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cruelle? C'est ce qu'apparemment ni vous ni moi ne saurons jamais.

Guichardin nous dit1 que, depuis ces jours fortunés o ù empereur Auguste faisait le bonheur de cent vingt millions de sujets, l'Italie n'avait jamais été aussi heureuse, aussi riche, aussi tranquille que vers l'an 1490. Une profonde paix régnait dans toutes les parties de ce beau pays. L'action des gouvernements était bien moindre que de nos jours. Le commerce et la culture des terres mettaient partout une activité naturelle, si préférable à celle qui n'est fondée que sur le caprice de quelques hommes. Les lieux les plus montueux, et par eux-mêmes les plus stériles, étaient aussi bien cultivés que les plaines verdoyantes de la fertile Lombardie. Soit que le voyageur, en descendant les Alpes du Piémont, prît son chemin vers les lagunes de Venise ou vers la superbe Rome, il ne pouvait faire trente lieues sans trouver deux ou trois villes de cinquante mille àmes: au milieu de tant de bonheur, l'heureuse Italie n'avait à obéir qu'à ses princes naturels, nés et habitant dans son sein, passionnés pour les arts comme ses autres enfants, pleins de génie, pleins de naturel, et dans lesquels, au contraire de nos princes modernes,' on aperçoit toujours l'homme au travers des actions du prince.

Tout à coup un mauvais génie, l'usurpateur Ludovic Sforce, duc de Milan, appelle Charles VIII. En moins de onze mois, ce jeune prince entre dans Naples en vainqueur, et à Fornoue est forcé de se faire jour l'épée à la main pour se sauver en France. Le même sort poursuit ses successeurs, Louis XII et François Ier. Enfin, depuis 1494 jusqu'en 1544, la malheureuse Italie fut le champ de bataille où la France, l'Espagne et les Allemands vinrent se disputer le sceptre du monde.

On peut voir dans les histoires le long tissu de batailles sanglantes, de victoires, de revers, qui élevèrent et abaissèrent tour à tour la fortune de Charles-Quint et de François Ier. Les noms de Fornoue, de Pavie, de Marignan, d'Aignadei, ne sont pas tout à fait tombés en oubli, et la voix des hommes répète encore quelquefois avec eux les noms de Bayard, des connétable

1 Tome I, p. 4.

de Bourbon, des Pescaire, des Gaston de Foix, et de tous ces vieux héros qui versèrent leur sang dans cette longue querelle et trouvèrent la mort aux plaines d'Italie.

Nos grands peintres furent leurs contemporains. Le portrait de Charles VIII est de Léonard de Vinci 1, celui de Bayard est du Titien. Le fier Charles-Quint releva le pinceau de cet artiste, qui était tombé comme il le peignait, et le fit comte de l'Empire. Michel-Ange fut exilé de sa patrie par une révolution, et la défendit, comme ingénieur, dans le siége mémorable que la liberté mourante soutint contre les Médicis 2. Léonard de Vinci, lorsque la chute de Ludovic l'eut chassé de Milan, alla mourir en paix à la cour de François Ier. Jules Romain s'enfuit de Rome après le sac de 1527, et vint rebâtir Mantoue.

Ainsi, l'époque brillante de la peinture fut préparée par un siècle de repos, de richesses et de passions; mais elle fleurit au milieu des batailles et des changements de gouvernement.

Après ce grand siècle de gloire et de revers, l'Italie, quoique épuisée, eût pu continuer sa noble carrière; mais, lorsque les grandes puissances de l'Europe allèrent se battre en d'autres pays, elle se trouva dans les serres de la triste monarchie, dont le propre était de tout amoindrir 3.

FLORENCE.

A la fin du quinzième siècle, à cette époque de bonheur citée par Guichardin, l'Italie offre un aspect politique fort différent du reste de l'Europe. Partout ailleurs, de vastes monarchies; ici, une foule de petits États indépendants. Un seul royaume, celui de Naples, est entièrement éclipsé par Florence et Venise. Milan avait ses ducs, qui plusieurs fois touchèrent à la cou

1 Musée de Paris, no 928.

Florence fut trahie par le principal personnage chargé de la défendre, l'infâme Malatesta, 1530.

Est-il besoin d'avertir qu'on parle de la monarchie absolue, dont rien ne diffère plus que l'heureux gouvernement que nous devons à un prince libéral?

(R. C.)

ronne d'Italie 1. Florence, qui jouait le rôle actuel de l'Angleterre, achetait des armées et leur résistait. Mantoue, Ferrare, et les petits États, s'alliaient aux plus puissants de leurs voisins. Cela dura tant que les ducs de Milan eurent du génie, jusqu'en 1466.

Un des citoyens de Florence s'empara de l'autorité, et vit que, pour durer, il fallait de tyran se faire monarque; il fut modéré. Dès lors la balance devait pencher en faveur des Vénitiens; au milieu de cet équilibre incertain, l'Italie eût été réunie sans l'astucieuse politique des papes. C'est le plus grand crime politique des temps modernes.

Florence, république sans constitution, mais où l'horreur de la tyrannie enflammait tous les cœurs, avait cette liberté orageuse, mère des grands caractères. Le gouvernement représentatif n'étant pas encore inventé, ses plus grands citoyens ne purent trouver la liberté et fondre les factions. Sans cesse il fallait courir aux armes contre les nobles; mais c'est l'avilissement, et non le danger, qui tue le génie dans un peuple.

