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l'Italie et la pauvreté de l'Europe 1. Quand tous les souverains réunis par la ligue de Cambrai cherchèrent à détruire les Vénitiens, le roi de France empruntait à quarante pour cent, tandis que Venise, à deux doigts de sa perte, trouva tout l'argent dont elle eut besoin au modique intérêt de cinq pour cent.

Ce fut dans toute la force de cette aristocratie qui faisait des conquêtes, et par conséquent souffrait encore quelque énergie, que les Titien, les Giorgion, les Paul Véronèse, naquirent dans les États de terre ferme de la république. Il semble qu'à Venise la religion, traitée en rivale et non pas en complice par la tyrannie, ait eu moins de part qu'ailleurs au perfectionnement de la peinture. Les tableaux les plus nombreux qu'André del Sarto, Léonard de Vinci et Raphaël nous aient laissés, sont des madones. La plupart des tableaux des Giorgion et des Titien représentent de belles femmes nues. Il était de mode, parmi les nobles Vénitiens, de faire peindre leurs maîtresses déguisées en Vénus de Médicis.

ROME.

La peinture, née au sein de deux républiques opulentes, au milieu des pompes de la religion, et d'une extrême liberté de mœurs, fut appelée aux bords du Tibre par des souverains qui, parvenant tard au trône, n'y siégeant qu'un instant, el ne laissant pas de famille, ont en général la passion d'élever dans Rome quelque monument qui y conserve leur mémoire. Les plus grands d'entre eux appelèrent à leur cour le Bramante, MichelAnge et Raphaël. En entrant dans ces palais immenses de MonteCavallo et du Vatican, le voyageur est étonné de trouver sur le moindre banc de bois le nom et les armes du pape qui l'a fait faire 2. Au milieu des pompes de la grandeur, la misère de

1 Comines, chap. Ix, pour Charles VIII. L'Italie méprisait les sottises monacales sur l'usure. Elle était à deux siècles en avant de l'Europe, comme aujourd'hui elle est à deux siècles en arrière de l'Angleterre.

2 Écrit en 1802, avant que Napoléon eût porté dans les grandes salles nues de Monte-Cavallo le luxe délicat et brillant des appartements de Paris.

l'humanité montre tout à coup sa main décharnée. Ces souverains ont horreur de l'oubli profond où ils vont tomber en quittant le trône et la vie. ?

Leur gouvernement, que nous voyons de nos jours un despotisme doux et timide, fut une monarchie conquérante dans les temps brillants de la peinture, sous Alexandre VI, Jules II et Léon X.

Alexandre réussit à humilier les grandes familles de Rome. Jusqu'à lui, ces pontifes, si redoutables aux extrémités du monde, avaient été maîtrisés dans leur capitale par quelques barons insolents. Profitant du trouble où la course de Charles VIII jeta l'Italie, il parvint à les subjuguer ou à les exterminer tous. L'impétueux Jules II ajouta ses conquêtes au patrimoine de Saint-Pierre. L'aimable Léon X, qui succéda presque immédiatement à ces grands princes, et qui, sous plus d'un rapport, fut digne d'eux, eut pour les beaux-arts un amour véritable. Les fleurs semées par Nicolas V et Laurent de Médicis parurent de son temps,

Malheureusement son règne fut trop court1, et ses successeurs trop indignes de lui. Ses États mieux cultivés, et la cré-dulité de l'Europe, qu'il vint à bout de fatiguer, avaient secondé un des caractères les plus magnifiques qui aient jamais embelli le trône.

Depuis ces grands hommes, les papes n'ont été que dévots 2. Toutefois nous les verrions encore des souverains puissants s'ils avaient porté dans leurs affaires temporelles la même politique que dans celles de la religion. Dans celles-ci, les maximes politiques sont immortelles; c'est le souverain seul qui change.

- Alexan

Léon X, de

1 Il ne régna que huit ans, et fut remplacé par un Flamand. Voici les dates des papes gens d'esprit : Nicolas V, de 1447 à 1455. dre VI, de 1492 à 1503. - Jules II, de 1503 à 1513. 1513 à 1521. - Le Flamand Adrien VI, qui détestait les arts, de 1522 à 1523. Le faible Clément VII, qui parut digne du trône jusqu'à ce qu'il y monta, de 1523 à 1534. Ce fut lui qui détruisit la liberté de Flo

rence.

2 11 est aussi ridicule à un pape de signer l'abolition des jésuites, qu'à un roi de France de faire le traité de 1756.

Toute la cour sent trop bien à Rome que le premier intérêt de tous, c'est que la religion subsiste. Le pape se conduit donc bien comme pape; mais vous savez que, comme souverain, il n'a pour but que d'élever sa famille. C'est un pauvre vieillard entouré de gens avides qui n'espèrent qu'en sa mort. Il n'a pour amis que ses neveux, et, comme ils sont aussi ses ministres, ils lui épargnent la peine de combattre un penchant naturel.

Quand les Altieri, neveux de Clément X, eurent fini leur palais, ils invitèrent leur oncle à le venir voir. Il s'y fit porter, et de si loin qu'il aperçut la magnificence et l'étendue de ce bâtiment superbe, il rebroussa chemin, le cœur serré, sans dire un seul mot, et mourut peu après.

