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recommendation; car il est gentil et plein ce qu'il est possible. Si y a il bien à dire que ce ne soit le mieulx qu'il peust faire et si en l'aage que ie l'ay cogneu plus avancé, il eust prins un tel desseing que le mien, de mettre par escript ses fantasies, nous verrions plusieurs choses rares, et qui approcheroient bien prez de l'honneur de l'antiquité; car notamment en cette partie des dons de nature, ie n'en cognoy point qui luy soit comparable. Mais il n'est demeuré de luy que ce discours, encores par rencontre, et croy qu'il ne le veit oncques depuis qu'il luy eschappa; et quelques memoires sur cet edict de ianvier, fameux par nos guerres civiles, qui trouveront encores ailleurs peut estre leur place. C'est tout ce que i'ay peu recouvrer de ses reliques, moy qu'il laissa, d'une si amoureuse recommendation, la mort entre les dents, par son testament, heritier de sa bibliotheque et de ses papiers, oultre le livret de ses œuvres que i'ay faict mettre en lumiere 2. Et si, suis obligé particulierement à cette piece, d'autant qu'elle a servy de moyen à nostre premiere accointance; car elle me feut monstree longue espace avant que ie l'eusse veu, et me donna la premiere cognoissance de son nom, acheminant ainsi cette amitié que nous avons nourrie, tant que Dieu a voulu, entre nous, si entiere et si parfaicte, que certainement il ne s'en lit gueres de pareilles, et entre nos hommes il ne s'en veoid aulcune trace en usage. Il fault tant de rencontres à la bastir, que c'est beaucoup si la fortune y arrive une fois en trois siecles.

Il n'est rien à quoy il semble que nature nous aye plus acheminez qu'à la societé; et dict Aristote3, que les bons legislateurs ont eu plus de soing de l'amitié que de la iustice. Or le dernier poinct de sa perfection est cettuy cy: car en general toutes celles que la volupté, ou le proufit, le besoing publicque ou privé, forge et nourrit, en sont d'autant moins belles et genereuses, et d'autant moins amitiez, qu'elles meslent aultre cause et but et fruict en l'amitié, qu'elle mesme. Ny ces quatre especes anciennes, naturelle, so

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| ciale, hospitaliere, venerienne, particulierement n'y conviennent, ny conioinctement.

Des enfants aux peres, c'est plustost respect. L'amitié se nourrit de communication, qui ne peult se trouver entre eulx pour la trop grande disparité, et offenseroit à l'adventure les debvoirs de nature: car ny toutes les secrettes pensees des peres ne se peuvent communiquer aux enfants, pour n'y engendrer une messeante privauté, ny les advertissements et corrections, qui est un des premiers offices d'amitié, ne se pourroient exercer des enfants aux peres. Il s'est trouvé des nations où, par usage, les enfants tuoient leurs peres, et d'aultres où les peres tuoient leurs enfants, pour eviter l'empeschement qu'ils se peuvent quelquesfois entreporter; et naturellement l'un depend de la ruyne de l'aultre. Il s'est trouvé des philosophes desdaignants cette cousture naturelle tesmoing Aristippus', qui quand on le pressoit de l'affection qu'il debvoit à ses enfants pour estre sortis de luy, il se meit à cracher, disant que cela en estoit aussi bien sorty; que nous engendrions bien des pouils et des vers et cet aultre que Plutarque vouloit induire à s'accorder avecques son frere : « le n'en fais pas, dict il, plus grand estat pour estre sorty de mesme trou. » C'est à la verité un beau nom et plein de dilection, que le nom de frere, et à cette cause en feismes nous luy et moy nostre alliance: mais ce meslange de biens, ces partages, et que la richesse de l'un soit la pauvreté de l'aultre, cela destrempe merveilleusement et relasche cette soudure fraternelle; les freres ayants à conduire le progrez de leur advancement en mesme sentier et mesme train, il est force qu'ils se heurtent et chocquent souvent. Davantage, la correspondance et relation qui engendre ces vrayes et parfaictes amitiez, pourquoy se trouvera elle en ceulx cy? Le pere et le fils peuvent estre de complexion entierement esloingnee, et les freres aussi : c'est mon fils, c'est mon parent; mais c'est un homme farouche, un meschant, ou un sot. Et puis, à mesure que ce sont amitiez que la loy et l'obligation naturelle nous commande, il y a d'autant moins de nostre chois et liberté volontaire; et nostre liberté volontaire n'a point de production qui soit plus proprement sienne que celle de l'affection et amitié. Ce n'est pas que ie n'aye essayé de ce costé là tout ce qui en peult estre, ayant eu le meilleur pere qui feut oncques, et le plus indulgent iusques à

I DIOGÈNE LAERCE, II, 81. C.

