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LE P. TOURNEMINE.

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de s'en tenir à la saine raison. Il eut à ce moment même d'autres soucis, et l'on aime au fond, si inférieur qu'en soit l'objet, voir cette âme généreuse détournée d'une voie où il n'y a pour elle qu'un déploiement stérile de conceptions chimériques. Au milieu de ces graves préoccupations, un esprit assez léger et très-querelleur vint jeter plus étourdiment que méchamment, dans la vie de Fénélon, une de ces émotions que les questions d'amourpropre font naître partout et suivre quelquefois, parmi les gens de lettre, de querelles interminables. En effet, le P. Tournemine, chargé de la publication d'une œuvre de Fénelon, du traité de la démonstration de l'Existence de Dieu écrit depuis si longtemps et dont le prélat fut hors d'état de soignerl'impression lui-même, mit dans la préface qu'il y plaçait des observations un peu vives sur quelques principes de Malebranche. Le P. Tournemine y apportait une telle chaleur, qu'on eût dit l'honneur de Fénelon engagé tant qu'il n'était pas lavé du reproche d'avoir suivi Malebranche dans son admiré traité. Fénelon ne pouvait voir ce zèle qu'avec plaisir, mais déjà lui-même avait écrit contre Malebranche, de tous les écrivains le plus sensible à la critique, et qui ne pouvait ignorer l'existence de la Réfutation de sa défectueuse théorie sur la Providence ou la grâce. Un nouvel acte d'hostilité allait blesser le fragile oratorien d'autant plus vivement qu'il venait de publier (en 1712) une édition revue de son ouvrage la Recherche de la Vérité. Il trouva effectivement les attaques de Tournemine trèsoffensantes et se mit aussitôt à y répondre dans une lettre ardente, qu'il allait mettre sous presse, lorsqu'il eut l'idée de la lire à un ami du cardinal de Polignac qui en

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MALEBRANCHE APAISÉ.

informa Fénelon. Celui-ci s'empressa aussitôt de déclarer qu'il était entièrement étranger à la préface de Tournemine, qu'il n'en avait pas pris connaissance avant l'impression, et qu'il en désavouait les récriminations. Cela rendit la paix à Malebranche, et l'on est heureux de lire ce trait dans la vie de deux philosophes qui avaient tant et si bien écrit l'un et l'autre sans se voir, et qui allaient se rencontrer incessamment dans le monde de la paix éternelle. Pour Fénelon c'eût été un triste surcroît d'amertume et de travail que de soutenir dans sa vieillesse une lutte nouvelle contre le vieil et rude adversaire d'Arnaud, qu'il avait combattu dans sa jeunesse à l'instigation de Bossuet. Déjà il n'était que trop chargé et trop affaibli, il était las. Mais il n'était pas inactif, et rien n'atteste mieux la haute position que l'illustre exilé occupait à Cambrai comme conseiller spirituel, comme évêque, comme philosophe, comme écrivain politique, que la correspondance, plus variée d'année en année, qu'il y entretenait.

Celle qu'il eut sur la littérature avec l'Académie, et en particulier avec Lamotte-Houdard, montre la haute estime dont il jouissait au sein du corps littéraire qui semblait n'exister encore que par la bienveillance du roi, entretenue par un système d'admiration aussi bruyant que fastidieux. L'Académie délibéra en novembre 1713, sur ce qu'elle pourrait faire de plus convenable après l'achèvement de son Dictionnaire. Ce fut là-dessus que Fénelon lui adressa ses propositions sous ce titre : Sur l'occupation de l'Académie pendant qu'elle travaille encore au Dictionnaire et sur celle qu'elle pourrait se donner après.

LAMOTTE-HOUDARD.

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Après y avoir donné des conseils sur la première question, il exposa ses vues sur la seconde : il voulait d'abord des éditions annotées des meilleurs ouvrages écrits en langue française. Puis il ajouta cette curieuse leçon pour l'Académie :

«Je dis qu'avant toutes choses nous devons songer très-sérieusement à rétablir dans la compagnie une discipline exacte, qui est très-nécessaire, et qui peut-être n'y a jamais été depuis son établissement. Sans cela, nos plus beaux projets et nos plus fermes résolutions s'en iront en fumée, et n'auront point d'autre effet que de nous attirer les railleries du public. »

Fénelon avait mis un mot obligeant pour Lamotte dans une lettre à l'abbé Dubois, depuis cardinal et premier ministre. C'était vers le milieu de l'été 1713. Lamotte s'empressa de remercier le prélat de cette marque de bienveillance, et là-dessus les deux célèbres écrivains échangèrent leurs vues littéraires dans une série de lettres qui roulent principalement sur la traduction d'Homère par Lamotte et sur la querelle, vive alors et toujours belle encore, des Anciens et des Modernes.

Ce n'étaient là pour le pieux archevêque de Cambrai que des jeux d'esprit, jeux qu'il aimait pourtant et où il excellait. Ce qui le préoccupait plus sérieusement que le progrès de la langue française ou le culte de la langue grecque, c'était la politique du pays. Il voyait la dynastie décimée, la France humiliée. Combien il eût été plus heureux dans son exil de n'avoir à s'occuper que de son redoutable, de son magnifique ministère, des âmes, de l'état spirituel de son vaste diocèse, et heureux

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de consacrer à la composition de quelques écrits de morale ou de philosophie religieuse les heures dérobées à sa mission de pasteur. Dans ce double domaine au moins, il y avait à faire de ces œuvres qui durent; dans celui de la politique, à peine y avait-il un jour, point de lendemain.

En effet, la mort vint souffler sur les desseins arrêtés entre lui et ses amis au mois de mars 1712, après la perte du second dauphin, comme elle avait soufflé sur ceux qu'ils avaient arrêtés au mois de septembre 1711, après celle du premier. Les soutiens de la dynastie eux-mêmes s'en allaient.

Le duc de Chevreuse avait succombé l'année même où il venait de prendre part à leurs résolutions communes; le duc de Beauvilliers, languissant depuis la mort de ses fils, mourut en août 1714.

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le duc d'Orléans ou le mysticisme en face du déisme. - Fénelon et Bossuet, philosophes. La mort de Fénelon. - Ses adieux suprêmes à Louis XIV.

1713-1715

Ce fut au milieu de ces douleurs, que Fénelon brisé par le travail, les années et les infirmités, se trouva seul debout d'entre les amis de son royal élève, et ceux-là comprennent bien toute l'étendue du dévouement suprême dont il fit preuve alors, qui comprennent bien sa belle devise: Je me dois à ma famille plus qu'à moi, mais je me dois à ma patrie plus qu'à ma famille. En effet, tel fut dans son noble cœur cet amour du pays que, dans ses dernières années où il voyait son ami Beauvilliers en rapport suivi avec Saint-Simon, il se rapprocha lui-même de ce dernier, le meilleur sans nulle comparaison des conseillers du futur régent. Dès 1712, le considérant comme un des plus fermes appuis de la dynastie, il l'avait indiqué pour le conseil de régence. En novembre 1714, Fénelon et Saint-Simon étaient

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