Page images
PDF
EPUB

cette excuse, je n'eusse pas aperçu qu'il y eût d'injure. Révérence parler, il n'y a de mauvais que l'excuse.

LV.

On ne s'imagine d'ordinaire Platon et Aristote qu'avec de grandes robes, et comme des personnages toujours graves et sérieux. C'étoient d'honnêtes gens qui rioient comme les autres avec leurs amis; et quand ils ont fait leurs lois et leurs traités de politique, c'a été en se jouant et pour se divertir. C'étoit la partie la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie. La plus philosophe étoit de vivre simplement et tranquillement.

LVI.

L'homme aime la malignité : mais ce n'est pas contre les malheureux, mais contre les heureux superbes; et c'est se tromper que d'en juger autrement.

L'épigramme de Martial sur les borgnes ne vaut rien, parcequ'elle ne les console pas, et ne fait que donner une pointe à la gloire de l'auteur. Tout ce qui n'est que pour l'auteur ne vaut rien. Ambitiosa recidet ornamenta'. Il faut plaire à ceux qui ont les sentiments humains et tendres, et non aux ames barbares et inhumaines.

LVII.

Je me suis mal trouvé de ces compliments : je vous ai donné bien de la peine; je crains de vous ennuyer; je crains que cela ne soit trop long: ou l'on m'entraîne, ou l'on m'irrite.

LVIII.

Un vrai ami est une chose si avantageuse, même pour les grands seigneurs, afin qu'il dise du bien d'eux, et qu'il les soutienne en leur absence même, qu'ils doivent tout faire pour en avoir un. Mais qu'ils choisissent bien; car s'ils font tous leurs efforts pour un sot, cela leur sera inutile, quelque bien qu'il dise; et même il n'en dira pas du bien s'il se trouve le plus foible, car il n'a pas d'autorité; et ainsi il en médira par compagnie.

LIX.

Voulez-vous qu'on dise du bien de vous? N'en dites point.

LX.

Qu'on ne se moque pas de ceux qui se font honorer par des charges et des offices; car on n'aime personne que pour des qualités empruntées. Tous les hommes se haïssent naturellement. Je mets en fait que, s'ils savoient exactement ce qu'ils disent les uns 'HORAT., Art, poet.

des autres, il n'y auroit pas quatre amis dans le monde. Cela paroît par les querelles que causent les rapports indiscrets qu'on en fait quelquefois.

LXI.

La mort est plus aisée à supporter sans y penser que la pensée de la mort sans péril.

LXII.

Qu'une chose aussi visible qu'est la vanité du monde soit si peu connue, que ce soit une chose étrange et surprenante de dire que c'est une sottise de chercher les grandeurs, cela est admirable.

Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit, excepté de jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement, et sans la pensée de l'avenir? Mais ôtez-leur leurs divertissements, vous les voyez sécher d'ennui; ils sentent alors leur néant sans le connoître car c'est être bien malheureux que d'être dans une tristesse insupportable aussitôt qu'on est réduit à se considérer, et à n'en être pas diverti.

LXIII.

Chaque chose est vraie en partie, et fausse en partie. La vérité essentielle n'est pas ainsi : elle est toute pure et toute vraie. Ce mélange la déshonore et l'anéantit. Rien n'est vrai, en l'entendant du pur vrai. On dira que l'homicide est mauvais : oui, car nous connoissons bien le mal et le faux. Mais que dira-t-on qui soit bon? La chasteté? Je dis que non; car le monde finiroit. Le mariage? Non la continence vaut mieux. De ne point tuer? Non; car les désordres seroient horribles, et les méchants tueroient tous les bons. De tuer? Non; car cela détruit la nature. Nous n'avons ni vrai ni bien qu'en partie, et mêlé de mal et de faux.

:

LXIV.

