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POÈME EN PROSE

J'évoque le Paradis où je voudrais aller.

On y entend chanter les vers de tous les grands poètes, on y entend les paroles de tous les sages.

Là, les âmes étalent leurs rouages de passion; là s'épanouissent toutes les fleurs; là se célèbre, sous les lourds ombrages et parmi les claires feuillées, un carnaval de chants et de couleurs où figurent des oiseaux pourpre, vert ou azur.

Là, se découvre le monde de la Mer et le monde de la Forêt.

On voit l'avalanche se précipiter et entraîner tout dans la montagne; on voit les orages et les fêtes de l'Océan et les campagnes endormies, et l'agitation immense des cités.

Là, toutes les formes s'harmonisent aux yeux; là toutes les voix se fondent en une seule qui monte et s'épand comme un hymne de triomphe.

Et puis de mon paradis on ne distingue pas la vie de la mort; on ne distingue pas le bien du mal.

HUGUES REBELL.

LA ROUTE (1)

Je marche sous les feux de l'été que de fortes rangées d'arbres ont peine à briser.

Je prends mon plaisir dans la vue de la plaine si claire étendue, d'un chien gambadant, de quelque âne qui broute à côté dans un champ.

Mais c'est trop près de Paris !...

Son des cloches, paix bucolique,
Coucous qui chantiez ce beau soir,
Lorsque je vins mélancolique
Au bord de l'Aveyron m'asseoir;

Matin levant, pas de la porte
Où s'assied un vieillard rasé,
Libre fumée agile et forte,
Honneur du foyer embrasé ;

O graves vaches accroupies!
Qui songiez aux rayons couchants
Brebis laineuses, vols de pies,

Blanc et noir sur le vert des champs;

Sombre causse plein de genièvres

Où, dans l'orage et dans le vent,

1. Extrait de: Esquisses et Souvenirs, ouvrage qui paraîtra très prochainement à la librairie du Mercure de France.

J'admirai le meneur de chèvres
Debout dans son manteau mouvant;

Et toi, forêt qui me sus faire
Oublier la Parque et les maux
Au bruissement du mystère
Qui tombait de tes longs rameaux;

Adieu vous tous, ombre et lumière,
Souffles, fantômes que j'aimais:
Roses de la saison dernière,

Vous ne me reviendrez jamais.

Chaux, brique, tuile, ardoise, paille, odeur de fumier, de corne brûlée, coup de marteau de la maréchalerie : je rencontre les premières maisons du village de X...

Je dîne devant la porte d'une auberge.

Sur la route, des enfants courent, montés sur des échasses, en soulevant la poussière. Un petit chien blanc taché de brun les poursuit en aboyant, puis il revient sur ses pas, lève la patte et pisse contre les caisses de fusains.

L'ombre remuée des arbres fait miroiter le soleil sur le sol.

J'entends sonner les colliers de trois chevaux attelés à un bazar ambulant. Ce sont des bêtes solides, aux oreilles gantées de coutil.

Mais voici le dos de deux jeunes filles, attablées

devant moi avec leur père, dont je n'ai rien à dire, et leur mère qui est jeune encore, grasse et lourde.

Ce sont des dos pointus, fourrés de robes à carreaux criards, que ceux de mes voisines.

Aristote dit, je crois, que les meilleures tragédies roulent sur des sujets empruntés à l'histoire d'un petit nombre de familles, comme par exemple sur Alcméon, dipe, Oreste ou Thyeste et Télèphe.

Voyez pourtant: notre Henry Becque aurait sans doute formé avec la Parque obscure de cette famille de bourgeois une forte tragédie en prose.

Je me souviens d'avoir vu un portrait de Becque jeune. Il est cambré, il a les bras croisés sur sa poitrine; sous une courte moustache, ses lèvres pincent; son regard, bien lancé, défie, quoi? l'objectif.

Homme de talent, cher Henry Becque, pauvre lutteur, les photographies et les propres figures de ceux qui, sans lutte comme sans mérite, l'emportent dans ce monde, sont autrement faites!

On a beaucoup écrit sur le talent de Becque. Le travail que M. Paul Souday fit publier là-dessus mêle l'utile au doux.

La vie a trahi Henry Becque; je crains que la mort ne se moque de lui.

On se représente bien Homère aveugle et sans toit. Dante pouvait se permettre le bannissement et l'enfer de la rancune. Je goûte assez le naufrage de Camoëns, la disgrâce de Racine et les savates du vieux Corneille. Je n'eusse point vu d'inconvénient à la hart de Villon, pas plus que je n'en vois à la guillotine d'André Chénier. Le Tasse même supporte sa démence et sa prison.

Mais comment voulez-vous que la postérité compense suffisamment les torts des contemporains envers un auteur de drames bourgeois, fût-il celui des Corbeaux?

J'ai rencontré naguère un romancier, le plus admirable qui soit. Voilà dix ans qu'il vit loin de nos bassesses, dans la retraite de la forêt. J'ai regardé ses yeux et j'y ai démêlé trop d'extase pour le croire sans inquiétude. Hélas ! mon cher monsieur, fallait-il que vous vous retirassiez du monde pour écrire des romans ?

O fille de la maison, pâle demoiselle! voici le prix de mon dîner. Adieu.

... Les branchages des tilleuls centenaires forment voûte, et dans l'avenue large et courte, l'ombre y est complète.

C'est une bien digne ombre, non pas joueuse comme celle des jeunes taillis.

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