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de cette misère intérieure et naturelle qui consiste à ne pouvoir souffrir la vue de soi-même. Ce lièvre qu'ils auroient acheté ne les garantiroit pas de cette vue; mais la chasse les en garantit. Ainsi, quand on leur reproche que ce qu'ils cherchent avec tant d'ardeur ne sauroit les satisfaire, qu'il n'y a rien de plus bas et de plus vain, s'ils répondoient comme ils devroient le faire, s'ils y pensoient bien, ils en demeureroient d'accord; mais ils diroient en même temps qu'ils ne cherchent en cela qu'une occupation violente et impétueuse qui les détourne de la vue d'eux-mêmes, et que c'est pour cela qu'ils se proposent un objet attirant qui les charme et qui les occupe tout entiers. Mais ils ne répondent pas cela, parcequ'ils ne se connoissent pas eux-mêmes. Un gentilhomme croit sincèrement qu'il y a quelque chose de grand et de noble à la chasse il dira que c'est un plaisir royal. Il en est de même des autres choses dont la plupart des hommes s'occupent. On s'imagine qu'il y a quelque chose de réel et de solide dans les objets mêmes. On se persuade que si on avoit obtenu cette charge, on se reposeroit ensuite avec plaisir, et l'on ne sent pas la nature insatiable de sa cupidité. On croit chercher sincèrement le repos, et l'on ne cherche, en effet, que l'agitation.

Les hommes ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l'occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leur misère continuelle. Et ils ont un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de leur première nature, qui leur fait connoître que le bonheur n'est en effet que dans le repos. Et de ces deux instincts contraires, il se forme en eux un projet confus qui se cache à leur vue dans le fond de leur ame, qui les porte à tendre au repos par l'agitation, et à se figurer toujours que la satisfaction qu'ils n'ont point leur arrivera, si, en surmontant quelques difficultés qu'ils envisagent, ils peuvent s'ouvrir par-là la porte au repos.

Ainsi s'écoule toute la vie. On cherche le repos en combattant quelques obstacles; et si on les a surmontés, le repos devient insupportable. Car, ou l'on pense aux misères qu'on a, ou à celles dont on est menacé. Et quand on se verroit même assez à l'abri de toutes parts, l'ennui, de son autorité privée, ne laisseroit pas de sortir du fond du cœur, où il a des racines naturelles, et de remplir l'esprit de son venin.

C'est pourquoi lorsque Cynéas disoit à Pyrrhus, qui se proposoit de jouir du repos avec ses amis après avoir conquis une

grande partie du monde, qu'il feroit mieux d'avancer lui-même son bonheur en jouissant dès lors de ce repos, sans aller le chercher par tant de fatigues, il lui donnoit un conseil qui souffroit de grandes difficultés, et qui n'étoit guère plus raisonnable que le dessein de ce jeune ambitieux. L'un et l'autre supposoient que l'homme peut se contenter de soi-même et de ses biens présents sans remplir le vide de son cœur d'espérances imaginaires; ce qui est faux. Pyrrhus ne pouvoit être heureux, ni avant, ni après avoir conquis le monde ; et peut-être que la vie molle que lui conseilloit son ministre étoit encore moins capable de le satisfaire que l'agitation de tant de guerres et de tant de voyages qu'il méditoit.

On doit donc reconnoître que l'homme est si malheureux, qu'il s'ennuieroit même sans aucune cause étrangère d'ennui, par le propre état de sa condition naturelle; et il est avec cela si vain et si léger, qu'étant plein de mille causes essentielles d'ennui, la moindre bagatelle suffit pour le divertir. De sorte qu'à le considérer sérieusement, il est encore plus à plaindre de ce qu'il peut se divertir à des choses si frivoles et si basses que de ce qu'il s'afflige de ses misères effectives; et ses divertissements sont infiniment moins raisonnables que son ennui.

II.

D'où vient que cet homme qui a perdu depuis peu son fils unique, et qui, accablé de procès et de querelles, étoit ce matin si troublé, n'y pense plus maintenant? Ne vous en étonnez pas : il est tout occupé à voir par où passera un cerf que ses chiens poursuivent avec ardeur depuis six heures. Il n'en faut pas davantage pour l'homme, quelque plein de tristesse qu'il soit. Si l'on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là, mais d'un bonheur faux et imaginaire, qui ne vient pas de la possession de quelque bien réel et solide, mais d'une légèreté d'esprit qui lui fait perdre le souvenir de ses véritables misères, pour s'attacher à des objets bas et ridicules, indignes de son application, et encore plus de son amour. C'est une joie de malade et de frénétique, qui ne vient pas de la santé de son ame, mais de son déréglement; c'est un ris de folie et d'illusion. Car c'est une chose étrange que de considérer ce qui plaît aux hommes dans les jeux et les divertissements. Il est vrai qu'occupant l'esprit, ils le détournent du sentiment de ses maux; ce qui est réel. Mais ils ne l'occupent que

parceque l'esprit s'y forme un objet imaginaire de passion auquel il s'attache.

Quel pensez-vous que soit l'objet de ces gens qui jouent à la paume avec tant d'application d'esprit et d'agitation du corps? Celui de se vanter le lendemain avec leurs amis qu'ils ont mieux joué qu'un autre. Voilà la source de leur attachement. Ainsi les autres suent dans leurs cabinets pour montrer aux savants qu'ils ont résolu une question d'algèbre qui n'avoit pu l'être jusqu'ici. Et tant d'autres s'exposent aux plus grands périls pour se vanter ensuite d'une place qu'ils auroient prise aussi sottement, à mon gré. Et enfin les autres se tuent à remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu'ils en connoissent la vanité; et ceux-là sont les plus sots de la bande, puisqu'ils le sont avec connoissance; au lieu qu'on peut penser des autres qu'ils ne le seroient pas s'ils avoient cette connoissance.

