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Les cours! Il y en a tant, et sur toutes les matières, que toutes les salles, tous les amphithéâtres, semble-t-il, ne sauraient être pleins: ils le sont, cependant, et principale5 ment ceux des cours publics. C'est que nous sommes à Paris. Dès le XIIe siècle, sur cette même colline, quand un Abélard, jeune, beau, éloquent, venait parler philosophie, il avait devant lui trois mille auditeurs. Aucune 10 salle ne suffisant à les contenir, Abélard faisait son cours en plein air, au milieu des vignes de la Montagne Sainte-Geneviève. Les Parisiens de ce temps-là trouvaient déjà un plaisir particulier à écouter des paroles 15 éloquentes; déjà ils se passionnaient, en même temps que pour la science, pour la personne du savant. Entendre un beau cours, assister à une belle leçon, est encore aujourd'hui un régal pour les Parisiens du 20 XXe siècle. Des femmes du monde, couvertes de fourrures, voisinent avec des jeunes gens studieux, avec de graves vieillards, et font queue à tel amphithéâtre dont les portes ne sont pas encore ouvertes, pour entendre le 25 cours du professeur en vogue. La parole, quand elle sort de lèvres illustres, a si grand attrait ! Et que serait-ce, s'il s'agissait d'une joute de parole, si au lieu d'un pro

fesseur célèbre on en entendait plusieurs ? Ces fêtes ont existé dans la Sorbonne d'autrefois. Elles ont lieu aujourd'hui encore ...

Pourquoi ne pas entrer et suivre la foule ? Elle se dirige toute en ce moment vers une 5 porte, à droite en entrant par la cour d'honneur. Que fait-on par là ?

C'est la salle des thèses, à 5 heures du soir.

La salle est comble: des prêtres, des dames 10 en grande toilette, des curieux, des étudiants flâneurs. Au fond de ce sanctuaire, où beaucoup d'or entoure les portraits de Bossuet, de Descartes, de Corneille, sous la robe écarlate du grand cardinal, les grands juges 15 argumentent le candidat. L'ombre des vieux théologiens, de Gerbert, d'Albert le Grand, de Duns Scott, le docteur subtil, plane sur le jury: l'Esprit de la Sorbonne survit dans le Siècle maudit. Peut-être, certaines nuits, 20 deux ou trois fois l'an, les âmes de ces grands disparus reviennent-elles en ce lieu. Peutêtre s'asseyent-elles sur ces mêmes fauteuils occupés maintenant par les professeurs Delacroix, Lévy-Bruhl, Brunschvicg, Bouglé. 25 Sans doute vinrent-elles discuter la question des universaux: les arguments pleuvaient comme balles dans la bataille. Les textes

s'opposaient aux textes. Mais l'aube sournoise est venue, et Docteurs et Arguments se sont dissipés.

Aujourd'hui, cinq professeurs bien vivants, 5 en chair et en os du moins je le crois argumentent un candidat en chair, en os, en frac et en gants blancs. Ils sont rangés derrière une sorte de comptoir, éclairés chacun par une petite lampe surmontée d'un 10 dôme vert. Paternel est le président. Il prend grand intérêt à la discussion. A droite et à gauche, les autres magistrats, toque, parfois même sans cheveux

sans

ont un

air sévère, ou affectent de s'occuper d'autre 15 chose: l'un écrit une lettre, un autre lit, deux autres causent ensemble.

En face de l'Aréopage, M. le Candidat, sur une petite estrade. L'assaut dure depuis quatre heures déjà. Aujourd'hui, M. le 20 Candidat n'est pas une victime commode à tuer. Il en est des candidats comme des bœufs: il y en a qui se laissent tuer gentiment, sans résistance, avec bonhomie et indulgence. Il est vrai qu'ils savent bien qu'ils 25 renaîtront, tandis que les boeufs ne renaissent jamais plus. D'autres, au contraire, résistent, se démènent, foncent parfois sur l'adversaire, au point qu'on a peine à les

tuer, et que le métier d'exterminateur n'est pas sans danger.

Il

Or, aujourd'hui, le Candidat résiste. est très habile, arrondit, d'une voix chantante, de jolies phrases. Il n'est jamais à 5 court. Surtout il sait, avec une dextérité admirable, glisser autour de l'obstacle, éviter de répondre directement à l'objection précise, tout en l'effleurant légèrement. Puis, à son tour il prend l'offensive, fonce sur l'ennemi, 10 l'attaque parfois au point que celui-ci doit battre en retraite. Quel est donc le picador qui, tout à l'heure, a failli mordre la poussière ? Est-ce le professeur X ou le professeur Z? Les spectateurs ont eu un 15 moment d'émotion, un léger frémisse

ment.

Mais voilà que de son talent, de son esprit logique, de tout le poids de son énorme savoir, un nouvel examinateur menace le 20 Candidat. En ce moment il le serre de près, il veut l'étrangler dans un dilemme.

Reconnaissez-vous que toutes les philosophies ont dû distinguer la Loi de la Règle. La Loi doit se trouver réalisée dans 25 les faits. La Règle est un idéal qui n'est jamais complètement réalisé. Telles sont les règles d'action formulées par les Moralistes.

Vous-même reconnaissez ce double aspect dans votre thèse, vous y êtes obligé. »

Le Candidat bondit, il ne veut pas accorder ce point à son adversaire.

5 « Oui, riposte-t-il, les philosophes ont fait cette distinction, en principe; mais en fait, dans leurs œuvres, ils ont constamment confondu la Règle et la Loi. Et ils ne pouvaient faire autrement. Dans le Réel, les deux 10 éléments se fusionnent... » et M. le Candidat glisse, glisse, glisse.

15

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« Voyons, faites attention. Vous reconnaissez bien, n'est-ce pas, qu'il y a dualisme ? »

Mais M. le Candidat ne consent pas à reconnaître qu'il y a dualisme.

- « Vous-même, dans votre thèse, page 112... >>

Le Candidat. « Pardon, vous ne m'avez 20 pas compris. J'exprime dans ce passage qu'il y a une distinction, un dualisme si vous voulez, non dans la nature des choses et des phénomènes, mais entre cette nature et la construction idéale et arbitraire de 25 l'esprit... »

...

Mais l'heure avance et il faut céder la parole au dernier examinateur.

Celui-ci ne brandit pas de foudres mena

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