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ASCENDANT DES FEMMES

non qu'elle n'ait pas suivi les conseils de Fénelon. En y déférant, elle ne se mettait pas, après les avoir pris trop légèrement, dans la nécessité de consulter plus tard l'évêque de Chartres et l'évêque de Meaux, sur les moyens d'arrêter le mal que les écrits de Mme Guyon avaient fait à Saint-Cyr; elle n'apportait pas dans sa conduite à l'égard de Mme Guyon une extrême inégalité, et conservait l'amitié de ce sage conseiller qui, au moment où les rôles seront changés, et où Mme de Maintenon sera devenue l'adversaire de Mme Guyon, lui adressera cette lettre qui montre si bien que persone dans tout ce siècle n'apprécia mieux que lui le rôle des femmes enseignant la mysticité. Si je donne cette lettre dès à présent, c'est que je ne connais rien qui soit plus propre à répandre le vrai jour sur le débat qui va

éclater.

En effet, l'écrivain du siècle qui nous peint le mieux l'ascendant religieux des femmes et leur gouvernement en matière de piété, c'est précisément Fénelon. Et voici ce qu'il écrit à Mme de Maintenon sur Mme Guyon, qui s'exprimait à ce sujet avec un amour-propre si naïf :

«Les choses avantageuses qu'elle a dites d'elle-même ne doivent pas être prises, ce me semble, dans toute la rigueur de la lettre. Saint Paul dit qu'il accomplit ce qui manquait à la passion de Jésus-Christ. On voit bien que ces paroles seraient des blasphèmes, si on les prenait en toute rigueur, comme si le sacrifice de JésusChrist eût été imparfait, et qu'il fallût que saint Paul lui donnât le degré de perfection qui lui manque. A Dieu ne plaise que je veuille comparer Mme Guyon à

EN MATIÈRE DE PIÉTÉ.

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saint Paul; mais saint Paul est encore plus loin du Fils de Dieu que Mme Guyon ne l'est de cet apôtre. La plupart de ces expressions pleines de transport sont insoutenables, si on les prend dans toute la rigueur de la lettre. Il faut entendre la personne, et ne point se scandaliser de ces sortes d'excès, si d'ailleurs la doctrine est innocente, et la personne docile. La bienheureuse Angèle de Foligny, que saint François de Sales admire, sainte Catherine de Sienne et sainte Catherine de Gênes, ont dirigé beaucoup de personnes avec cette subordination de l'Église; et elles ont dit des choses prodigieuses de l'éminence de leur état. Si vous ne saviez pas que ce qu'elles disent vient d'être canonisé, vous en seriez encore plus scandalisée que de madame Guyon. Saint François d'Assise parle de lui-même dans des termes aussi capables de scandaliser. Sainte Thérèse n'a-t-elle pas dirigé, non-seulement ses filles, mais des hommes savants et célèbres, dont le nombre est assez grand? N'a-t-elle pas même parlé assez souvent contre les directeurs qui gênent les âmes? L'Église ne demande-t-elle pas à Dieu d'être nourrie de la céleste doctrine de cette sainte? >>

Comment s'imaginer qu'un homne qui appréciait avec une telle liberté d'esprit les plus grands personnages de l'Église, y compris le plus éminent des apôtres, ait jamais eu envie de s'exagérer le mérite, ou de se, faire le disciple d'aucune femme de son temps, si supérieure qu'elle fût à toutes les autres dans l'ordre des idées mystiques?

CHAPITRE IX

La position de Fénelon à la cour, à l'Académie et dans la société au moment de ses premiers rapports avec madame Guyon. Ses rapports avec madame de Maintenon et madame de La Maisonfort, et avec madame Guyon.

1693

Avant de voir madame Guyon devant ses juges, et de voir Fénelon d'abord éclairant ses juges, puis assis au milieu d'eux, et signant sentence avec eux, il nous faut un instant encore ne nous occuper que de lui; il nous faut considérer sa position dans le monde, abstraction faite de ses relations avec madame Guyon, afin de mieux apprécier les sentiments avec lesquels il donna sa signature.

