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sans ses théâtres. Il ne les aime pas seulement, il aime tout ce qui les touche, décors, comédiens, auteurs dramatiques, et même les critiques qui en parlent.

Les cabarets. Mais après tout ce goût là, Paris le partage avec d'autres capitales du monde. D'autres passions lui sont plus personnelles. Par exemple, celle qu'il a

pour la chanson.

10 La chanson! A travers toute l'histoire de Paris, elle a joué un rôle, rôle tour à tour gai, railleur, persifleur, attendri, mélancolique, sentimental. Et la chanson favorite n'était pas seulement retenue, fredonnée, elle 15 était estimée haut, citée avec amour. Alceste préfère à tous les sonnets de son temps « une vieille chanson que je m'en vais vous dire. » Et le voilà qui chante:

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Si le roi m'avait donné
Paris, sa grand'ville,

Et qu'il me fallut quitter
L'amour de ma mie,

Je dirais au roi Henri,

Reprenez votre Paris,

J'aime mieux ma mie, ô gué,
J'aime mieux ma mie.

Voilà la chanson tendre et gaiement sentimentale. Il en est d'autres. On disait volon

tiers en France: « Ce qui ne vaut pas la peine d'être dit, on le chante. » N'en croyez rien. Le Français a toujours mis ses passions en musique: cela ne l'a jamais empêché de les avoir violentes. Parfois il chante sans pas- 5 sion, pour le plaisir, comme le merle. Parfois aussi, et souvent, il raille en chantant les choses respectables, telles que les pouvoirs publics, l'amour et la mort. Il ne faut pas demander au pommier des prunes ni 10 aux chansonniers du respect: ils n'en ont pas, comme on dit, la bosse. Il faut dire qu'une chanson n'est pas un cantique.

Or, la chanson parisienne a son temple à Montmartre. Il y a bien, dans d'autres 15 quartiers, quelques cabarets rivaux où on va entendre « Messieurs les chansonniers dans

leurs œuvres. » Mais c'est à Montmartre que la vieille chanson, qu'on croyait morte, est ressuscitée un beau soir de la fin du XIXe 20 siècle, et les auteurs de cette résurrection s'appelaient Bruant, Xanrof, MacNab, Jules Jouy, Xavier Privas, Marcel Legay, pour n'en nommer que quelques-uns parmi les plus célèbres.

Les cabarets où eut lieu ce renouveau ont aussi leur célébrité. Certains existent encore, aussi vivants que jamais, comme les Quať'z

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Arts. Un des plus célèbres, le Chat noir, n'est plus aujourd'hui qu'un souvenir. Mais ce souvenir vit encore au cœur des Montmartrois, qui n'ont pas oublié le vieux 5 refrain:

Je cherche fortune
Autour du Chat noir,
Au clair de la lune,
A Montmartre, le soir.

J'ai dit que les chansonniers n'étaient pas les plus respectueux des hommes. On s'en aperçoit tous les soirs. Si vous escaladez la butte, entrez au hasard, dans un des cabarets où l'on chante. Vous entendrez railler, par15 fois dans une langue excellente, mais peu

académique, parfois aussi en pur argot, chacun des événements du jour, toutes les institutions qu'on avait coutume de vénérer, enfin les personnages politiques, depuis Lé20 nine jusqu'à monsieur Poincaré. Pas un événement qui ne soit chansonné, pas un homme en vue qui n'ait son refrain. Les mœurs du jour y sont traitées comme les hommes, joyeusement, cyniquement parfois, 25 mais de quoi se scandaliserait-on ? Cette fantaisie, tour à tour drôle, légère, cinglante, où l'imprévu joue un rôle dominant, c'est

proprement la gaieté de Paris. Ici, le public collabore un peu avec le chansonnier sur son estrade: il jouit par avance, ce public, du mot piquant ou cocasse, de l'allusion qui va venir et qu'il a devinée sur les lèvres de son 5 auteur: il la prévient parfois et finit en choeur le refrain commencé. Aussi, de ces chansons, pas une malice n'en est perdue. Qu'il s'agisse des Soviets russes, des Grecs d'Homère, du mauvais état des rues de 10 Paris, ou d'une question littéraire à l'ordre du jour, toute allusion est immédiatement saisie, toute ironie comprise et goûtée: le rire est là, toujours prêt, et les bravos éclatent.

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Raillerie, mousse légère et savoureuse, mœurs de la rue apportées, telle une eauforte, devant un auditoire curieux, est-ce là tout? Non. Il est arrivé que, dans ces lieux où l'on venait chercher une distraction 20 sans portée, on ait trouvé la poésie! Oui, à la place de cet humour spécial au Parisien et qu'il appelle la blague, on a entendu plusieurs œuvres puissantes, quelques-unes d'une beauté si parfaite, que je ne résiste pas au 25 plaisir d'en donner ici un spécimen:

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LES THURIFÉRAIRES

Hé là-bas ! les limeurs de rimes,
Les travailleurs des arts, les fous,
Les fondeurs de pensers sublimes,
Qu'êtes-vous ?

Nous sommes les thuriféraires
En prières,

Lançant à genoux l'encensoir
Au sanctuaire

Où la chimère

Est ostensoir.

Hé là-bas les rêveurs pudiques,
Les amoureux transis, les doux
Chercheurs de plaisirs platoniques
Qu'êtes-vous ?

Nous sommes les thuriféraires
En prières,

Lançant à genoux l'encensoir

Dans la chapelle

Où cœur fidèle

Est ostensoir.

Hé là-bas les clowns et paillasses,
Les charlatans et les filous

Et tous les pitres à deux faces

Qu'êtes-vous?

- Nous sommes les thuriféraires

En prières,

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