Côme de Médicis, l'un des plus riches négociants de la ville, né en 1389, peu après les premiers restaurateurs des arts, se fit aimer comme son père 2, en protégeant le peuple contre les nobles. Ceux-ci s'emparèrent de lui, n'eurent pas le caractère de le tuer, et l'exilèrent. Il revint, et à son tour les exila.

Par la terreur et la consternation publique 3, au moyen d'une police inexorable, mais toutefois en ne faisant tomber que peu de têtes 4, il maintint la supériorité de sa faction, et fut roi dans Florence. Suivant le principe de ce gouvernement, il songea d'abord à amuser ses sujets, et à leur rendre ennuyeuse la chose publique. Ne voulant rien mettre au hasard, il ne prit aucun titre. Des richesses égales à celles des plus grands rois

1 Le comte de Virtù, l'archevêque Visconti, le mélancolique beau-père du grand François Sforce.

2 Établissement du Catasto.

3 Assassinat de Baldaccio, non moins odieux que celui de Pichegru. Quelques pauvres diables qui furent livrés généreusement par la république de Venise, conduite noble qui, de nos jours, a trouvé des imitateurs chez ce peuple loyal, les Suisses. (Machiavel, lib. V; Nerli, lib. III.)

furent employées d'abord à corrompre les citoyens 1, ensuite à protéger les arts naissants, à rassembler des manuscrits, à recueillir les savants grecs que les Turcs chassaient de Constantinople (1453).

Côme, le père de la patrie, mourut en 1464, car tel est son nom dans l'histoire, qui s'empare indifféremment de tous les moyens de distinguer les gens. Les badauds en concluent qu'il fut adorable. Le bonheur des Médicis est d'avoir trouvé après eux un préjugé ami. Le bon public, qui croit les Robertson, les Roscoe, et autres gens qui ont leur fortune à faire, a vu, dans Côme un Washington, un usurpateur tout sucre et tout miel, je ne sais quelle espèce de personnage moralement impossible. Mais il y a erreur. Il faut savoir que le patelinage jésuitique ne fut trouvé qu'un siècle plus tard. Côme de Médicis, au lieu d'affecter la sensibilité des princes modernes, répondit tout naturellement à un citoyen qui lui représentait qu'il dépeuplait la ville : « J'aime mieux la dépeupler que la perdre 2. »

Son fils Pierre, qui eut l'insolence d'un roi, sans l'être tout à fait, se fit bien vite chasser.

Son petit-fils, Laurent le Magnifique, fut à la fois un grand prince, un homme heureux et un homme aimable. Il régna plutôt à force de finesse qu'en abaissant trop le caractère national; il avait horreur, comme homme d'esprit, des plats courtisans, qu'il aurait dû récompenser comme monarque. Négociant immensément riche, comme son aïeul, passant sa vie avec les gens les plus remarquables de son siècle, les Politien, les Calcondile, les Marcille, les Lascaris, il fut inventeur en politique. La balance des pouvoirs est de lui; il assura autant que possible l'indépendance des petits États d'Italie 3. On est allé jusqu'à dire que, s'il ne fût pas mort à quarante-deux ans, Charles VIII n'eût jamais passé les Alpes.

Il aima le jeune Michel-Ange, qu'il traita comme un fils; sou

1 Il prêtait facilement des sommes qu'il ne redemandait jamais.

2 Ammir. ist, lib. XXI.

Mach., lib. V.

- Nerli, lib. III.

3 Aujourd'hui on les rendrait inconquérables par l'amour de la patrie et les deux Chambres.

vent il le faisait appeler pour jouir de son enthousiasme, et lui voir admirer les médailles et les antiquités qu'il rassemblait avec passion. Côme avait protégé les arts sans s'y connaître; Laurent, s'il n'eût été le plus grand prince de son temps, se serait trouvé l'un des premiers poëtes; il eut sa récompense : le sort fit naître ou se développer sous ses yeux les artistes sublimes qui ont illustré son pays, Léonard de Vinci, André del Sarto, Fra Bartolomeo, Daniel de Volterre 1.

Il régnait directement sur la Toscane et sur le reste de l'Italie par l'admiration qu'il inspirait aux princes et aux peuples. Bientôt après, son fils Léon fut le maître d'un autre grand État. L'imagination peut s'amuser à suivre le roman des beaux-arts, et se demander jusqu'où ils seraient allés, si Laurent eût vécu les années de son grand-père, et s'il eût vu son fils Léon X atteindre l'âge ordinaire des papes. La mort prématurée de Raphaël eût peut-être été réparée. Peut-être le Corrége se serait vu surpassé par ses élèves. Il faut des milliers de siècles avant de ramener une telle chance.

VENISE.

Tandis que les rives de l'Arno voyaient renaître les trois arts du dessin, la peinture seule renaissait à Venise.

Ces deux événements ne s'entr'aidèrent point; ils auraient eu lieu l'un sans l'autre.

Venise aussi était riche et puissante; mais son gouvernement, aristocratie sévère, était bien éloigné de l'orageuse démocratie des Florentins. De temps à autre le peuple voyait avec effroi tomber la tête de quelque noble; mais jamais il ne s'avisa de conspirer pour la liberté. Ce gouvernement, chef-d'œuvre de politique et de balance des pouvoirs, si l'on ne voit que les nobles par qui et pour qui il avait été fait, ne fut envers le reste du peuple qu'une tyrannie soupçonneuse et jalouse, qui, tremblant toujours devant ses sujets, encourageait parmi eux le commerce, les arts et la volupté. Un seul fait montre la richesse de

1 La Toscane eût gagné pour sa gloire en cessant d'exister en 1500.

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