfants, et qui ne fait autre chose, avec un travail continuel, que de chercher un repos où elle n'arrive jamais; au lieu que la sienne est naïve, familière, plaisante, enjouée, et, pour ainsi dire, folâtre elle suit ce qui la charme, et badine négligemment des accidents bons et mauvais, couchée mollement dans le sein de l'oisiveté tranquille, d'où elle montre aux hommes qui cherchent la félicité avec tant de peine, que c'est là sculement où elle repose, et que l'ignorance et l'incuriosité sont deux doux oreillers pour une tête bien faite, comme il le dit lui-même.

III.

En lisant Montaigne, et le comparant avec Épictète, on ne peut se dissimuler qu'ils étoient assurément les deux plus grands défenseurs des deux plus célèbres sectes du monde infidèle, et qui sont les seules, entre celles des hommes destitués de la lumière de la religion, qui soient en quelque sorte liées et conséquentes. En effet, que peut-on faire sans la révélation, que de suivre l'un ou l'autre de ces deux systèmes?. Le premier : il y a un Dieu, donc c'est lui qui a créé l'homme; il l'a fait pour lui-même; il l'a créé tel qu'il doit être pour être juste et devenir heureux : donc l'homme peut connoître la vérité, et il est à portée de s'élever par la sagesse jusqu'à Dieu, qui est son souverain bien. Second système : l'homme ne peut s'élever jusqu'à Dieu, ses inclinations contredisent la loi ; il est porté à chercher son bonheur dans les biens visibles, et même en ce qu'il y a de plus honteux. Tout paroît donc incertain, et le vrai

bien l'est aussi : ce qui semble nous réduire à n'avoir ni règle fixe pour les mœurs, ni certitude dans les sciences.

Il y a un plaisir extrême à remarquer dans ces divers raisonnements en quoi les uns et les autres ont aperçu quelque chose de la vérité qu'ils ont essayé de connoître. Car s'il est agréable d'observer dans la nature le desir qu'elle a de peindre Dieu dans tous ses ouvrages où l'on en voit quelques caractères, parcequ'ils en sont les images, combien plus est-il juste de considérer dans les productions des esprits les efforts qu'ils font pour parvenir à la vérité, et de remarquer en quoi ils y arrivent, et en quoi ils s'en égarent? C'est la principale utilité qu'on doit tirer de ses lectures.

Il semble que la source des erreurs d'Épictète et des stoïciens d'une part, de Montaigne et des épicuriens de l'autre, est de n'avoir pas su que l'état de l'homme à présent diffère de celui de sa création. Les uns, remarquant quelques traces de sa première grandeur, et ignorant sa corruption, ont traité la nature comme saine, et sans besoin de réparateur; ce qui les mène au comble de l'orgueil. Les autres, éprouvant sa misère présente, et ignorant sa première dignité, traitent la nature comme nécessairement infirme et irréparable; ce qui les précipite dans le désespoir d'arriver à un véritable bien, et de là dans une extrême lâcheté. Ces deux états, qu'il falloit connoître ensemble pour voir toute la vérité, étant connus séparément, conduisent nécessairement à l'un de ces deux vices: à l'orgueil ou à la paresse, où sont infailliblement plongés tous les hommes avant la grace; puisque, s'ils ne sortent point de leurs désordres par lâcheté, ils n'en sortent que par vanité, et sont toujours esclaves des esprits de malice, à qui, comme le remarque saint Augustin, on sacrifie en bien des manières.

C'est donc de ces lumières imparfaites qu'il arrive que les uns connoissant l'impuissance et non le devoir, ils s'abattent dans la lâcheté ; les autres connoissant le devoir sans connoître leur impuissance, ils s'élèvent dans leur orgueil. On s'imaginera peutêtre qu'en les alliant on pourroit former une morale parfaite : mais, au lieu de cette paix, il ne résulteroit de leur assemblage qu'une guerre et une destruction générale; car les uns établissant la certitude, et les autres le doute, les uns la grandeur de l'homme, les autres sa foiblesse, ils ne sauroient se réunir et se concilier; ils

ne peuvent ni subsister seuls, à cause de leurs défauts; ni s'unir, à cause de la contrariété de leurs oppositions.

IV.