2 PLUTARQUE, de l'Amitié fraternelle, c. 4, de la traduo tion d'Amyot. C.

Nofus in fratres animi paterni 1.

son extreme vieillesse; et estant d'une famille | estrangieres à desmesler parmy, suffisantes à romfameuse de pere en fils, et exemplaire en cette pre le fil et troubler le cours d'une vifve affection: partie de la concorde fraternelle : là où, en l'amitié, il n'y a affaire ny commerce Et ipse que d'elle mesme. Ioinct qu'à dire vray, la suffisance ordinaire des femmes n'est pas pour respondre à cette conference et communication, nourrice de cette saincte cousture; ny leur ame ne semble assez ferme pour soustenir l'estreincte d'un nœud si pressé et si durable. Et certes, sans cela, s'il se pouvoit dresser une telle accointance libre et volontaire, où non seulement les ames eussent cette entiere iouïssance, mais encores où les corps eussent part à l'alliance, où l'homme feust engagé tout entier, il est certain que l'amitié en seroit plus pleine et plus comble: mais ce sexe, par nul exemple, n'y est encores peu arriver, et par le commun consentement des escholes ancien

D'y comparer l'affection envers les femmes, uoy qu'elle naisse de nostre chois, on ne peult, ny la loger en ce roolle. Son feu, ie le confesse, (Neque enim est dea nescia nostri, Quæ dulcem curis miscet amaritiem 2), est plus actif, plus cuysant et plus aspre; mais c'est un feu temeraire et volage, ondoyant et divers, feu de fiebvre, subiect à accez et remises, et qui ne nous tient qu'à un coing. En l'amitié, c'est une chaleur generale et universelle, temperee, au demourant, et eguale; une chaleur constante et rassise, toute doulceur et polissure, qui n'a rien d'aspre et de poignant. Qui plus est, en l'amour, ce n'est qu'un desir forcené aprez ce qui nous fuit :

Come segue la lepre il cacciatore

Al freddo, al caldo, alla montagna, al lito; Nè più la stima poi che presa vede; E sol dietro a chi fugge affretta il piede 3: aussitost qu'il entre aux termes de l'amitié, c'est à dire en la convenance des volontez, il s'esvanouït et s'alanguit; la iouïssance le perd, comme ayant la fin corporelle et subiecte à satieté. L'amitié, au rebours, est iouye à mesure qu'elle est desiree; ne s'esleve, se nourrit, ny ne prend accroissance qu'en la iouïssance, comme estant spirituelle, et l'ame s'affinant par l'usage. Soubs cette parfaicte amitié, ces affections volages ont aultrefois trouvé place chez moy, à fin que ie ne parle de luy, qui n'en confesse que trop par ses vers: ainsi ces deux passions sont entrees chez moy en cognoissance l'une de l'aultre, mais en comparaison, iamais; la premiere maintenant sa route d'un vol haultain et superbe, et regardant desdaigneusement cette cy passer ses poinctes bien loing au dessoubs d'elle.

Quant au mariage, oultre ce que c'est un marché qui n'a que l'entree libre, sa duree estant contraincte et forcee, dependant d'ailleurs que de nostre vouloir, et marché qui ordinairement ne se faict à aultres fins; il y survient mille fusees

1 Connu moi-même par mon affection paternelle pour mes frères. HoR. Od. II, 2, 6.

2 Car je ne suis pas inconnu à la déesse qui mêle une douce amertume aux peines de l'amour. CATULLE, LXVIII, 17.

3 Tel, à travers les frimas et les chaleurs, à travers les montagnes et les vallées, le chasseur poursuit le lièvre; il ne désire l'atteindre qu'autant qu'il fuit, et n'en fait plus de cas dès qu'il l'atteint. ARIOSTO, cant. X, stanz. 7.

nes, en est reiecté.

