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Quand, toutefois, je dis rien de plus théosophique que cette théorie, je me trompe; car voici qui l'est davantage ce que Dieu est pour l'âme humaine, il l'est pour tous les esprits, pour le monde spirituel tout entier, pour le monde matériel lui-même. Dieu renferme en lui toute réalité; hors de lui, il n'en saurait exister aucune. Il contient nécessairement en lui les idées de tous les êtres créés. Ces idées ne sont point différentes de lui-même, et Dieu contient ainsi dans son essence les créatures les plus matérielles et les plus terrestres d'une manière intelligible et toute spirituelle. Or c'est là ce que professe Malebranche 1.

Pour lui, l'immensité de Dieu est sa substance même, partout répandue. Partout entière et remplissant tous les lieux, quoique sans extension locale, cette immensité est le lieu des esprits, comme l'espace est le lieu des corps. Conserver et créer, est en Dieu une seule et même chose, comme le veut Descartes. L'éternité des autres substances serait leur indépendance. Elles ont commencé, mais elles seront perpétuelles; car leur anéantissement serait l'inconstance de leur créateur.

C'est toujours la même école : Dieu crée tout, Dieu crée tout sans cesse, par la seule raison qu'il veut tout, qu'il peut tout, qu'il est tout; qu'il est la substance par excellence, la seule substance. Car, il faut bien le dire, en dépit de toutes les modifications apportées par Descartes à sa malencontreuse définition de la substance,

1 Voy. Notre Histoire de la Philosophie moderne dans ses rapports avec la religion, p. 285 et 286. Et notre Morale ou Philosophie des mœurs, p. 150.

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ses disciples, Malebranche d'une part, Spinoza de l'autre, et Fénelon parfois lui-même, sont toujours les uns au bord du panthéisme, tandis que les autres sont au fond même. Car dès qu'il n'y a de substance propre que celle qui renferme en elle-même la raison de son existence, il n'y a que Dieu qui en soit une, et tout ce qui est est un. Et pourtant Arnauld avait bien démontré que rien n'a sa raison d'être ou sa cause en soi, puisqu'il faudrait pour cela qu'une chose pût être son principe, ou sa cause, ou sa raison d'être, avant d'être.

Mais si tout le monde lisait Descartes, et plus encore Malebranche, peu d'élus lisaient Arnauld. La piété même de Malebranche devint un péril. C'est que, si exagérée que fût la pensée et si chimérique l'imagination du grand métaphysicien, l'une et l'autre, toujours saintes et baignées aux sources saintes, se tiennent si purement et avec tant de bonne foi, en certains points, à la simplicité évangélique, d'une part, aux clartés philosophiques, d'une autre, que, si tous les écrits de Malebranche furent mis à l'index, toute la personne de Malebranche fut aimée et honorée, tous ses écrits dévorés. On ne se défiait pas de lui. Si théosophe et si chimérique qu'il fût, il y avait dans sa belle intelligence et dans son âme droite une antipathie profonde pour toute espèce de science occulte, de vision extatique et de théurgie ou de commerce magique avec les sphères interdites non pas à la spéculation, mais à la fréquentation de l'esprit humain. Sa théosophie était excessive, mais pure d'hallucination et, sinon d'enthousiasme, du moins de fanatisme.

Il en fut de même du mysticisme tel qu'il s'est pro

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duit dans l'une des plus belles âmes du plus beau siècle de la France.: Fénelon se préserva de tout excès, et pour sa sereine piété il se fit lire par tout le monde, quoique condamné aussi.

Le mysticisme est de la foi chrétienne, et ses formes sont variées à l'infini; mais il ne s'en produisit pas de plus belle dans ce siècle que celle qui vit et respire dans les écrits de Fénelon.