Qu'on ne s'imagine pas d'abord, avec je ne sais quels ennemis de son nom, que, dans les belles années de sa carrière, il se soit singulièrement préoccupé de cette dame et de ses mysticités. Il en eût eu le goût, que le temps lui eût fait défaut pour s'y livrer. En effet, ce qui préoccupait le noble et brillant précepteur de trois jeunes princes, dont l'un au moins était appelé au trône, c'étaient les devoirs d'enseignement, de direction, d'é

OCCUPATIONS NOMBREUSES.

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ducation et de gouvernement; c'étaient ensuite les nombreux devoirs de convenance et de société qu'imposait cette position. Ces devoirs étaient considérables pour le chef spirituel de cette famille d'ecclésiastiques, d'officiers et d'employés de second ordre attachés au duc de Bourgogne et à ses frères. A ces obligations de tous les jours il ne pouvait se dérober, si ami qu'il fût de la retraite et si facile qu'il fût à un prêtre logé au château de faire interdire sa porte.

Fénelon, dont les lumières étaient si pures, la parole si persuasive, la bonté si ouverte, et la spiritualité dès lors si avancée, avait en outre des devoirs de direction ou de charge d'âmes à remplir auprès de plusieurs grandes familles, à commencer par un ministre [le marquis de Seignelai] età finir par plusieurs personnes de sa parenté dont il était le conseiller spirituel. Il était d'ailleurs aussi le conseiller temporel des siens, et quand on parcourt les lettres qu'il adressa de 1687 à 1690, soit à M. de Seignelai et pour lui seul ou pour lui et sa femme, soit au duc de Chevreuse, à la marquise de Laval, à madame de La Maisonfort (1690-1694), qu'il dirigeait à la demande de madame de Maintenon, soit à tant d'autres personnes, on ne comprend pas comment, avec toute sa fécondité d'esprit et sa prodigieuse facilité de travail, il a pu suffire, au milieu des soucis de sa charge, à des directions aussi délicates et à des affaires aussi nombreuses.

Ces soucis n'étaient pas même sa grande affaire, je crois. Pour un esprit tel que le sien, allant au delà de son horizon naturel, plutôt que de rester en deçà, et il était de ces esprits, un devoir majeur dominait tous les

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autres. Dans son avenir se dessinait, même malgré lui, la grande charge de l'épiscopat, et même malgré lui encore, une place quelconque aux conseils du roi. Le précepteur du père de son élève était évêque et conseiller d'État. Qr, si Bossuet qui avait peu de génie politique et dont la naissance était médiocre, se trouvait appelé à ces dignités, à plus forte raison Louis XIV devait-il y appeler un homme né comme Fénelon. La pensée des amis de ce dernier allait même beaucoup plus haut.

Ces perspectives et les goûts impérieux du jeune prêtre lui imposaient, sinon de fortes études, du moins des lectures variées, et avant tout des lectures de tendre piété qui étaient son goût dominant. Grâces aux excellents conseils de M. Tronson et à la rare docilité avec laquelle il les suivait, Fénelon cultivait sérieusement la théologie morale.

« Votre élévation, lui avait écrit le digne supérieur de Saint-Sulpice, vous ouvre la porte aux dignités de la terre; mais vous devez craindre qu'elle ne vous la ferme aux solides grandeurs du ciel. » Fénelon n'oublia jamais ces admirables paroles. Prêtre sincère, philosophe convaincu et véritable citoyen de ce monde moral dont la cité politique n'est qu'une copie grossière, Fénelon méditait beaucoup sur son perfectionnement moral. Il se retrempait sans cesse, pour le monde extérieur, dans le monde intérieur, sachant bien que l'âme n'avance et ne croît que dans ce qu'elle affectionne et dans ce dont elle s'abreuve. Ainsi, tout en élevant le prince distingué dont l'esprit se jouait presque à l'égal du sien des questions les plus abstraites,

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