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TROISIÈME CAUSERIE T

LES QUAIS. LES LIVRES

On n'aurait pas donné une vue satisfaisante de la vie intellectuelle d'un Parisien, si l'on négligeait de parler d'un de ses plus charmants épisodes: les douces flâneries au 5 long des quais, à la chasse des vieux bouquins, et les longues stations sous les galeries de l'Odéon, d'où jaillissent sans cesse de nouveaux livres.

Les galeries de l'Odéon forment comme 10 une guirlande au Théâtre de l'Odéon. Elles l'entourent d'une ceinture de livres, de livres tout nouvellement éclos, sentant encore l'encre d'imprimerie, et dont les feuillets ne sont pas encore coupés. Toute la nouvelle lit15 térature, tout ce qui vient de paraître en science, en art, en poésie, déferle là, et ses flots toujours nouveaux arrivent, bousculant les vieilles vagues qui se retirent. Ici les livres nouveaux sont offerts à votre curiosité, 20 ils vous sollicitent, vous tendent les bras, ils clament leurs titres, le nom de leur auteur, et, dans leur robe jaune, rouge, bleue ou

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"Les douces flâneries au long des quais, à la chasse des vieux bouquins."

mauve, ils vous adressent un sourire amical. Là, à l'abri de la pluie ou du soleil - mais non du vent et des courants d'air, ces galeries étant ouvertes de trois côtés-vous, le passant de la rue, vous n'avez qu'à venir. Et 5 comment résister? Donc, irrésistiblement, vous venez. Vous avisez un livre, vous le prenez, vous l'ouvrez, et sans couper les pages toutefois, c'est le seul fruit défendu -vous lisez, vous lisez un quart d'heure, une 10 demi-heure, une heure si vous voulez. Si ce livre ne vous plaît pas, ou quand vous avez satisfait votre curiosité, vous en prenez un autre, puis un troisième, puis un dixième. Si, dans le tas, l'un vous semble digne d'être 15 offert à un ami, eh bien, vous l'achetez. Si vous êtes de méchante humeur ou bien à court d'argent et que rien ne trouve grâce devant votre sévère critique, eh bien, vous vous en allez tranquillement, et personne ne 20 vous demande rien, personne ne s'occupe de vous. Mais quand on est d'humeur aimable, de disposition conciliante, que la vie est douce, et qu'il vous reste encore, au fond de votre poche, quelques pièces qui s'ennuient 25 dans leur cachot, il est bien rare que, parmi plusieurs centaines de livres, si engageants d'aspect, si prometteurs de titre, il n'y en

ait pas un ou deux, aux sollicitations desquels vous ne vous sentez pas la force de résister, de dire: non. Vous les achetez, comme, dans les pays d'Orient, un pacha 5 achète une belle esclave au souk. Et vous êtes presque aussi content que le pacha.

Que dire des flâneries sur les quais à la recherche des vieux bouquins ?

C'est le Paradis. Là, sur les bords de la Seine, de 10 l'Institut de France au Jardin des Plantes, et sur l'autre rive aussi, les boîtes s'alignent au dos des parapets, pleines de trésors. Tous les livres de tous les siècles sont là, pêlemêle, en cohue. C'est une foule poussiéreuse 15 et bigarrée, cosmopolite et pittoresque. Il y a de vieux livres du XVIIe et du XVIII® siècle habillés en veau fauve, d'autres tout débraillés, du temps de la Révolution; il y en a qui sont tout nus, ayant perdu même 20 leur chemise de papier; il y en a de gros, de longs, de minces, de trapus et de courtauds. Victor Hugo y coudoie Racine; Lamartine gît couché sur Horace; Dickens est écrasé par un code de procédure civile; j'ai 25 vu là l'arithmétique mise en vers français, et un ouvrage ayant pour titre: «A quoi Dieu s'occupait avant la création du monde. » Dans ces pépites d'or, dans ce sable de pierres

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