atteinte injustifiée à la liberté du travail et de l'industrie. Le dommage qu'elles causent au patron peut cependant être un dommage illicite à raison des moyens d'action employés par les meneurs ou les grévistes. Passons en revue les moyens d'action possibles et les circonstances qui peuvent modifier le caractère de la menace de grève. On ne peut déterminer les ouvriers à se mettre en grève ou à ne pas reprendre le travail qu'en recourant à divers. moyens de persuasion. Ces moyens peuvent être licites ou illicites, suivant les circonstances. La persuasion pacifique, le simple conseil destinés à provoquer la grève sont ordinairement licites. Ce n'est pas manquer à un devoir que d'engager, avec plus ou moins. d'éloquence, les ouvriers à demander, sous peine de grève, de meilleures conditions de travail. Ce n'est pas manquer à un devoir de fonder de semblables conseils sur des faits exacts et de faire ressortir les torts du patron et le bon droit des ouvriers. Si l'objet de la grève ou de la menace de grève est licite, le conseil, la persuasion pacifique ne peuvent être des moyens illicites de les provoquer? M. Wahl' se prononce cependant en sens contraire : ce sont des moyens illicites, dit-il, quand ils sont dictés par l'intention de nuire; ils constituent alors des abus du droit. La négative nous paraît préférable. Si la grève, la menace de grève sont utiles, qu'importe l'intention de celui qui les provoque? Le fait ne doit-il pas ici l'emporter sur l'intention? 1. P. 615, § 3. Voy. aussi Amer. and English Encyclopaedia of Law., 2d ed.; Vo Labor combinations, pp. 86-87. A peine est-il besoin de dire que ces moyens seraient certainement illicites s'ils étaient destinés à provoquer une grève illicite à raison de son objet. On peut déduire d'un passage de l'étude de M. Wahl que telle est la manière de voir de cet auteur. Il y est dit, en substance, que conseiller un acte illicite, c'est faire une chose contraire à l'ordre public, par conséquent illicite elle-mème. Etant données une grève ou une menace de grève licites à raison de leur objet, nous pensons que les dons et promesses faits par les meneurs directement intéressés : ouvriers de la profession ou comité directeur du syndicat, sont des moyens licites d'obtenir l'adhésion des travailleurs ou de prolonger la lutte. Les promesses de secours, au moins tacites, avant la grève, la distribution réelle de secours pendant la suspension des travaux accompagnent à peu près toutes les grèves. Les caisses de chômage, les cotisations accumulées des ouvriers syndiqués ont au premier chef une pareille destination. Les travaux préparatoires nous autorisent à nous prononcer hardiment dans ce sens. Dans l'exposé des motifs de la loi du 25 mai 1864, M. Rouland disait : « Vous remarquerez, Messieurs, que le projet a eu soin de définir avec précision le caractère des dons et promesses qui sont interdits et d'où le délit peut naître. Il doit être bien entendu, en effet, que les promesses et les dons qui n'ont qu'un but d'humanité et de charité, qui ont pour objet de soulager les souffrances de l'ouvrier en chômage, sans l'intention de l'exciter à prolonger la lutte et de lui 1. P. 615, § 3. en faciliter les moyens, de quelque part qu'ils viennent, de personnes étrangères à la coalition ou de personnes en faisant partie, n'ont rien de répréhensible et ne tombent pas sous le coup de la loi. Ce qui est interdit, ce sont les promesses et dons qui ont pour but, dans celui qui donne ou promet, de provoquer à la coalition l'ouvrier qui n'y pensait pas; de lui en fournir les moyens en vue d'exciter des troubles ou dans toute autre intention mauvaise; d'exercer sur sa volonté, par une sorte de séduction, une pression morale. « Dans ce cas, le don et la promesse n'ont plus le caractère d'un acte louable et licite; ils prennent celui d'une manœuvre et ils aggravent le péril des coalitions ordinaires, de manière à ce qu'on doive s'en préoccuper'. » De son côté, M. Emile Ollivier, dans son rapport au Corps législatif, s'exprimait ainsi : << Ainsi une coalition a lieu les coalisés se cotisent entre eux; les ouvriers d'un autre état, des étrangers même, dans une pensée de commisération ou parce qu'ils sont