Et cette aultre licence grecque est iustement abhorree par nos mœurs : laquelle pourtant, pour avoir, selon leur usage, une si necessaire disparité d'aages et difference d'offices entre les amants, ne respondoit non plus assez à la parfaicte union et convenance qu'icy nous demandons. Quis est enim iste amor amicitiæ? Cur neque deformem adolescentem quisquam amat, neque formosum senem 1? Car la peincture mesme qu'en faict l'Academie ne me desadvouera pas, comme ie pense, de dire ainsi de sa part: Que cette premiere fureur, inspiree par le fils de Venus au cœur de l'amant sur l'obiect de la fleur d'une tendre ieunesse, à laquelle ils permettent touts les insolents et passionnez efforts que peult produire une ardeur immoderee, estoit simplement fondee en une beaulté externe, faulse image de la generation corporelle; car elle ne se pouvoit fonder en l'esprit, duquel la monstre estoit encores cachee, qui n'estoit qu'en sa naissance et avant l'aage de germer: Que si cette fureur saisissoit un bas courage, les moyens de sa poursuitte, c'estoient richesses, presents, faveur à l'advancement des dignitez, et telle aultre basse marchandise qu'ils reprouvent; si elle tumboit en un courage plus genereux, les entremises estoient genereuses de mesme, instructions philosophiques, enseignements à reverer la religion, obeïr aux loix, mourir pour le bien de son païs, exemples de vaillance, prudence, iustice; s'estudiant l'amant de se rendre acceptable par la bonne grace et beaulté de son ame, celle de son corps estant fanee, et esperant, par cette

Qu'est-ce, en effet, que cet amour d'amitié? d'où vient qu'il ne s'attache ni à un jeune homme laid, ni à un beau vieillard? CIC. Tusc. quæst. IV, 34.

societé mentale, establir un marché plus ferme | que c'estoit moy. » Il y a, au delà de tout mon

et durable. Quand cette poursuitte arrivoit à l'effect en sa saison (car ce qu'ils ne requierent point en l'amant, qu'il apportast loisir et discretion en son entreprinse, ils le requierent exactement en l'aymé, d'autant qu'il luy falloit iuger d'une beaulté interne, de difficile cognoissance et abstruse descouverte), lors naissoit en l'aymé le desir d'une conception spirituelle, par l'entremise d'une spirituelle beaulté. Cette cy estoit icy principale; la corporelle, accidentale et seconde : tout le rebours de l'amant. A cette cause preferent ils l'aymé, et verifient que les dieux aussi le preferent; et tansent grandement le poëte Aeschylus d'avoir en l'amour d'Achilles et de Patroclus donné la part de l'amant à Achilles, qui estoit en la premiere et imberbe verdeur de son adolescence, et le plus beau des Grecs. Aprez cette communauté generale, la maistresse et plus digne partie d'icelle exerçant ses offices et predominant, ils disent qu'il en provenoit des fruicts tres utiles au privé et au public; que c'estoit la force des païs qui en recevoient l'usage, et la principale deffense de l'equité et de la liberté : tesmoings les salutaires amours de Harmodius et d'Aristogiton. Pourtant la nomment ils sacree et divine; et n'est, à leur compte, que la violence des tyrans et lascheté des peuples qui luy soit adversaire. Enfin tout ce qu'on peult donner à la faveur de l'Academie, c'est dire que c'estoit un amour se terminant en amitié; chose qui ne se rapporte pas mal à la definition stoïque de l'amour : Amorem conatum esse amicitiæ faciendæ ex pulchritudinis specie 1.

