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une rare verdeur. A ce point de vue, son langage étonne même un peu. Tant le ton en est dégagé qu'il paraît trop tranchant vis-à-vis d'un Malebranche; mais c'était le défaut de l'école, et, cartésien lui aussi, Fénelon avait le droit de se montrer tel. Il le fit trop. « A moins qu'il ne change tous les principes de sa doctrine, qu'en un mot il n'abandonne tout son système, dit-il, je lui montrerai toujours que non-seulement ce qu'il dit, mais encore tout ce qu'il peut dire, est insoutenable. »

C'était parler avec trop de confiance; mais Fénelon était jeune et son traité est excellent d'un bout à l'autre. Il est trop plein de théologie scolastique pour qu'on le lise aujourd'hui avec plaisir, mais on sent en le lisant qu'il a été fait pour passer sous les yeux de Bossuet, qui effectivement y a mis des notes en marge et peut l'avoir trouvé bon. Toutefois, il ne parut pas du vivant de Fénelon, et nul ne sait bien pourquoi, mais je présume que la soumission, d'ailleurs plus apparente que réelle et plus complétement espérée de Malebranche, fut la véritable raison qui retint Bossuet et Fénelon. On doit regretter leur abstention. Il eût été beau de voir Malebranche mis en demeure de résoudre lui-même les difficultés que Fénelon lui montrait dans son système. On savait d'ailleurs que l'ouvrage existait, et l'on désira longtemps, mais en vain, de le connaître. Après la mort de Fénelon, en 1717, les Nouvelles littéraires en donnèrent des fragments et en annoncèrent la publication prochaine; mais il ne parut qu'en 1820, dans l'édition des OEuvres complètes de Fénelon.

CHAPITRE IV

Les premières apparitions du mysticisme de Fénelon.

Les excentricités

Le post-scriptum de l'Éducation Les tendances théosophiques de Malebranche.

de traité de l'existence de Dieu.
des filles.
analogies de Fénelon, de Malebranche et de madame Guyon.
Les antipathies des grands penseurs du siècle.

Les

1687

Fénelon dans ces années, au retour du Poitou, était encore un écrivain peu connu, car le traité du Ministère n'était que de la polémique, et le Traité de l'existence de Dieu, son ouvrage longtemps le plus admiré fut bien écrit à cette époque, mais il ne le publia pas non plus.

Ce que nous en avons n'est d'ailleurs que l'ébauche très-soignée d'un ouvrage qui demeura à l'état de projet, d'autres travaux ayant absorbé le temps et l'attention de l'illustre prélat. Cependant, tout à l'encontre de Pascal, qui n'a laissé que des pensées détachées sur la grande apologie chrétienne qu'il méditait, Fénelon a laissé de la sienne des chapitres complétement développés et amplifiés avec pompe. Son traité se compose de deux parties fort inégales, mais qui révèlent l'une et

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l'autre également le génie et les tendances de leur auteur dès cet âge.

Dans sa première partie, c'est le spectacle de la nature aussi ingénieusement observé qu'éloquemment peint, qu'il se complaît à dérouler devant nous. Il y suit la puissance des forces et la sagesse des lois, démontrant par les unes et les autres l'existence d'une intelligence suprême, personnelle, vivante, aimante, adorable.

Dans la seconde partie, c'est le domaine des idées qui lui fournit ses preuves les plus éclatantes.

Dans les deux, penseur ingénieux, mais plus brillant qu'exact et plus abondant que profond, en apparence toujours philosophe, en réalité toujours dogmatiste, il répand toujours le charme du sentiment sur le travail de la raison. Il aime à étaler l'appareil du raisonnement autant que les splendeurs du langage; mais c'est surtout une âme mystique qu'il révèle; l'émotion domine toujours sa pensée; l'adoration respire jusque dans ses arguments. C'est là le charme qui entraîne le lecteur, mais c'est aussi la séduction qui le trompe. Elle égare l'auteur lui-même. Autant le goût et même l'affectation du raisonnement le jettent parfois dans les subtilités de l'école, autant le goût et l'affectation d'une méditation émue le conduisent à ces exagérations qui sont le grand défaut de la chaire. Et, en effet, aux ⚫déductions du métaphysicien succède trop souvent dans ce beau livre la déclamation du prédicateur.

