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CHAPITRE XXVI

L'isolement de Fénelon.

La mort du duc de Bourgogne, du duc de Chevreuse, du duc de Beauvilliers. Le P. Tournemine et Malebranche. La correspondance avec Lamotte - Houdard sur l'Académie française. Les nouveaux projets de gouvernement de Fénelon. Le duc d'Orléans.

1712-1714

Ceux qui s'imaginent qu'une absorption plus ou moins fâcheuse dans le monde spirituel, est l'inévitable effet de la haute mysticité et qu'elle rend ceux qui s'y livrent moins soucieux des intérêts de ce monde, connaissent mal la vie de Fénelon. La spiritualité fortifie l'âme : sincère et lumineuse, elle en est la plus grande puissance; elle lui assure la sérénité et la libre disposition de tous ses moyens.

La mort du duc de Bourgogne (18 février 1712) dissipa comme un vain rêve l'échafaudage des plans et des réformes élevé à Chaulnes par les cœurs les plus patriotiques de la France, et elle porta à celui de Fénelon et à celui du duc de Beauvilliers, un coup plus profond qu'à celui de Louis XIV, mais elle ne refroidit point leur amour pour le pays, ni leur sollicitude pour ses destinées.

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Cette mort purifia et enflamma le sentiment de leur devoir, bien loin de l'altérer ou de l'éteindre. Mais où porter leurs vues d'avenir? De toute la dynastie appelée directement au trône, il ne restait qu'un frère du défunt, le duc de Berry, aussi indigne qu'incapable de gouverner, aussi avili que celle qui devait partager avec lui le trône, la fille du futur régent, puis le duc d'Anjou, le seul fils qu'eût laissé l'élève chéri de Fénelon. Ce prince (le futur Louis XV), n'ayant que deux ans, la régence du duc d'Orléans était inévitable, et un conseil assez fort pour contenir ce dangereux inévitable, offrait la seule chance de salut. Fénelon, encore tout bouleversé de la catastrophe du 18 février, ne perdit pas un moment dans de vaines lamentations, et dès le 15 mars il termina un nouveau travail sur l'organisation du gouvernement le plus utile à la France. Le 24 ce travail fut entre les mains de ses amis le duc de Chevreuse et le duc de Beauvilliers; ce dernier fut chargé d'en faire accueillir les idées par le Roi et madame de Maintenon. Situation unique, l'homme de France, si ce n'est le plus détesté, du moins le moins aimé de ces deux personnages, et celui auquel ils songent le moins à demander avis, est le seul qui met la main à l'œuvre pour ce qui les regarde le plus.

Qu'en espérait-il ? Je ne sais.

Ce qui est certain, c'est que rien ne saurait plus les honorer que sa confiance en leur amour du bien public. Au fond, il s'agissait pour lui de la gloire, de la destinée du fils unique de son élève chéri, et un accueil favorable de la part de l'un et de l'autre était l'unique moyen de succès. Voilà ce qui m'explique sa confiance.

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CONSEIL DE RÉGENCE.

Mais cet accueil était d'autant plus difficile à obtenir, même à demander, que le futur conseil de régence, pour être saisi de son autorité au moment nécessaire, devait entrer en fonctions sous le règne même du prince le moins habitué et le moins disposé à partager le pouvoir avec ses sujets. Madame de Maintenon, toujours accessible à la raison, était plus touchée que le roi du spectacle de tant de ruines et de déclins qui s'offrait aux regards, cela est vrai; mais toute dévouée au duc du Maine qui était exclu du conseil, elle devait plutôt en combattre qu'approuver le dessein. Fénelon n'aurait pas dû s'y tromper un instant, et quand on lit dans ses papiers l'opinion qu'il avait des vues et de la portée politique de son ancienne amie, on ne comprend rien aux illusions auxquelles il se laissa aller dans cette circonstance. Seules, sa belle âme et les tristes nécessités de la dynastie expliquent ses espérances. En effet, il dit lui

même :

<< Madame de Maintenon livrée à des jalousies, à des délicatesses, à des ombrages, à des aversions, à des dépits, à des finesses de femme, ne proposait que des partis faibles, superficiels, flatteurs, pour endormir le roi et éblouir le public, sans aucune proportion avec les besoins du moment. »

Il y a trop de style et d'art dans ce portrait pour qu'on ne le trouve un peu chargé, mais puisque tout cela était vrai pour Fénelon, comment a-t-il pu se flatter un seul instant que ses propositions seraient adoptées à Versailles? On ne pouvait y manquer d'en reconnaître l'origine, ni, dès lors, y souscrire sans se manquer.