Ie reviens à ma description de façon plus equitable et plus equable'. Omnino amicitiæ, corroboratis iam confirmatisque et ingeniis et æta- | tibus, iudicandæ sunt 3. Au demourant, ce que nous appellons ordinairement amis et amitiez, ce ne sont qu'accointances et familiaritez nouees par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos ames s'entretiennent. En l'amitié dequoy ie parle, elles se meslent et confondent 7une en l'aultre d'un meslange si universel, qu'elles effacent et ne retrouvent plus la cousture qui les a ioinctes. Si on me presse de dire pourquoy ie l'aymoy, ie sens que cela ne se peult exprimer qu'en respondant : «Parce que c'estoit luy; parce

L'amour est l'envie d'obtenir l'amitié d'une personne qui nous attire par sa beauté. CIC. Tuscul. quæst. IV, 34.

2 C'est-à-dire, d'une espèce d'amitié plus juste et plus égale que celle dont il vient de parler. C.

L'amitié ne peut être solide que dans la maturité de l'âge et de l'esprit. Cic. de Amicit. c. 20.

discours et de ce que i'en puis dire particulierement, ie ne sçay quelle force inexplicable et fatale, mediatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous estre veus, et par des rapports que nous oyions l'un de l'aultre, qui faisoient en nostre affection plus d'effort que ne porte la raison des rapports; ie croy par quelque ordonnance du ciel. Nous nous embrassions par nos noms : et à nostre premiere rencontre, qui feut par hazard en une grande feste et compaignie de ville, nous nous trouvasmes si prins, si cogneus, si obligez entre nous, que rien dez lors ne nous feut si proche que l'un à l'aultre. Il escrivit une satyre latine excellente, qui est publiee', par laquelle il excuse et explique la precipitation de nostre intelligence si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé (car nous estions touts deux hommes faicts, et luy plus de quelque annee), elle n'avoit point à perdre temps; et n'avoit à se reigler au patron des amitiez molles et regulieres, ausquelles il fault tant de precautions de longue et prealable conversation. Cette cy n'a point d'aultre idee que d'elle mesme, et ne se peult rapporter qu'à soy: ce n'est pas une speciale consideration, ny deux, ny trois, ny quatre, ny mille; c'est ie ne sçay quelle quintessence de tout ce meslange, qui ayant saisy toute sa volonté, l'amena se plonger et se perdre en la mienne, d'une faim, d'une concurrence pareille : ie dis perdre, à la verité, ne nous reservant rien qui nous feust propre, ny qui feust ou sien ou mien.

Quand Lelius, en presence des consuls romains, lesquels, aprez la condemnation de Tiberius Gracchus, poursuyvoient touts ceulx qui avoient esté de son intelligence, veint à s'enquerir de Caius Blosius (qui estoit le principal de ses amis), combien il eust voulu faire pour luy, et qu'il eut respondu, Toutes choses : « Comment toutes choses? suyvit il: et quoy! s'il t'eust commandé de mettre le feu en nos temples? - II ne me l'eust iamais commandé,» repliqua Blo

Dans le recueil déja cité plus haut, Paris, 1571. Voici quelques-uns des vers dont Montaigne veut parler :

Prudentum bona pars vulgo male credula nulli
Fidit amicitiæ, nisi quam exploraverit ætas,
Et vario casus luctantem exercuit usu.

At nos jungit amor paullo magis annuus, et qui
Nil tamen ad summum reliqui sibi fecit amorem....
Te, Montane, mihi casus sociavit in omnes
Et natura potens, et amoris gratior illex
Virtus.
J. V. L.