Ces taches sont moins sensibles dans la première partie de son travail, où l'auteur suit Cicéron, saint Augustin et des écrivains positifs; mais elles altèrent la deuxième, où il suit Descartes avec les exagérations qui

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distinguent tous les penseurs de son école, Malebranche comme Geulinex et Spinoza. En effet, ne dirait-on pas entendre Malebranche et Spinoza fondus ensemble en lisant la tirade qui suit sur ce qu'il y a de plus simple, de plus nécessaire et de plus concevable en Dieu, son unité, celui de ses attributs métaphysiques qu'on peut indifféremment mettre au sommet ou à la base de toute théologie spéculative. Voici sur ce sujet les indéfinissables paroles de Fénelon :

<«< O unité infinie! je vous entrevois, mais c'est toujours en me multipliant. (?) Universelle et indivisible vérité! ce n'est pas vous que je divise; car vous demeurez toujours une et tout entière, et je croirais faire un blasphème (?) que de croire en vous quelque composition. Mais c'est moi, ombre de l'unité (?), qui ne suis jamais entièrement un. Non, je ne suis qu'un amas et un tissu de pensées successives et imparfaites. La distinction qui ne peut se trouver dans vos perfections se trouve réellement dans mes pensées qui tendent vers vous, et dont aucune ne peut atteindre jusqu'à la suprême unité. Il faudrait être un autant que vous, pour vous voir d'un seul regard indivisible dans votre. unité infinie. »

On voit où cela est pris, car chacun sait que l'un est précisément ce à quoi les grands mystiques de l'école platonicienne aspiraient et prétendaient arriver; et comme eux Fénelon, dans son style qui sent l'extase, tombe du mysticisme dans le panthéisme, que réellement il a en horreur quand c'est Spinoza qui le professe, et qu'il ne professe réellement pas, mais qu'il a l'air de professer sans le vouloir. Dans cette sorte d'extase qu'il semble aimer, il s'écrie bientôt sur le non-un :

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<< O multiplicité créée, que tu es pauvre dans ton abondance apparente! Tout nombre est bientôt épuisé; toute composition a des bornes étroites; tout ce qui est plus d'un est infiniment moins qu'un (?). Il n'y a que l'unité; elle seule est tout, et après elle il n'y a plus rien. Tout le reste parait exister, et on ne sait précisément où il existe, ni quand il existe. » C'est le à des platoniciens, mais que veulent dire cet où et ce quand?

Voici qui devient inintelligible : « En divisant toujours, on cherche toujours l'être qui est l'unité, et on le cherche sans le trouver jamais. La composition n'est qu'une représentation et une image trompeuse de l'être. C'est un je ne sais quoi qui fond dans mes mains dès que je le presse. Lorsque j'y pense le moins, il se présente à moi, je n'en puis douter: je le tiens; je dis : Le voilà. Veux-je le saisir encore de plus près et l'approfondir? Je ne sais plus ce qu'il devient, et je ne puis me prouver à moi-même que ce que je tiens a quelque chose de certain, de précis et de consistant. Ce qui est réel n'est point plusieurs ; il est singulier, et n'est qu'une seule chose. Ce qui est vrai et réel doit sans doute être précisément soimême, et rien au delà. Mais où trouverons-nous cet être réel et précis de chaque chose, qui la distingue de toute autre? Pour y parvenir, il faut arriver jusqu'à la réelle et véritable unité. Cette unité, où est-elle ? »>

<< Par conséquent où sera donc l'être et la réalité des choses? >>

Se payant ainsi d'images ou d'expressions figurées dont il se joue avec complaisance, le jeune écrivain finit par en être le jouet à son tour et ne plus se reconnaître lui-même. En effet, de cri en cri il s'écrie enfin :

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