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Mais ce silence est-ce bien de la réserve de la part de Fénelon, ou est-ce absence d'ouverture naturelle? Je ne tranche pas la question, mais il est certain que sa position lui imposait une réserve extrême. Madame Guyon avec moins de génie avait plus de largeur dans ses vues. On sait que pour les mystiques, il n'y a plus de distinction entre les diverses communions chrétiennes. C'est entre eux une véritable fraternité de famille; témoin la correspondance de saint Martin et du baron de Liebisdorf et cent autres. Madame Guyon, dans les dernières années de sa vie, si dévote et si bonne catholique d'ailleurs et si liée avec l'évêque de Blois, vit dans la plus grande intimité, et entretient la correspondance la plus fraternelle avec des personnes d'autres communions. Son principal confident et son futur éditeur, c'est le ministre Poiret qui adresse le chevalier de Ramsay à Fénelon. Au contraire, si mystique et si philosophe que soit ce dernier, jamais il ne s'élève à ce point de vue. Il reste exclusif. Il recommande aux princes de ne pas inquiéter leurs peuples au sujet de la religion, mais il convertit au catholicisme tous ceux qui recherchent des rapports avec lui, et le chevalier de Ramsay est à peine installé sous son toit, que l'ancien missionnaire du Poitou, l'ancien directeur des nouvelles catholiques, commence avec lui son œuvre de prédilection.

Est-ce à cette absence de largeur ou à celle d'une expansivité véritable en dépit de la fluidité de sa parole, qu'il faut attribuer l'extrême réserve où il se contient sur toutes les questions essentielles, délicates et difficiles du mysticisme? Ou bien les évite-t-il par la raison

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qu'il les juge insolubles? On l'ignore. Mais ce qui est hors de doute, c'est que ce n'était pas ainsi que parlait le mysticisme espagnol, ni celui de saint François de Sales; ce n'est pas non plus dans ces limites étroites que se renfermait celui du dix-septième siècle là où il était libre de se produire. Mais on ne peut pas blâmer Fénelon de n'avoir pas pris parmi nous des libertés espagnoles, puisqu'il eut le sort de Molinos malgré toute sa réserve, et personne ne peut s'étonner de l'attitude qu'il garde vis-à-vis du mysticisme anglais, germanique ou scandinave, puisque, aujourd'hui même, nous ne souffrons pas qu'on en parle parmi nous, je ne dis pas avec sympathie, mais je dis avec cette impartialité philosophique qui n'est que la justice pure. Nous ressemblons, toutes les nations ressemblent aux sauvages, dont la musique n'a que deux notes, l'une appelée enthousiasme, l'autre fanatisme.

CHAPITRE XX

Le inysticisme français en face de celui des pays du Nord. - L'abstention de nos philosophes et l'intervention de Leibnitz au débat. Son erreur fondamentale et son dévouement à la science. Le grand-duc de Florence.

1650-1700

Le mysticisme de madame Guyon est, comme celui de Fénelon, dont il diffère si profondément, le même que celui de madame de Chantal et de Saint François de Salles. D'origine espagnole plutôt que française, il se rattache à sainte Thérèse, à saint Jean de la Croix et à Molinos; en un mot il tient au Midi plus qu'au Nord. Il n'est pas étranger, il s'en faut, au courant plus limpide de saint Bernard, de Hugues de Saint Victor, de Gerson et de Thomas à Kempis, mais au contact avec la péninsule ibérienne, il s'est enflammé au feu des ardeurs ultrapyrénéennes et amolli aux attraits de la rêverie orientale, arabe, andalouse. Il est français et il se détache bien autant que le demandait le génie national,

MYSTICISME DU NORD.

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de cet ascétisme mi-essénien, mi-souffite qui s'était infiltré dans l'Espagne chrétienne mais il en porte l'empreinte, et il se distingue profondément du mysticisme de la race saxonne qui aime essentiellement la spéculation théosophique et adore les poétiques prophéties, les rêves millénaires de l'Apocalypse. Madame Guyon, qui fut en rapport avec le Hollandais Poiret, eut quelque penchant pour ce brillant domaine, jamais son illustre ami n'en montra aucun.

Ce n'est pas que Fénelon ignorât absolument les principes ou les écrits des mystiques anglais. Je crois au contraire qu'il en avait quelque connaissance.

On sait qu'il puisa à une source anglaise le plus oratoire de ses écrits philosophiques, et qu'en composant son traité anglais de l'existence de Dieu, il imita Clarke autant que Cicéron. Mais ce fut volontairement qu'il s'abstint de tout contact avec le mysticisme septentrional et ses goûts l'en éloignaient autant que son génie et sa position officielle dans l'Eglise. Le mysticisme du Nord se nourrissait précisément de ces mêmes éléments, de ces visions, de ces extases et de ces révélations qu'il admettait sans nul doute, dans la vie de ses maîtres, mais dont il faisait ostensiblement abstraction dans ses écrits, au sujet desquelles il ne voulait jamais s'expliquer et dont madame Guyon elle-même, tout en s'attribuant des dons encore plus élevés, affectait de faire la critique avec la plus entière indépendance.

Le génie mystique de la race saxonne se montra au contraire d'accord avec celui de la catholique Espagne témoin les écrits du savant docteur Pordage et ceux de son élève enthousiaste qui unissaient aux enseigne

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ments les plus ascétiques, les visions les plus positives, les révélations les plus précises et les prophéties les plus magnifiques. J'en appelle aussi aux illuminations et aux visions contemporaines de l'Allemagne, de la Hollande et de la Scandinavie, où les théosophes issus de Jacques Boehme préparaient à un fils de la Suède avec les grandes entrées du ciel, celles de toutes les régions habitées par des créatures intelligentes. On sait que l'ambition de Swedenborg ne s'est pas contentée de moins, et que l'interprète élu des textes de la révélation juive et chrétienne, vint user de son yaste privilége avec une merveilleuse aisance.

L'esprit français, qui n'est pas porté naturellement vers ces spéculations ultramétaphysiques, n'y prit aucune part au temps de Fénelon.

Avec la même liberté, la France sans nul doute aurait suivi la même pente, dans la mesure de ses inclinations naturelles. Mais nous avions à rompre deux barrières, les lois de l'État et celles de l'Église.

Ce n'est pas que les prélats de l'Église anglicane, les consistoires de Suède et les princes d'Allemagne aient accordé trop de tolérance à ces tentatives de franchir la limite du dogme proclamé par les confessions de foi de ces pays; sous ce rapport, la situation y était à peu près la nôtre; il doit paraître bien probable que notre génie aussi se fût laissé aller dès lors à ce courant, s'il avait joui de toute sa liberté.

En effet, dès le commencement du dernier siècle, nous trouvons chez nous de grandes inclinations pour les doctrines extrêmes de l'Angleterre ; vers le milieu du siècle nous apparaissent les Pâris et les Mongeron, et

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