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si amères, si cruelles; et il est fâcheux que Bossuet, qui mit tant de douce patience dans ses relations avec madame de La Maisonfort, avec madame Cornuau et avec tant d'autres, n'en ait pas eu autant pour madame Guyon. L'a-t-elle blessé par sa prétention si excentrique à une lumière spéciale, ou par l'étalage de son érudition mystique, ou bien par les deux? Quoi qu'il en soit, bientôt tout changea entre eux. Bossuet apporta un jour à une de leurs conférences vingt articles de difficultés. Elle le satisfit sur quelques-uns, mais la vivacité avec laquelle il parla ne permit pas à son humble interlocutrice de s'expliquer de même sur les autres. Elle en fut malade, écrivit plusieurs lettres à son juge et en eut une réponse de plus de vingt pages, où il ne semblait arrêté, dit-elle, que par la nouveauté de la matière et par son peu d'usage des voies intérieures. Il lui ordonnait cependant avec autorité de justifier ses livres. Elle n'obéit qu'à son corps défendant; elle ne fut pas en état de tout justifier, et voici les raisons qu'elle donne de son embarras : « J'ai écrit pour obéir, disait-elle, et ai dit les choses comme elles m'étaient montrées. Il y a peu d'imagination dans ce que j'écris, car j'écris souvent ce que je n'ai jamais pensé. »

Suivant le vœu de toutes les femmes qui se mêlent de discussions théologiques, elle aurait voulu que M. de Meaux la jugeât non pas avec sa raison, mais avec son

cœur.

Or cela n'allait pas à Bossuet le moins du monde; et ce qui ne lui allait pas davantage, c'est qu'au lieu d'argumenter avec lui, elle lui répondait par des textes de saint François de Sales, que M. de Meaux ne connais

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sait pas alors. Elle lui écrivit par le duc de Chevreuse. Il lui répondit que, pour différer d'avec elle sur quelques points, il ne la croyait pas moins catholique et lui en offrait un certificat. Elle le remercia, ce témoignage même lui suffisant, et elle se cacha dans une retraite connue au seul frère de Fouquet, qui lui portait une sincère et constante amitié.

C'est donc avec Bossuet et son ami le duc de Chevreuse, ce n'est pas avec Fénelon que madame Guyon a échangé le plus de lettres et entretenu de rapports en 1693 et 1694. C'est peut-être là aussi l'époque la plus touchante de la vie de cette illustre persécutée. Dans le pressentiment d'une catastrophe imminente, elle écrit au duc de Beauvilliers ces nobles et fermes paroles: «Mon témoin est au ciel, et mon juge au plus haut des cieux. Je ne prétends point, monsieur, vous assurer, si Dieu vous met en doute. Je vous ai toujours dit que je ne gaṛantissais pas de n'être pas trompée, mais que mon dessein n'était pas de tromper. J'ai toujours parlé avec ingénuité et simplicité; je ne me suis point déguisée. J'ai laissé paraître toutes mes faiblesses; je n'ai point voulu qu'on me crût bonne. >>

Puis elle met ce grand trait : « J'ai plus parlé en me taisant qu'en parlant. Je n'ai jamais cherché ni mon avantage ni ma gloire; je n'ai flatté personne; je n'ai rien demandé. C'est à vous-même de juger de ce que j'ai pu faire pour vous tromper, et par quel endroit.

« Du reste, je suis peu exacte dans mes lettres, parce que j'ai appris simplement d'écrire à des personnes qui m'entendent à demi-mot, et que je ne croyais pas écrire pour le public.

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« Je ne demanderai pas à Dieu qu'il vous rassure sur moi; car s'il veut que vous soyez tous scandalisés en moi, j'y consens. Ce n'est point à présent le temps des demandes pour moi, mais des sacrifices.

<< Peut-être Dieu ne veut-il plus se servir de moi. C'est un instrument usé : qu'il le brûle. » (Fénelon, Corresp., t. VII, p. 27 et 28.)

Que cette résignation va bien à la pauvre femme! Mais elle sera prise au mot. L'instrument va être brûlé. Elle n'est pas encore condamnée, emprisonnée, exilée; elle n'est pas même devant les juges; mais déjà elle est marquée, observée, critiquée. Elle n'a que le pressentiment de ce qui l'attend; qu'elle jouisse de ses derniers moments de liberté. Bientôt elle sera attaquée; et si énergiquement qu'elle se débatte d'abord, tombée bientôt d'un excès de confiance dans le trouble, elle se livre victime dévouée, avide des humiliations, des pénitences et des censures qui feront sa couronne de martyre.

CHAPITRE XI

Madame Guyon devant une commission d'enquête. Les articles d'Issy.
Madame Guyon plaidant sa cause avec l'assistance du duc de Che-
vreuse, Traçant une esquisse un peu libre des conférences.
Son livre des Justifications..

1694

Cependant madame Guyon pouvait encore conjurer l'orage, en se mettant entre les mains de M. de Harlay. Ce dernier le lui fit dire. Il savait qu'on ne voulait pas de lui pour commissaire dans l'examen de ses écrits, et quoiqu'il ne connût pas la théologie mystique, jaloux de ceux de qui l'on composerait la commission, il offrit à madame Guyon de la tirer de peine, si elle voulait s'en remettre à lui. Elle pouvait d'autant mieux accepter qu'elle avait été le remercier à sa sortie des Visitandines. Mais ses amis ne le voulurent pas..

Les admirateurs de madame Guyon, à la vue de ce qui se passait, eurent une inspiration généreuse, mais qui lui devint funeste. Ils composèrent en sa faveur un Mémoire au Roi, et prièrent madame de Maintenon de le présenter. Elle s'y refusa. Alors madame Guyon

DEMANDE D'ENQUÊTE.

161

ayant appris dans sa retraite qu'on l'attaquait, non pas dans ses opinions seulement, mais jusque dans ses mœurs, elle fit une de ces démarches qui honorent une âme, mais peuvent perdre une renommée. Elle écrivit à madame de Maintenon qu'elle avait dû garder le silence tant qu'elle ne se savait accusée que de faire oraison et d'enseigner à en faire; mais qu'étant attaquée en son honneur, elle se devait à elle-même, à sa famille et à ses amis, de demander qu'on lui fit son procès. Elle priait, en conséquence, madame de Maintenon d'obtenir du roi la nomination d'une commission d'enquête, composée pour moitié d'ecclésiastiques et pour moitié de membres laïques. En attendant le résultat, elle se rendrait dans telle prison que le roi voudrait lui faire indiquer. Ce fut le duc de Beauvilliers qui se chargea de présenter la lettre.

Madame de Maintenon répondit au duc avec toute sa prudence connue. Elle n'avait pas connaissance de ces bruits; mais la doctrine de madame Guyon pouvant être suspecte, il serait bon de l'examiner, seulement on laisserait tomber le reste.

Cela était marqué au coin du bon sens. Peu importait un peu de bruit à propos des mœurs d'une femme; mais ce qui importait beaucoup, au contraire, c'était d'écarter toute concurrence faite clandestinement et au moyen d'un enseignement féminin, mystique et erroné, à la doctrine de l'Église gouvernée par le saint-siége d'accord avec l'État.

C'était là une autre enquête que celle qu'avait demandée madame Guyon; mais elle ne pouvait d'autant moins la décliner, qu'elle se sentait aussi vulnérable en

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