Le mal est aisé il y en a une infinité; le bien, presque unique. Mais un certain genre de mal est aussi difficile à trouver que ce qu'on appelle bien; et souvent on fait passer à cette marque le mal particulier pour bien... Il faut même une grandeur d'ame extraordinaire pour y arriver comme au bien.

LXV.

Les cordes qui attachent les respects des uns envers les autres sont, en général, des cordes de nécessité; car il faut qu'il y ait différents degrés : tous les hommes voulant dominer, et tous ne le pouvant pas, mais quelques uns le pouvant. Mais les cordes qui

attachent le respect à tel et tel en particulier sont des cordes d'imagination.

LXVI.

Nous sommes si malheureux, que nous ne pouvons prendre plaisir à une chose qu'à condition de nous fâcher si elle nous réussit mal; ce que mille choses peuvent faire, et font à toute heure. Qui auroit trouvé le secret de se réjouir du bien sans être touché du mal contraire auroit trouvé le point.

ARTICLE X.

PENSÉES DIVERSES DE PHILOSOPHIE ET DE LITTÉRATURE.

I:

A mesure qu'on a plus d'esprit, on trouve qu'il y a plus d'hommes originaux. Les gens du commun ne trouvent pas de différence entre les hommes.

[ocr errors]

On peut avoir le sens droit, et ne pas aller également à toutes choses; car il y en a qui l'ayant droit dans un certain ordre de choses, s'éblouissent dans les autres. Les uns tirent bien les conséquences du peu de principes, les autres tirent bien les conséquences des choses où il y a beaucoup de principes. Par exemple, les uns comprennent bien les effets de l'eau, en quoi il y a peu de principes, mais dont les conséquences sont si fines, qu'il n'y a qu'une grande pénétration qui puisse y aller ; et ceux-là ne seroient peut-être pas grands géomètres, parceque la géométrie comprend un grand nombre de principes, et qu'une nature d'esprit peut être telle qu'elle puisse bien pénétrer peu de principes jusqu'au fond, et qu'elle ne puisse pénétrer les choses où il y a beaucoup de principes.

Il y a donc deux sortes d'esprits: l'un, de pénétrer vivement et profondément les conséquences des principes, et c'est là l'esprit de justesse ; l'autre, de comprendre un grand nombre de principes sans les confondre, et c'est là l'esprit de géométrie. L'un est force et droiture d'esprit, l'autre est étendue d'esprit. Or l'un peut être

* Je pense qu'il faut lire ici l'esprit de finesse, par opposition à l'esprit de géométrie, qui est proprement l'esprit de méthode, l'esprit de justesse. Toute la suite de cette pensée semble d'ailleurs le prouver. En effet, on peut avoir beaucoup de vivacité, beaucoup de finesse d'esprit, et manquer de jugement, c'est-à-dire de cet esprit de més ditation, de raisonnement, qui pénètre les principes, saisit les rapports des choses entre elles, et sait en tirer les conséquences.

sans l'autre, l'esprit pouvant être fort et étroit, et pouvant être aussi étendu et foible.

Il y a beaucoup de différence entre l'esprit de géométrie et l'esprit de finesse. En l'an, les principes sont palpables, mais éloignés de l'usage commun, de sorte qu'on a peine à tourner la tête de ce côté-là, manque d'habitude : mais, pour peu qu'on s'y tourne, on voit les principes à plein; et il faudroit avoir tout-à-fait l'esprit faux pour mal raisonner sur des principes si gros qu'il est presque Impossible qu'ils échappent.

Mais, dans l'esprit de finesse, les principes sont dans l'usage commun et devant les yeux de tout le monde. On n'a que faire de tourner la tête, ni de se faire violence. Il n'est question que d'avoir bonne vue; mais il faut l'avoir bonne, car les principes en sont si déliés et en si grand nombre, qu'il est presque impossible qu'il n'en échappe. Or l'omission d'un principe mène à l'erreur : ainsi il faut avoir la vue bien nette pour voir tous les principes, et ensuite l'esprit juste pour ne pas raisonner faussement sur des principes connus.