2 CICERON, de l'Amitié, c. II; PLUTARQUE, Vie des Grac ques, c. 5; VALÈRE MAXIME, IV, 7, 1. J. V. L.

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sius. « Mais s'il l'eust faict? » adiousta Lelius. l'y eusse obey, respondit il. S'il estoit si parfaictement amy de Gracchus, comme disent les histoires, il n'avoit que faire d'offenser les consuls par cette derniere et hardie confession; et ne se debvoit despartir de l'asseurance qu'il avoit de la volonté de Gracchus. Mais toutesfois ceulx qui accusent cette response comme seditieuse, n'entendent pas bien ce mystere, et ne presupposent pas, comme il est, qu'il tenoit la volonté de Gracchus en sa manche, et par puissance et par cognoissance : ils estoient plus amis que citoyens, plus amis qu'amis ou qu'ennemis de leur païs, qu'amis d'ambition et de trouble; s'estants parfaictement commis l'un à l'aultre, ils tenoient parfaictement les resnes de l'inclination l'un de l'aultre et faictes guider ce harnois par la vertu et conduicte de la raison, comme aussi est il du tout impossible de l'atteller sâns cela, la response de Blosius est telle qu'elle debvoit estre. Si leurs actions se desmancherent, ils n'estoient ny amis, selon ma mesure, l'un de l'aultre, ny amis à eulx mesmes. Au demourant, cette response ne sonne non plus que feroit la mienne à qui s'enquerroit à moy de cette façon « Si vostre volonté vous commandoit de tuer vostre fille, la tueriez vous? » et que ie l'accordasse: car cela ne porte aulcun tesmoignage de consentement à ce faire; parce que ie ne suis point en doubte de ma volonté, et tout aussi peu de celle d'un tel amy. Il n'est pas en la puissance de touts les discours du monde de me desloger de la certitude que i'ay des intentions et iugements du mien aulcune de ses actions ne me sçauroit estre presentee, quelque visage qu'elle eust, que ie n'en trouvasse incontinent le ressort. Nos ames ont charié si uniement ensemble; elles se sont considerees d'une si ardente affection, et de pareille affection descouvertes iusques au fin fond des entrailles l'une de l'aultre, que non seulement ie cognoissoy la sienne comme la mienne, mais ie me feusse certainement plus volontiers fié à luy de moy, qu'à moy.

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mer'. » Ce precepte, qui est si abominable en cette souveraine et maistresse amitié, il est salubre en l'usage des amitiez ordinaires et coustumieres; à l'endroict desquelles il fault employer le mot qu'Aristote avoit tres familier : « O mes amis ! il n'y a nul amy 2. » En ce noble commerce, les offices et les bienfaicts, nourriciers des aultres amitiez, ne meritent pas seulement d'estre mis en compte; cette confusion si pleine de nos volontez en est cause: car tout ainsi que l'amitié que ie me porte ne reçoit point augmentation pour le secours que ie me donne au besoing, quoy que dient les stoïciens, et comme ie ne me sçay aulcun gré du service que ie me fois, aussi l'union de tels amis estant veritablement parfaicte, elle leur faict perdre le sentiment de tels debvoirs, et haïr et chasser d'entre eulx ces mots de division et de difference, bienfaict, obligation, recognoissance, priere, remerciement, et leurs pareils. Tout estant, par effect, commun entre eulx, volontez, pensements, iugements, biens, femmes, enfants, honneur et vie, et leur convenance n'estant qu'une ame en deux corps, selon la tres propre definition d'Aristote3, ils ne se peuvent ny prester ny donner rien. Voylà pourquoy les faiseurs de loix, pour honnorer le mariage de quelque imaginaire ressemblance de cette divine liaison, deffendent les donations entre le mary et la femme, voulants inferer par là que tout doibt estre à chascun d'eulx, et qu'ils n'ont rien à diviser et partir ensemble.

Si, en l'amitié dequoy ie parle, l'un pouvoit donner à l'aultre, ce seroit celuy qui recevroit le bienfaict qui obligeroit son compaignon : car cherchant l'un et l'autre, plus que toute aultre chose, de s'entrebienfaire, celuy qui en preste la matiere et l'occasion est celuy là qui faict le liberal, donnant ce contentement à son amy, d'effectuer en son endroict ce qu'il desire le plus. Quand le philosophe Diogenes avoit faulte d'argent, il disoit, qu'il le redemandoit à ses amis, non qu'il le demandoit 4. Et pour monstrer comment cela se practique par effet, i'en reciteray un ancien exemple singulier 5. Eudamidas, Co

D'autres, comme Aristote, Rhétorique, II, 13; CICERON, de l'Amitié, c. 16; DIOGÈNE LAERCE, I, 87, attribuent cette maxime à Bias. C'est AULU-GELLE, 1, 3, qui la donne à Chilon. Elle se retrouve dans l'Ajax de SOPHOCLE, v. 687, et dans les sentences de PUBLIUS SYRUS, cité par Aulu-Gelle, XVII, 14. Sacy l'a combattue dans son traité de l'Amitié, liv. II, p. 62, éd. de 1704. J. V. L.