Sous ses formes communes, espagnoles ou semiespagnoles, italiennes ou semi-italiennes, par exemple, le mysticisme était commun en France dans la jeunesse de Fénelon, et j'admets bien que celui-là n'a pas été sans influence sur son esprit. Mais sous ses formes relevées, il est toujours rare, et Fénelon n'en goûta jamais d'autre. Il n'en voulut pas non plus sous sa forme ambitieuse; il se tint toujours à de grandes distances de madame Guyon, qui se laissait aller trop volontiers à cette forme, mais qui n'eut pas elle-même soit l'occasion, soit l'élan nécessaire pour suivre jusqu'au bout ce qu'il y avait, ailleurs qu'en France, de plus avancé, je veux dire de plus ultra-métaphysique.

Sous ses formes à la fois très-ambitieuses et trèsluxuriantes, le mysticisme ne se rencontre guère à cette époque que dans les pays les plus bibliques de l'Europe, et surtout dans les pays apocalyptiques, c'est-àdire ceux où les plus fortes aspirations des âmes religieuses se nourrissaient de l'étude des poésies prophétiques de l'ancienne alliance et de celle des poésies apocalyptiques de la nouvelle. A ce titre, je viens de le dire, et dans ces formes exubérantes où il touche à la théosophie, le mysticisme était à peu près inconnu en France

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à cette époque. On le trouvait non-seulement dans ces pays de l'Europe que je viens d'indiquer, mais encore dans tous ceux qui avaient pris une part complète à la Renaissance de la philosophie grecque, et avaient joint. aux études d'Aristote celles de Platon et de Plotin, à celles des systèmes grecs le goût des traditions de l'Orient.

En effet, le nouveau platonisme avait joué dans la Renaissance un rôle encore plus considérable que le platonisme; Plotin était encore plus lu et mieux traduit que Platon, et partout les plus savants d'entre ses interprètes ajoutaient les doctrines de l'Orient à celles de la Grèce. Au mysticisme de la philosophie grecque se mariait si bien la théosophie de l'Orient qui l'avait enfanté, que dans les générations suivantes les Paracelse et les Van Helmont ajoutaient avec exaltation la théurgie à leurs travaux et à leurs tendresses. De là ce courant de théosophie et de mysticisme qui eut en Allemagne son expression la plus parfaite dans Jacques Boehme, en Angleterre dans le docteur Pordage et son élève Jane Leade1, en Hollande dans quelques disciples des uns et des autres, en Suède dans un savant illustre qui vint au monde au moment même où Fénelon écrivait le Postscriptum de son Avis à une dame de qualité pour l'Éducation de sa fille.

De tout cela rien ne devait convenir à l'âme sincerement pieuse, très-tendre, mais très-évangélique, trèsélevée et toujours très-lumineuse de Fénelon, qui pouvait bien sympathiser avec Platon et son idéologie

1 Voy. Matter, sa Vie et ses écrits, Em. de Swedenborg, p. 89.

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poétique, mais qui n'eut aucun goût pour les nouveaux platoniciens, et ne connut des gnostiques que le nom. Aussi, quoi qu'on dise, son mysticisme n'eut-il jamais rien de commun avec le leur, qui est très-théosophique.

En effet, sa doctrine fut essentiellement chrétienne. Et pourtant il était dans la destinée de ce beau génie, de ce penseur si lucide, de cet écrivain si élégant qui voulait être le représentant du mysticisme le plus pur, le plus approuvé et le plus contenu, de voir son nom, sa position, ses affections et ses théories engagés malgré lui, par ses liaisons avec madame Guyon, dans les idées, les tendances et les péripéties du mysticisme le plus exalté de son pays. Je ne connais pas de plus belle étude de psychologie pratique que celle qui nous est offerte dans cette destinée, et je me laisserai plus d'une fois aller dans ces pages à la tentation d'effleurer cette énigme, mais mon véritable objet est autre.

Le mysticisme sous toutes ses formes, même celles que lui donnèrent sainte Thérèse et saint François de Sales d'une part, Leibnitz et Bossuet de l'autre, apparaissent dans la vie de Fénelon, si bien que, pour voir figurer ces formes de la manière la plus sensible et la plus intéressante à la fois, c'est dans cette vie qu'il convient de les suivre.

Et c'est là le véritable objet de ces pages.

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