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ET LES ANTIPATHIES.

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profondément attristées par de violents débats, une estime mutuelle établit entre eux des procédés trèsconvenables; mais leur antipathie ou leur indifférence est telle que ces deux beaux génies, prêtres, philosophes et écrivains éminents l'un et l'autre, passent côte à côte tout un demi-siècle sans se voir, sans désirer de se connaître, commençant par se combattre et n'échangeant une parole d'honnêteté qu'au moment où ils vont descendre dans la tombe l'un et l'autre. Quels torts! En s'éloignant à la fois de Fénelon et de Bossuet, Malebranche se priva de tout conseil; en s'éloignant de Malebranche et de Bossuet, Fénelon fit de même. Spinoza eût un peu bridé ce dernier, mais il lui était antipathique, et si parfois la pensée philosophique de Fénelon se rencontre avec la sienne, ce n'est que dans les principes empruntés à leur maître commun, à Descartes. Spinoza, il est vrai, a sur l'amour de Dieu des expressions de tendresse orientale qui approchent de celles du mysticisme chrétien; mais ce penseur si austère, si sec et si audacieux dans les déductions qu'il tire de principes inadmissibles et qu'il proclame comme des axiomes, Fénelon le combat avec dédain et avec colère. C'est un fait curieux, que l'homme de ce siècle qui a le moins puisé dans les écrits du philosophe d'Amsterdam et dans ceux de Malebranche, c'est-à-dire dans les deux auteurs les plus condamnés à Rome, soit précisément celui qui y a rencontré le plus d'opposition. Mais, en s'éloignant avec trop de vivacité des exagérations de Malebranche et de Spinoza, Fénelon se trompa autant qu'en trop s'attachant à quelques-unes de celles de Descartes.

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LES COURANTS MYSTIQUES.

Il commit une erreur plus grande en s'attachant pour ses études mystiques à deux courants différents, dont l'un, celui qui n'était pas approuvé, rendit suspect ce qu'il prenait dans l'autre, quelque circonspection qu'il mît à ne pas aller jusqu'au fond et quelque amélioration qu'il apportât jusque dans la forme de ce qu'il empruntait à celui qui était sanctionnė.

En effet, s'il n'y avait en France ni théosophie visionnaire, ni théurgie chimérique, il s'y trouvait deux courants mystiques auxquels Fénelon s'associa non-seulement avec toute l'ardeur de son âme, mais encore avec le dessein d'en tirer une doctrine de haute perfection qu'il entreprit d'élaborer avec toute la vivacité de son génie.

CHAPITRE V

Les deux nuances mystiques.

Les visions et les extases. Sainte
Saint Pierre, saint Paul et

-Brigitte et autres. Les gnostiques.

saint Jean. - Pascal, Descartes et M. de Rancé. — Le rôle des femmes au dix-septième siècle.

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Chantal. dame Guyon.

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Saint François de Sales et la baronne de Louis XIV et madame de Maintenon.

Fénelon et ma

1630-1688

Dans tout le cours de ce siècle, on doit distinguer deux nuances mystiques qui se touchent et se rencontrent, mais qui ne se confondent pas le mysticisme tempéré et le mysticisme exalté, c'est-à-dire extatique ou visionnaire.

C'est celui-ci qui est ou se croit honoré dans ses élans suprêmes de visions, de révélations et d'illuminations : disons pour être plus clair, que c'est celui de sainte Brigitte, de sainte Catherine et de sainte Thérèse.

Il devenait rare, mais il en restait quelque chose, et non-seulement quelque amour ou quelque regret, mais quelque aspiration même. Toutefois il se dérobait au monde, même pieux, dans les cellules ou les chambrettes les plus solitaires. Ce n'est pas que cette communication extraordinaire ou supérieure avec le ciel

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ne fût autorisée par la foi chrétienne. Loin d'être le privilége de quelques esprits plus ambitieux ou plus excentriques que les autres, elle était enseignée, au contraire, par les plus grands exemples, et non pas seulement ceux des écoles flétries, soit des Gnostiques, des Basilidiens, des Valentiniens, des Ophites, mais encore par les précédents des trois plus éminents d'entre les apôtres, saint Pierre, saint Jean et saint Paul. Il n'est personne à qui ne soient présentes les extases du premier, les visions et les révélations du second, et si quelqu'un ignore celles du troisième, qu'il veuille bien relire son épître deuxième aux Corinthiens, où il dit : « Certes, il ne me convient pas de me glorifier, car j'en viendrais à des visions et à des révélations du Seigneur. Je connais un homme en Christ qui, il y a quatorze ans, fut ravi jusqu'au troisième ciel. Si ce fut dans le corps, je ne sais; si ce fut hors du corps, je ne sais, Dieu le sait. »

On connaît cette distinction, et l'on sait que Swedenborg dit très-nettement, en ce qui regarde ses extases à lui, s'il les eut dans le corps ou hors du corps.

S. Paul continue: « Je sais que cet homme fut transporté dans le paradis, et y entendit des choses inexprimables, qu'il n'est pas possible à l'homme d'énoncer.»

Il y avait là, et l'Église chrétienne ne l'ignora jamais, le plus grand des précédents pour les ravissements et les révélations, je ne parle pas de l'inspiration seulement. Aussi ne proscrivait-on ni ces états de l'âme, ni ces communications du ciel. On les examinait, les rejetait ou les admettait, sans autre parti pris que le respect de la vérité. Au temps de Fénelon, on lisait en

ET LES HALLUCINATIONS.

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core partout les vies de ces saints personnages, et on ne demandait pas mieux que d'être favorisé des grâces qui les avaient illustrés; mais nul ne disait en avoir la possession ou la jouissance. A l'époque où Jane Leade avait ses visions, et où naissait Swedenborg qui allait avoir les siennes, il restait encore, même en France et dans toutes les couches de la société, y compris la plus philosophique et la plus élevée, des prédilections singulières pour le merveilleux. On vivait même sur des exemples très-récents et très-étranges. Pascal avait eu ses hallucinations, et Descartes lui-même ses visions. Aujourd'hui, nous comprenons difficilement certaines puissances de croire qui ne sont plus de notre goût, qui sont même tombées dans un discrédit absolu; mais, au siècle de Fénelon, il faut bien nous le dire, les sciences occultes elles-mêmes avaient encore leurs partisans. Descartes n'avait pas été le dernier des sages dont on citât les visions et la recherche de ce fameux élixir qui devait le faire vivre quatre à cinq cents ans. Le grand réformateur de la Trappe, M. de Rancé, cet ami de Malebranche et de Bossuet qui fut si sévère pour Fénelon, tenta l'évocation de la trop célèbre maîtresse dont la mort subite l'avait arraché au déréglement, et, si nous en croyons sa Vie écrite par Chateaubriand, il obtint des visions auxquelles il n'attacha que trop de prix.

Un mysticisme plus ou moins tempéré régnait encore communément dans le monde religieux et dans quelques-unes des régions élevées du monde élégant. Dans ce monde-là, c'était la nuance de saint François de Sales et de la baronne de Chantal qui plaisait, et tel en

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