III.

Tel homme passe sa vie sans ennui, en jouant tous les jours peu de chose, qu'on rendroit malheureux en lui donnant tous les matins l'argent qu'il peut gagner chaque jour, à condition de ne point jouer. On dira peut-être que c'est l'amusement du jeu qu'il cherche, et non pas le gain. Mais qu'on le fasse jouer pour rien, il ne s'y échauffera pas, et s'y ennuiera. Ce n'est donc pas l'amusement seul qu'il cherche: un amusement languissant et sans passion l'ennuiera. Il faut qu'il s'y échauffe, et qu'il se pique luimême, en s'imaginant qu'il seroit heureux de gagner ce qu'il ne voudroit pas qu'on lui donnât, à condition de ne point jouer, et qu'il se forme un objet de passion qui excite son desir, sa colère, sa crainte, son espérance.

Ainsi les divertissements qui font le bonheur des hommes ne sont pas seulement bas; ils sont encore faux et trompeurs : c'est-à-dire qu'ils ont pour objet des fantômes et des illusions qui seroient incapables d'occuper l'esprit de l'homme, s'il n'avoit perdu le sentiment et le goût du vrai bien, et s'il n'étoit rempli de bassesse, de vanité, de légèreté, d'orgueil, et d'une infinité d'autres vices: et ils ne nous soulagent dans nos misères qu'en nous causant une misère plus réelle et plus effective. Car c'est ce qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement le temps. Sans cela nous serions dans l'ennui; et cet ennui nous porteroit à chercher quelque moyen plus solide d'en

sortir. Mais le divertissement nous trompe, nous amuse, et nous fait arriver insensiblement à la mort.

IV.

Les hommes n'ayant pu guérir la mort, la misère, l'ignorance, se sont avisés, pour se rendre heureux, de ne point y penser: c'est tout ce qu'ils ont pu inventer pour se consoler de tant de maux. Mais c'est une consolation bien misérable, puisqu'elle va, non pas à guérir le mal, mais à le cacher simplement pour un peu de temps, et qu'en le cachant elle fait qu'on ne pense pas à le guérir véritablement Ainsi, par un étrange renversement de la nature de l'homme, il se trouve que l'ennui, qui est son mal le plus sensible, est en quelque sorte son plus grand bien, parcequ'il peut contribuer plus que toutes choses à lui faire chercher sa véritable guérison; et que le divertissement, qu'il regarde comme son plus grand bien, est, en effet, son plus grand mal, parcequ'il l'éloigne plus que toutes choses de chercher le remède à ses maux et l'un et l'autre sont une preuve admirable de la misère et de la corruption de l'homme et en même temps de sa grandeur, puisque l'homme ne s'ennuie de tout, et ne cherche cette multitude d'occupations, que parcequ'il a l'idée du bonheur qu'il a perdu, lequel ne trouvant point en soi, il le cherche inutilement dans les choses extérieures, sans pouvoir jamais se contenter, parcequ'il n'est ni dans nous ni dans les créatures, mais en Dieu. seul.

V.

La nature nous rendant toujours malheureux en tous états, nos desirs nous figurent un état heureux, parcequ'ils joignent à l'état où nous sommes les plaisirs de l'état où nous ne sommes pas; et quand nous arriverions à ces plaisirs, nous ne serions pas heureux pour cela, parceque nous aurions d'autres desirs conformes à un nouvel état.

VI.

Qu'on s'imagine un nombre d'hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns les autres avec douleur et sans espérance, attendent leur tour; c'est l'image de la condition des hommes.

ARTICLE VIII.

RAISONS DE quelques oPINIONS DU PEUPLE.

I.

J'écrirai ici mes pensées sans ordre, et non pas peut-être dans une confusion sans dessein: c'est le véritable ordre, et qui marquera toujours mon objet par le désordre même.

Nous allons voir que toutes les opinions du peuple sont très saines; que le peuple n'est pas si vain qu'on le dit; et ainsi l'opinion qui détruisoit celle du peuple sera elle-même détruite.

II.

Il est vrai, en un sens, de dire que tout le monde est dans l'illusion car encore que les opinions du peuple soient saines, elles ne le sont pas dans sa tête, parcequ'il croit que la vérité est où elle n'est pas. La vérité est bien dans leurs opinions, mais non pas au point où ils se figurent.

III.

Le peuple honore les personnes de grande naissance. Les demi habiles les méprisent, disant que la naissance n'est pas un avantage de la personne, mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple, mais par une pensée plus relevée. Certains zélés, qui n'ont pas grande connoissance, les méprisent malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles; parcequ'ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne. Mais les chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure. Ainsi vont les opinions, se succédant du pour au contre, selon qu'on a de lumière.

IV.

Le plus grand des maux est les guerres civiles. Elles sont sûres si on veut récompenser le mérite, car tous diroient qu'ils méritent. Le mal à craindre d'un sot qui succède par droit de naissance n'est ni si grand ni si sûr.

V.

Pourquoi suit-on la pluralité? est-ce à cause qu'ils ont plus de raison? non, mais plus de force. Pourquoi suit-on les anciennes lois et les anciennes opinions? est-ce qu'elles sont plus saines? non; mais elles sont uniques, et nous ôtent la racine de diversité.

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