convaincus du bon droit de ceux qui font grève, fournissent des sommes d'argent à la coalition; cette assistance ne constitue pas une manoeuvre frauduleuse. L'institution des caisses de chômage n'a pas davantage ce caractère. Tombe-t-elle sous le coup de la loi des associations? Nous n'avons pas à le décider; il nous suffit de constater qu'elle n'est pas atteinte par le mot de manœuvres frauduleuses. Afin qu'il n'existât aucun doute sur ces deux solutions, nous avons écarté du projet les mots dons et promesses. « Au contraire, un chef d'industrie voulant ruiner son concurrent ou des agitateurs politiques, désireux de jeter dans la rue à un moment donné une quantité considérable 1. Moniteur, 1864, p. 375. de peuple, soudoient des ouvriers afin qu'ils fassent cesser simultanément le travail dans un ou plusieurs ateliers; ces divers actes constituent des manoeuvres frauduleuses1. >> Il convient cependant de s'entendre. Le législateur a bien voulu qu'il fût permis de distribuer aux ouvriers des secours de chômage pendant la grève, de leur promettre des secours de chômage avant la grève. Il n'a pas voulu autoriser l'achat des défections. Il y a une grande différence entre les deux genres de dons et promesses, et il sera le plus souvent aisé aux tribunaux de les distinguer. Les distributions de secours 'ayant un caractère uniforme et proportionnés seulement aux besoins du ménage de chaque ouvrier seront rarement suspects. Mais supposons qu'au cours de la grève, le patron soit allé chercher d'autres ouvriers au dehors et que les meneurs offrent à ceux-ci, à leur arrivée, des avantages spéciaux pour les déterminer à abandonner les ateliers, ces offres, acceptées, ne serontelles pas de véritables achats de défections? Dans un autre travail, nous avons signalé la grève dite du Taf Vale, en Angleterre. La Compagnie de chemin de fer, mise en interdit, avait recruté des ouvriers au dehors. Ceux-ci, à leur arrivée, furent reçus par les officiers du syndicat, qui leur proposèrent, s'ils consentaient à faire défection, de leur payer leurs billets de retour, un bon dîner et une indemnité de route. Pourrait-on raisonnablement présenter ces avantages comme des secours de chômage? D'autre part, si les souscriptions sont provoquées par la diffamation du patron, si la commisération du public et de la classe ouvrière est excitée par des affiches ou des 1. Moniteur, supplément au no du 29 mai 1864, p. 1. articles de journaux présentant le patron comme un affameur du peuple, un contrefacteur, etc., les auteurs de ces diffamations sont évidemment responsables du dommage qu'ils causent en fournissant aux grévistes les moyens de continuer la grève. Ils font usage de manoeuvres frauduleuses 1. Enfin, M. Wahl appelle avec raison l'attention sur le cas où les subventions aux grévistes émanent d'un patron concurrent. « Quand, dit-il, un industriel détermine les ouvriers d'un concurrent à se mettre en grève pour ruiner l'industrie de ce dernier et dans l'intérêt de sa propre entreprise, il n'use de la grève que comme d'un moyen de porter atteinte à la liberté du commerce et de l'industrie. A ce titre, il est passible de dommages-intérêts. » Les subventions émanant d'un concurrent ne constitueront pas, sans doute, nécessairement des manœuvres frauduleuses. Mais les tribunaux pourront, à raison des circonstances, les considérer comme telles. De même, s'ils émanent d'un tiers étranger à la profession, les dons et promesses seront naturellement plutôt suspects que s'ils étaient faits par les grévistes eux-mêmes ou par le syndicat. Les tribunaux auront le devoir de prendre en considération l'importance des sommes promises ou distribuées. Ils pourront, suivant les circonstances, décider que ces dons ou promesses ont pour but d'acheter des défections plutôt que de secourir des ménages atteints par la grève, de préparer des désordres et des mouvements révolutionnaires, et de mettre en éveil les forces prolétariennes plutôt que de soulager des misères réelles. Les dons et promesses peuvent donc, suivant nous, cons 1. Voy. Walh, p. 623, § 12; Trib. civil de Toulouse, 19 mars 1896; Rev. prat. de Droit indust., 1896, p. 74; — Toulouse, 20 juillet 1896 (Ibid., 1896, p. 256). |