Tous les géomètres seroient donc fins s'ils avoient la vue bonne; car ils ne raisonnent pas faux sur les principes qu'ils connoissent; et les esprits fins seroient géomètres s'ils pouvoient plier leur vue vers les principes inaccoutumés de géométrie.

Ce qui fait donc que certains esprits fins ne sont pas géomètres, c'est qu'ils ne peuvent du tout se tourner vers les principes de géométrie; mais ce qui fait que des géomètres ne sont pas fins, c'est qu'ils ne voient pas ce qui est devant eux, et qu'étant accoutumés aux principes nets et grossiers de la géométrie, et à ne raisonner qu'après avoir bien vu et manié leurs principes, ils se perdent dans les choses de finesse, où les principes ne se laissent pas ainsi manier. On les voit à peine: on les sent plutôt qu'on ne les voit : on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d'eux-mêmes : ce sont choses tellement délicates et si nombreuses, qu'il faut un sens bien délié et bien net pour les sentir, et sans pouvoir le plus souvent les démontrer par ordre, comme en géométrie, parcequ'on n'en possède pas ainsi les principes, et que ce seroit une chose infinie de l'entreprendre. Il faut tout d'un coup voir la chose d'un seul regard, et non par progrès de raisonnement, au moins jusqu'à un certain degré. Et ainsi il est rare que les géomètres soient fins, et que les esprits fins soient géomètres, à cause que les géomètres veulent traiter géométriquement les choses

[ocr errors]

fincs, et se rendent ridicules, voulant commencer par les définitions, et ensuite par les principes, ce qui n'est pas la manière d'agir en cette sorte de raisonnement. Ce n'est pas que l'esprit ne le fasse ; mais il le fait tacitement, naturellement et sans art; car l'expres sion en passe tous les hommes, et le sentiment n'en appartient qu'à peu.

Et les esprits fins, au contraire, ayant accoutumé de juger d'une seule vue, sont si étonnés quand on leur présente des propositions où ils ne comprennent rien, et où, pour entrer, il faut passer par des définitions et des principes stériles, et qu'ils n'ont pas accoutumé de voir ainsi en détail, qu'ils s'en rebutent et s'en dégoûtent. Mais les esprits faux ne sont jamais ni fins ni géomètres.

Les géomètres qui ne sont que géomètres ont donc l'esprit droit, mais pourvu qu'on leur explique bien toutes choses par définitions et par principes: autrement ils sont faux et insupportables; car ils ne sont droits que sur les principes bien éclaircis. Et les esprits fins qui ne sont que fins ne peuvent avoir la patience de descendre jusqu'aux premiers principes des choses spéculatives et d'imagination, qu'ils n'ont jamais vues dans le monde et dans l'usage.

III.

Il arrive souvent qu'on prend, pour prouver certaines choses, des exemples qui sont tels qu'on pourroit prendre ces choses pour prouver ces exemples: ce qui ne laisse pas de faire son effet; car, comme on croit toujours que la difficulté est à ce qu'on veut prouver, on trouve les exemples plus clairs. Ainsi, quand on veut montrer une chose générale, on donne la règle particulière d'un cas. Mais si on veut montrer un cas particulier, on commence par la règle générale. On trouve toujours obscure la chose qu'on veut prouver, et claire celle qu'on emploie à la prouver; car, quand on propose une chose à prouver, d'abord on se remplit de cette imagination qu'elle est donc obscure, et au contraire que celle qui doit la prouver est claire; et ainsi on l'entendoit aisé ment.

IV.

Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment. Mais la fantaisie est semblable et contraire au sentiment; semblable, parcequ'elle ne raisonne point; contraire, parcequ'elle est fausse : de sorte qu'il est bien difficile de distinguer entre ces contraires.

« PreviousContinue »