La décadence a été rapide. Ce n'est pas qu'à Rome le despotisme soit vexatoire ou cruel; je ne me rappelle, dans le moment, d'autre crime que la mort de Cagliostro, étouffé dans un château fort, près de Forli 1. « Mais aussi, dit un peintre célèbre, c'était le contrebandier réfugié à la douane. » Ce mot fit fortune, car on est malin à Rome, et pas du tout dupe des grandes phrases, moins qu'à Paris. Dès qu'une sottise y est utile, elle s'y sauve du ridicule; mais malheur au bavard emphatique qui n'obtient pas bien vite une pairie. C'est aux plaisanteries de Pasquin que les Romains doivent le goût sûr qui les distingue dans les beaux-arts. Il y a même chez eux quelque naturel dans la conversation. Ailleurs, en Italie, il ne faut pas se figurer que les expressions simples ou positives soient d'un usage ordinaire; le comparatif même y est négligé, et, dans les grandes occasions, il faut savoir surcharger le superlatif 2.

Le vice du gouvernement papal gît dans l'administration intérieure; il n'y en a pas. Quelques vieillards pieux, élevés dans une grande ignorance de Barême, y laissent aller les choses à leur pente naturelle. Rien de mieux, s'il y avait un principe de vie; mais le travail est déshonoré; mais à chaque instant le fleuve terrible de la dépopulation engloutit en silence quelque nouveau terrain.

'A San-Leo, 1795.

De là l'absence du comique.

Un banquier de Londres, premier ministre sous un pontificat un peu long, ferait naître du blé, et par là des hommes. Il montrerait que le pape peut être facilement le plus riche souverain de l'Europe; car il n'a pas besoin d'armée; quelques compagnies de gardes du corps et une bonne gendarmerie lui suffisent.

A Rome, l'opinion publique est excellente pour distribuer la gloire aux artistes tout formés; mais la prudence obséquieuse, sans laquelle on ne saurait y vivre, brise les caractères généreux 1. Au milieu de tant de grands souvenirs, à la vue des ruines de ce Colysée, qui inspirent une mélancolie si sublime, et remuent même les cœurs les plus froids, rien n'encourage les rêves d'une imagination jeune et ardente. La triste réalité y perce de toutes parts, même aux yeux de l'enfance. J'ai été atterré des maximes de conduite que me citaient des bambins de seize ans sortant du collége. Sous le gouvernement de ces prêtres, l'élévation de caractère est littéralement une folie. En dernier lieu, les enfants des grandes familles avaient été transportés en France. Par cette mesure un peu acerbe, le caractère national eût été relevé. Les enfants d'Italie, toujours menés par des prêtres, n'y ont pas même la santé physique.

Je prie qu'on me pardonne ces détails. Malgré la misère qui paraît de tous côtés, comme il y a dans le cœur du pape, pour peu qu'il soit quelque chose de mieux qu'un moine, un penchant qui favorise les arts, Rome est maintenant leur capitale, mais capitale d'un empire désolé 2.

Vous voyez sans doute que tous les raisonnements sur la renaissance de la peinture ne sont que des palliatifs. Cet art a donné tous les genres de beauté compatibles avec la civilisation du seizième siècle; après quoi il est tombé dans le genre ennuyeux. Il renaîtra lorsque les quinze millions d'Italiens, réunis sous une constitution libérale, estimeront ce qu'ils ne connaissent pas, et mépriseront ce qu'ils adorent 3.

1 Vie d'Alfieri, Vie de Cellini, l'Aretin, etc.

2 En 1816, le pape est plus riche que jamais. Sa Sainteté jouit de tous les biens des moines. Voyage de sir W. E***.

L'Italie peut lire dans un exemple domestique. Lorsque, après la

Les nobles Romains qui firent travailler les Raphaël, les Guide, les Dominiquin, les Guerchin, les Carrache, les Poussin, les Michel-Ange de Carravage, pouvaient apprécier les talents. Ce n'étaient point les princes modernes engourdis au fond de leur palais par l'impossibilité de toute noble ambition, mais des gens qui venaient seulement de perdre leur puissance, qui en avaient tout l'orgueil, qui, songeant à la reconquérir, dans le secret de leur cœur, savaient apprécier les entreprises difficiles, et estimer tout ce qui est grand. En général, le seizième siècle n'offrait nulle part cette tranquillité moutonnière de nos vieilles monarchies, où tout paraît soumis, mais où, dans le fait, il n'y a rien eu à soumettre.

CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES.

Nous venons de parcourir les gouvernements de Venise, Florence et Rome, patries de la peinture. Voici les circonstances communes à ces trois Etats.

Une extrême opulence, mais peu de luxe personnel. Chaque année, des sommes énormes dont on ne savait que faire 1.

La vanité, la religion, l'amour du beau, portent toutes les classes à élever des monuments. La manière de faire preuve de ses richesses, première question à faire dans tous les siècles et dans tous les pays, était telle alors. Agostino Chigi, le plus riche banquier de Rome, montre son opulence en élevant le palais de la Farnesina, et le faisant peindre par Raphaël d'Urbin, le peintre à la mode 2. Les vieillards riches, et c'est à cette époque de la vie qu'on est riche, bâtissaient des églises, ou au moins des chapelles, qu'il fallait toujours remplir de peintures. Les plus

mort d'Alphonse II, Ferrare passa aux papes, avec son indépendance elle perdit son école.

1 Vu encore à Gênes en 1792. Un noble, ayant gagné un procès, et ne sachant que faire de l'argent, élevait un arc de triomphe en l'honneur de sa victoire.

2 Les histoires de Psyché et de Galatée immortalisent ce joli bâtiment, qui appartient au roi de Naples, comme héritier des Farnèse. C'est ainsi que lui est venue la galerie de Parme.

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