Page images
PDF
EPUB

172

LA QUESTION DE DOCTRINE.

tint aucun compte de tout ce qui n'était à ses yeux que pure concession, indulgence ou même faiblesse, et les trois commissaires furent bientôt d'accord sur la nécessité d'une condamnation, non pas de la personne, ni des mœurs ou du genre de vie de madame Guyon, mais de sa doctrine. En effet, de sa personne et de ses mœurs on ne s'occupa point.

Je viens de dire qu'on n'entendit l'inculpée qu'à une seule séance et que cette réunion ne fut pas une conférence du tout, que sans doute M. de Noailles, qui était venu le premier, et qui, pour ne pas perdre son temps, avait entamé un interrogatoire, avait pris des notes; mais que ces notes ne furent ni enregistrées ni consultées, que l'un des juges ne s'était pas rendu à la séance, et qu'un autre avait moins écouté que censuré madame Guyon.

Cela fait, on ne s'occupa plus de sa personne, ni de sa vie, ni de ses assemblées ou de son apostolat, on borna le mandat qu'on s'attribuait à la question de doctrine, à ce qui allait le mieux aux habitudes de M. de Meaux.

Dans toute la suite, on ne s'attacha qu'aux écrits de madame Guyon, et on se passa de toutes les explications orales qu'elie offrait de donner. Écrire sur la question des directions doctrinales en forme d'articles ou de canons, ce qui faisait d'une commission désignée par une dame de la cour, un petit concile, rien ne pouvait lui sourire davantage, et telle fut l'origine des articles d'Issy.

CHAPITRE XII.

La doctrine des articles d'Issy. — Madame Guyon internée à Meaux.Le rôle de Fénelon aux conférences et aux articles d'Issy. - Son élévation à l'archevêché de Cambrai. La séparation de madame Guyon et de Bossuet à Meaux.

1695

Il n'est pas besoin de dire que les trente-quatre articles arrêtés à Issy sont de bonne doctrine, puisque c'est une œuvre de Bossuet; mais il est peut-être besoin d'ajouter qu'ils ne sont pas contraires du tout aux vrais mystiques; s'ils combattent certaines exagérations, cela est vrai, ils maintiennent le mysticisme cher aux âmes dévotes. Nous verrons plus tard Bossuet lui-même se lancer dans la mysticité, mais dès à présent nous pouvons signaler le fait que dans les articles même qu'il rédigea en 1695, la dévotion la plus tendre du monde trouvera son compte. L'article XXV porte ceci : Il y a en cette vie un état habituel, mais non entièrement invariable, où les âmes les plus parfaites font toutes leurs actions délibérées en présence de Dieu et pour l'amour de lui, suivant les paroles de l'Apôtre : Que toutes vos

[blocks in formation]

actions se fassent en charité; et encore: Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, ou que vous fassiez autre chose, agissez pour la gloire de Dieu. Ce rapport de toutes nos actions délibérées à notre fin unique est l'oraison perpétuelle recommandée par Jésus-Christ, quand il veut que notre oraison soit sans défaillance, et par saint Paul, quand il dit: Priez sans intermission.

Certes, voilà un bel état d'oraison. Ce n'en est pas encore le plus beau, écoutez : « Mais on ne doit jamais confondre cette oraison avec la contemplation pure et directe, ou prise, comme parle saint Thomas, dans les actes les plus parfaits. »

<«< L'oraison qui consiste dans le rapport à Dieu de toutes nos actions délibérées peut être perpétuelle en un sens, c'est-à-dire qu'elle peut durer autant que nos actions délibérées. En ce cas, elle n'est interrompue que par le sommeil et les autres défaillances de la nature qui font cesser tout acte libre et méritoire. »

Cela semble donner au mysticisme toutes les satisfactions possibles. Toutefois les trois docteurs ne veulent pas d'exagération, de contemplation permanente, d'état où tout est amour, où rien ne se distingue, ne se raisonne, ne se délibère, perfection séraphique qui n'est pas donnée à l'homme. Écoutons-les encore :

<< Mais la contemplation pure et directe n'a pas même cette espèce de perpétuité, parce qu'elle est souvent interrompue par les actes des vertus distinctes qui sont nécessaires à tous les chrétiens, et qui ne sont point des actes de pure et directe contemplation. »

<<< Parler ainsi, c'est lever toute équivoque dans une

LA CONTEMPLATION.

175

matière où il est si dangereux d'en faire; c'est empêcher les mystiques mal instruits des dogmes de la foi, de représenter leur état comme s'ils n'étaient plus dans le pèlerinage de cette vie. Enfin, c'est parler comme Cassien, qui dit, dans sa première conférence, que la pure contemplation n'est jamais absolument perpétuelle en cette vie. »

Cela était clair; Bossuet, qui voulut l'être, ajoute encore cette leçon, « qu'il ne faut pas s'imaginer qu'on soit dans un état inférieur quand on n'est pas dans la contemplation. >>

L'article XXVI porte : « Pendant les intervalles qui interrompent la pure et directe contemplation, une âme très-parfaite peut exercer les vertus distinctes dans tous ses actes délibérés, avec la même paix et la même pureté ou désintéressement d'amour dont elle contemple pendant que l'attrait de la contemplation est actuel.

« Le même exercice d'amour qui se nomme contemplation ou quiétude, quand il demeure dans sa généralité et qu'il n'est appliqué à aucune fonction particulière, devient chaque vertu distincte, suivant qu'il est appliqué aux occasions particulières : car c'est l'objet, comme parle saint Thomas, qui spécifie toutes les vertus. Mais l'amour pur et paisible demeure toujours le même, quant au motif ou à la fin, dans toutes ces différentes spécifications. »

Et pour que personne n'hésite et ne croie cette théorie nouvelle, Bossuet ajoute ces mots curieux : « Parler ainsi, c'est parler comme l'école la plus exacte et la plus précautionnée. » En effet, Bossuet tenait extrême

176

LA MORT SPIRITUELLE.

ment à ces deux choses, à passer pour un docteur exact, et à être un guide sûr pour la dévotion mystique.

Voici la preuve de cette seconde ambition :

Art. XXXIV. «La mort spirituelle, dont tant de saints mystiques ont parlé après l'Apôtre (qui dit aux fidèles, Vous êtes morts), n'est que l'entière purification ou désintéressement de l'amour; en sorte que les inquiétudes et les empressements qui viennent d'un motif intéressé n'affaiblissent pas l'opération de la grâce, et que la grâce agit d'une manière entièrement libre. La résurrection spirituelle n'est que l'état habituel du pur amour, auquel on parvient d'ordinaire après les épreuves destinées à le purifier. »

Est-ce là une théorie contraire aux mystiques? Non, et pour les rassurer, le grand évêque déclare :

<< Parler ainsi, c'est parler comme tous les plus saints et les plus précautionnés mystiques. »

S'il a tort de parler ainsi de tous les mystiques, qu'il ne connaissait pour la plupart alors que par les extraits de Fénelon, pour le fond n'a-t-il pas raison?

Avec les doctrines qu'il proclamait dans ces articles, il y avait donc assez de marge pour les âmes les plus ardentes, assez de jeu pour les imaginations les plus exaltées. Fénelon put signer ces articles sans renoncer à aucune de ses aspirations, et madame Guyon s'y soumettre sans abandonner aucune de ses ambitions épithalamiques; rester l'épouse de Christ enfant, et s'appliquer elle-même la description apocalyptique de la femme parée du soleil et de douze étoiles.

Toutefois, on jugea nécessaire, quant à elle, de lui faire subir un petit noviciat de pénitence et d'ortho

« PreviousContinue »