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la suivre comme ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord s'éloignent. Le langage est pareil de tous côtés. Il faut avoir un point fixe pour en juger. Le port règle ceux qui sont dans le vaisseau; mais où trouverons-nous ce point dans la morale?

V.

Comme la mode fait l'agrément, aussi fait-elle la justice. Si l'homme connoissoit réellement la justice, il n'auroit pas établi cette maxime, la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes : Que chacun suive les mœurs de son pays : l'éclat de la véritable équité auroit assujetti tous les peuples, et les législateurs n'auroient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et des Allemands; on la verroit plantée par tous les états du monde, et dans tous les temps'.

VI.

La justice est ce qui est établi; et ainsi toutes nos lois établies seront nécessairement tenues pour justes sans être examinées, puisqu'elles sont établies.

VII.

Les seules règles universelles sont les lois du pays, aux choses ordinaires; et la pluralité aux autres. D'où vient cela? de la force qui y est.

Et de là vient que les rois, qui ont la force d'ailleurs, ne suivent pas la pluralité de leurs ministres.

VIII.

Sans doute que l'égalité des biens est juste; mais, ne pouvant faire que l'homme soit forcé d'obéir à la justice, on l'a fait obéir à la force; ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que la justice et la force fussent ensemble, et que la paix fût : car elle est le souverain bien: Summum jus, summa injuria.

La pluralité est la meilleure voie, parcequ'elle est visible, et qu'elle a la force pour se faire obéir; cependant c'est l'avis des moins habiles.

Si on avoit pu, on auroit mis la force entre les mains de la justice; mais comme la force ne se laisse pas manier comme on veut', parceque c'est une qualité palpable, au lieu que la justice est une

* Cette pensée et la suivante sont tirées de Montaigne. On est fondé à croire que Pascal, en les rappelant, avoit le projet ou de les réfuter, ou d'en faire sentir le sophisme et le paradoxe.

qualité spirituelle dont on dispose comme on veut, on a mis la justice entre les mains de la force, et ainsi on appelle justice ce qu'il est force d'observer.

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IX.

Il est juste que ce qui est juste soit suivi : il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante la puissance sans la justice est tyrannique. La justice sans la force est contredite, parcequ'il y a toujours des méchants: la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, et que ce qui est fort soit juste.

La justice est sujette à disputes: la force est très reconnoissable, et sans dispute. Ainsi on n'a qu'à donner la force à la justice. Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.

X.

Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes; car il n'obéit qu'à cause qu'il les croit justes. C'est pourquoi il faut lui dire en même temps qu'il doit obéir parcequ'elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs, non parcequ'ils sont justes, mais parcequ'ils sont supérieurs. Par là toute sédition est prévenue, si on peut faire entendre cela. Voilà tout ce que c'est proprement que la définition de la justice.

XI.

Il seroit bon qu'on obéît aux lois et coutumes, parcequ'elles sont lois, et que le peuple comprît que c'est là ce qui les rend justes. Par ce moyen, on ne les quitteroit jamais : au lieu que quand on fait dépendre leur justice d'autre chose, il est aisé de la rendre douteuse; et voilà ce qui fait que les peuples sont sujets à se révolter.

XII.

Quand il est question de juger si on doit faire la guerre et tuer tant d'hommes, condamner tant d'Espagnols à la mort, c'est un homme seul qui en juge, et encore intéressé : ce devroit être un tiers indifférent.

XIII.

Ces discours sont faux et tyranniques: Je suis beau, donc on doit me craindre; je suis fort, donc on doit m'aimer. Je suis.... La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu'on ne peut avoir que par une autre. On rend différents devoirs aux différents

mérites devoir d'amour à l'agrément; devoir de crainte à la force; devoir de croyance à la science, etc. On doit rendre ces devoirs-là; on est injuste de les refuser, et injuste d'en demander d'autres. Et c'est de même être faux et tyran de dire : Il n'est pas fort, donc je ne l'estimerai pas; il n'est pas habile, donc je ne le craindrai pas. La tyrannie consiste au desir de domination universelle et hors de son ordre.

XIV.

Il y a des vices qui ne tiennent à nous que par d'autres, et qui, en ôtant le tronc, s'emportent comme des branches.

XV.

Quand la malignité a la raison de son côté, elle devient fière, et étale la raison en tout son lustre : quand l'austérité ou le choix sévère n'a pas réussi au vrai bien, et qu'il faut revenir à suivre la nature, elle devient fière par le retour.

XVI.

Ce n'est pas être heureux que de pouvoir être réjoui par le divertissement; car il vient d'ailleurs et de dehors: et ainsi il est dépendant, et par conséquent sujet à être troublé par mille accidents, qui font les afflictions inévitables.

XVII.

L'extrême esprit est accusé de folie comme l'extrême défaut. Rien ne passe pour bon que la médiocrité. C'est la pluralité qui a établi cela, et qui mord quiconque s'en échappe par quelque bout que ce soit. Je ne m'y obstinerai pas; je consens qu'on m'y mette; et si je refuse d'être au bas bout, ce n'est pas parcequ'il est bas, mais parcequ'il est bout; car je refuserois de même qu'on me mit au haut. C'est sortir de l'humanité que de sortir du milieu : la grandeur de l'ame humaine consiste à savoir s'y tenir; et tant s'en faut que sa grandeur soit d'en sortir, qu'elle est à n'en point sortir.