Fénelon mieux que personne savait se commander

LE P. TOURNEMINE.

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de s'en tenir à la saine raison. Il eut à ce moment même d'autres soucis, et l'on aime au fond, si inférieur qu'en soit l'objet, voir cette âme généreuse détournée d'une voie où il n'y a pour elle qu'un déploiement stérile de conceptions chimériques. Au milieu de ces graves préoccupations, un esprit assez léger et très-querelleur vint jeter plus étourdiment que méchamment, dans la vie de Fénélon, une de ces émotions que les questions d'amourpropre font naître partout et suivre quelquefois, parmi les gens de lettre, de querelles interminables. En effet, le P. Tournemine, chargé de la publication d'une œuvre de Fénelon, du traité de la démonstration de l'Existence de Dieu écrit depuis si longtemps et dont le prélat fut hors d'état de soigner1'impression lui-même, mit dans la préface qu'il y plaçait des observations un peu vives sur quelques principes de Malebranche. Le P. Tournemine y apportait une telle chaleur, qu'on eût dit l'honneur de Fénelon engagé tant qu'il n'était pas lavé du reproche d'avoir suivi Malebranche dans son admiré traité. Fénelon ne pouvait voir ce zèle qu'avec plaisir, mais déjà lui-même avait écrit contre Malebranche, de tous les écrivains le plus sensible à la critique, et qui ne pouvait ignorer l'existence de la Réfutation de sa défectueuse théorie sur la Providence ou la grâce. Un nouvel acte d'hostilité allait blesser le fragile oratorien d'autant plus vivement qu'il venait de publier (en 1712) une édition revue de son ouvrage la Recherche de la Vérité. Il trouva effectivement les attaques de Tournemine trèsoffensantes et se mit aussitôt à y répondre dans une lettre ardente, qu'il allait mettre sous presse, lorsqu'il eut l'idée de la lire à un ami du cardinal de Polignac qui en

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CONSEIL DE RÉGENCE.

Mais cet accueil était d'autant plus difficile à obtenir, même à demander, que le futur conseil de régence, pour être saisi de son autorité au moment nécessaire, devait entrer en fonctions sous le règne même du prince le moins habitué et le moins disposé à partager le pouvoir avec ses sujets. Madame de Maintenon, toujours accessible à la raison, était plus touchée que le roi du spectacle de tant de ruines et de déclins qui s'offrait aux regards, cela est vrai; mais toute dévouée au duc du Maine qui était exclu du conseil, elle devait plutôt en combattre qu'approuver le dessein. Fénelon n'aurait pas dû s'y tromper un instant, et quand on lit dans ses papiers l'opinion qu'il avait des vues et de la portée politique de son ancienne amie, on ne comprend rien aux illusions auxquelles il se laissa aller dans cette circonstance. Seules, sa belle âme et les tristes nécessités de la dynastie expliquent ses espérances. En effet, il dit lui

même :

<< Madame de Maintenon livrée à des jalousies, à des délicatesses, à des ombrages, à des aversions, à des dépits, à des finesses de femme, ne proposait que des partis faibles, superficiels, flatteurs, pour endormir le roi et éblouir le public, sans aucune proportion avec les besoins du moment. »

Il y a trop de style et d'art dans ce portrait pour qu'on ne le trouve un peu chargé, mais puisque tout cela était vrai pour Fénelon, comment a-t-il pu se flatter un seul instant que ses propositions seraient adoptées Versailles? On ne pouvait y manquer d'en reconnaître l'origine, ni, dès lors, y souscrire sans se manquer.

Fénelon mieux que personne savait se commander

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