Mais il faut qu'ils se brisent et s'anéantissent, pour faire place à la vérité de la révélation. C'est elle qui accorde les contrariétés les plus formelles par un art tout divin. Unissant tout ce qui est de vrai, chassant tout ce qu'il y a de faux, elle enseigne avec une sagesse véritablement céleste le point où s'accordent les principes opposés, qui paroissent incompatibles dans les doctrines purement humaines. En voici la raison : les sages du monde ont placé lés contrariétés dans un même sujet; l'un attribuoit la force à la nature, l'autre la foiblesse à cette même nature; ce qui ne peut subsister: au lieu que la foi nous apprend à les mettre en des sujets différents; toute l'infirmité appartient à la nature; toute la puissance, au secours de Dieu. Voilà l'union étonnante ct nouvelle qu'un Dieu seul pouvoit enseigner, que lui seul pouvoit faire, et qui n'est qu'une image et qu'un effet de l'union ineffable des deux natures dans la seule personne d'un Homme-Dieu. C'est ainsi que la philosophie conduit insensiblement à la théologie et il est difficile de ne pas y entrer, quelque vérité que l'on traite, parcequ'elle est le centre de toutes les vérités; ce qui paroît ici parfaitement, puisqu'elle renferme si visiblement ce qu'il y a de vrai dans ces opinions contraires. Aussi on ne voit pas comment aucun d'eux pourroit refuser de la suivre. S'ils sont pleins de la grandeur de l'homme, qu'en ont-ils imaginé qui ne cède aux promesses de l'Évangile, lesquelles ne sont autre chose que le digne prix de la mort d'un Dieu? Et s'ils se plaisent à voir l'infirmité de la nature, leur idée n'égale point celle de la véritable foiblesse du péché, dont la même mort a été le remède. Chaque parti y trouve plus qu'il ne desire; et, ce qui est admirable, y trouve une union solide: eux qui ne pouvoient s'allier dans un degré infiniment inférieur !

V.

Les chrétiens ont, en général, peu de besoin de ces lectures philosophiques. Néanmoins Épictète a un art admirable pour troubler le repos de ceux qui le cherchent dans les choses extérieures, et pour les forcer à reconnoître qu'ils sont de véritables esclaves et de misérables aveugles, qu'il est impossible d'éviter l'erreur et la douleur, qu'ils fuient, s'ils ne se donnent sans réserve à Dieu seul. Montaigne est incomparable pour confondre l'orgueil de ceux qui, sans la foi, se piquent d'une véritable justice; pour

désabuser ceux qui s'attachent à leur opinion, et qui croient, indépendamment de l'existence et des perfections de Dieu, trouver dans les sciences des vérités inébranlables, et pour convaincre si bien la raison de son peu de lumière et de ses égarements, qu'il est difficile après cela d'être tenté de rejeter les mystères, parcequ'on croit y trouver des répugnances: car l'esprit en est si battu, qu'il est bien éloigné de vouloir juger si les mystères sont possibles; ce que les hommes du commun n'agitent que trop souvent. Mais Épictète, en combattant la paresse, mène à l'orgueil, et pourroit être nuisible à ceux qui ne sont pas persuadés de la corruption de toute justice qui ne vient pas de la foi. Montaigne est absolument pernicieux, de son côté, à ceux qui ont quelque pente à l'impiété et aux vices. C'est pourquoi ces lectures doivent être réglées avec beaucoup de soin, de discrétion et d'égard à la condition et aux mœurs de ceux qui s'y appliquent. Mais il semble qu'en les joignant elles ne peuvent que réussir, parceque l'une s'oppose au mal de l'autre. Il est vrai qu'elles ne peuvent donner la vertu, mais elles troublent dans les vices : l'homme se trouvant combattu par les contraires, dont l'un chasse l'orgueil, et l'autre la paresse, et ne pouvant reposer dans aucun de ces vices par ses raisonnements, ni aussi les fuir tous.

ARTICLE XII.

SUR LA CONDITION DES GRANDS.

I.

Pour entrer dans la véritable connoissance de votre condition', considérez-la dans cette image.

Un homme fut jeté par la tempête dans une ile inconnue, dont les habitants étoient en peine de trouver leur roi, qui s'étoit perdu : et comme il avoit, par hasard, beaucoup de ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il fut pris pour lui, et reconnu en cette qualité par tout ce peuple. D'abord il ne savoit quel parti prendre; mais il se résolut enfin de se prêter à sa bonne fortune. Il reçut donc tous les respects qu'on voulut lui rendre, et il se laissa traiter de roi.

'Pascal adresse la parole à M. Arthus Gouffier, duc de Roannez, duc et pair de France. Après avoir été gouverneur du Poitou, il se retira à la maison de l'institution des pères de l'Oratoire. Il eut la plus grande part aux soins que les amis de Pascal prirent, en 1668, de recueillir et mettre au jour ses Pensées.

Tout cet article est tiré du livre de l'Éducation d'un Prince, par Chanteresne (Nicole). Les pensées sont de Pascal; la rédaction est de Nicole.

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