XVIII.

On ne passe point dans le monde pour se connoître en vers si l'on n'a mis l'enseigne de poëte, ni pour être habile en mathématiques si l'on n'a mis celle de mathématicien. Mais les vrais honnêtes gens ne veulent point d'enseigne, et ne mettent guère de différence entre le métier de poëte et celui de brodeur. Ils ne sont point appelés ni poëtes, ni géomètres; mais ils jugent de tous ceux-là. On ne les devine point. Ils parleront des choses dont l'on parloit quand ils sont entrés. On ne s'aperçoit point en eux d'une

qualité plutôt que d'une autre, hors de la nécessité de la mettre en usage; mais alors on s'en souvient: car il est également de ce caractère qu'on ne dise point d'eux qu'ils parlent bien lorsqu'il n'est pas question de langage, et qu'on dise d'eux qu'ils parlent bien quand il en est question. C'est donc une fausse louange quand on dit d'un homme, lorsqu'il entre, qu'il est fort habile en poésie; et c'est une mauvaise marque quand on n'a recours à lui que lorsqu'il s'agit de juger quelques vers. L'homme est plein de besoins: il n'aime que ceux qui peuvent les remplir. C'est un bon mathématicien, dira-t-on ; mais je n'ai que faire de mathématiques. C'est un homme qui entend bien la guerre; mais je ne veux la faire à personne. Il faut donc un honnête homme qui puisse s'accommoder à tous nos besoins.

XIX.

Quand on se porte bien, on ne comprend pas comment on pourroit faire si on étoit malade; et quand on l'est, on prend médecine gaiement: le mal y résout. On n'a plus les passions et les desirs des divertissements et des promenades que la santé donnoit, et qui sont incompatibles avec les nécessités de la maladie. La nature donne alors des passions et des desirs conformes à l'état présent. Ce ne sont que les craintes que nous nous donnons nousmêmes, et non pas la nature, qui nous troublent : parcequ'elles joignent à l'état où nous sommes les passions de l'état où nous ne sommes pas.

XX.

Les discours d'humilité sont matière d'orgueil aux gens glorieux, et d'humilité aux bumbles. Ainsi ceux du pyrrhonisme et du doute sont matières d'affirmation aux affirmatifs. Peu de gens parlent d'humilité humblement; peu, de la chasteté chastement; peu, du doute en doutant. Nous ne sommes que mensonge, duplicité, contrariétés. Nous nous cachons et nous nous déguisons à nous-mêmes.

XXI.

Les belles actions cachées sont les plus estimables. Quand j'en vois quelques-unes dans l'histoire, elles me plaisent fort. Mais enfin elles n'ont pas été tout-à-fait cachées, puisqu'elles ont été sues; et ce peu par où elles ont paru en diminue le mérite, car c'est là le plus beau, d'avoir voulu les cacher.

XXII.
Diseur de bons mots, mauvais caractère.

XXIII.

Le moi est haïssable: ainsi ceux qui ne l'ôtent pas, et qui se contentent seulement de le couvrir, sont toujours haïssables. Point du tout, direz-vous; car en agissant comme nous faisons, obligeamment pour tout le monde, on n'a pas sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssoit dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais parcequ'il est injuste, et qu'il se fait centre de tout, je le haïrai toujours. En un mot, le moi a deux qualités il est injuste en soi, en ce qu'il se fait centre de tout; il est incommode aux autres, en ce qu'il veut les asservir : car chaque moi est l'ennemi et voudroit être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l'incommodité, mais non pas l'injustice; et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l'injustice vous ne le rendez aimable qu'aux injustes, qui n'y trouvent plus leur ennemi; et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu'aux injustes.

XXIV.

Je n'admire point un homme qui possède une vertu dans toute sa perfection s'il ne possède en même temps dans un pareil degré la vertu opposée, tel qu'étoit Epaminondas, qui avoit l'extrême valeur jointe à l'extrême bénignité; car autrement ce n'est pas monter, c'est tomber. On ne montre pas sa grandeur pour être en une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois, et remplissant tout l'entre-deux. Mais peut-être que ce n'est qu'un soudain mouvement de l'ame de l'un à l'autre de ces extrêmes, et qu'elle n'est jamais en effet qu'en un point, comme le tison de feu que l'on tourne. Mais au moins cela marque l'agilité de l'ame, si cela n'en marque l'étendue.

XXV.

Si notre condition étoit véritablement heureuse, il ne faudroit pas nous divertir d'y penser.

Peu de chose nous console, parceque peu de chose nous afflige.

XXVI.

J'avois passé beaucoup de temps dans l'étude des sciences abstraites; mais le peu de gens avec qui on peut en communiquer m'en avoit dégoûté. Quand j'ai commencé l'étude de l'homme, j'ai vu que ces sciences abstraites ne lui sont pas propres, et que je m'égarois plus de ma condition en y pénétrant que les autres en les ignorant; et je leur ai pardonné de ne point s'y appli

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