2 DIOGENE LAERCE, V, 21. 3 Id. V, 20. C.

4 Id. VI, 46. C.

5 Extrait du Toxaris de LUCIEN, c. 22. J. V. L.

rinthien, avoit deux amis, Charixenus, Sicyonien, | mourant de cette histoire convient tres bien à ce

et Areteus, Corinthien: venant à mourir estant pauvre, et ses deux amis riches, il feit ainsi son testament : « Ie legue à Areteus de nourrir ma | mere, et l'entretenir en sa vieillesse; à Charixenus, de marier ma fille, et luy donner le douaire le plus grand qu'il pourra : et au cas que l'un d'eulx vienne à defaillir, ie substitue en sa part celuy qui survivra. » Ceulx qui premiers veirent ce testament, s'en mocquerent; mais ses heritiers en ayants esté advertis, l'accepterent avec un singulier contentement : et l'un d'eulx, Charixenus, estant trespassé cinq iours aprez, la substitution estant ouverte en faveur d'Areteus, il nourrit curieusement cette mere; et de cinq talents qu'il avoit en ses biens, il en donna les deux et demy en mariage à une sienne fille unique, et deux et demy pour le mariage de la fille d'Eudamidas, desquelles il feit les nopees en mesme iour.

Cet exemple est bien plein; si, une condition en estoit à dire, qui est la multitude d'amis; car cette parfaicte amitié dequoy ie parle est indivisible chascun se donne si entier à son amy, qu'il ne luy reste rien à despartir ailleurs; au rebours, il est marry qu'il ne soit double, triple ou quadruple, et qu'il n'ayt plusieurs ames et plusieurs volontez, pour les conferer toutes à ce subiect. Les amitiez communes, on les peult despartir: on peult aymer en cettuy cy la beaulté; en cet aultre, la facilité de ses mœurs; en l'aultre, la liberalité; en celuy là, la paternité; en cet aultre, la fraternité; ainsi du reste mais cette amitié qui possede l'ame et la regente en toute souveraineté, il est impossible qu'elle soit double. Si deux en mesme temps demandoient à estre secourus, auquel courriez-vous? S'ils requeroient des offices contraires, quel ordre y trouveriez vous? Si l'un commettoit à vostre silence chose qui feust utile à l'aultre de sçavoir, comment vous en desmesleriez vous? L'unique et principale amitié descoust toutes aultres obligations : le se

cret que l'ay iuré de ne deceler à un aultre, ie le puis sans pariure communiquer à celuy qui n'est pas aultre, c'est moy. C'est un assez grand miracle de se doubler; et n'en cognoissent pas la haulteur ceulx qui parlent de se tripler. Rien n'est extreme, qui a son pareil: et qui presupposera que de deux i'en ayme autant l'un que l'aultre, et qu'ils s'entr'ayment et m'ayment autant que ie les ayme, il multiplie en confrairie la chose la plus une et unie, et dequoy une seule est encores la plus rare à trouver au monde. Le de

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que ie disoy car Eudamidas donne pour grace et pour faveur à ses amis de les employer à son besoing; il les laisse heritiers de cette sienne liberalité, qui consiste à leur mettre en main les moyens de luy bienfaire : et sans doubte la force de l'amitié se montre bien plus richement en son faict qu'en celui d'Areteus. Somme, ce sont effects inimaginables à qui n'en a gousté, et qui me font honnorer à merveille la response de ce ieune soldat à Cyrus, s'enquerant à luy pour combien il vouldroit donner un cheval par le moyen duquel il venoit de gaigner le prix de la course, et s'il le vouldroit eschanger à un royaume : « Non certes, sire; mais bien le lairroy ie volontiers pour en acquerir un amy, si ie trouvois homme digne de telle alliance'. » Il ne disoit pas mal, si ie trouvoy; » car on treuve facilement des hommes propres à une superficielle accointance : mais en cette cy, en laquelle on negocie du fin fond de son courage, qui ne faict rien de reste, certes il est besoing que tous les ressorts soient nets et seurs parfaictement.

Aux confederations qui ne tiennent que par un bout, on n'a à pourveoir qu'aux imperfections qui particulierement interessent ce bout là. Il n'importe de quelle religion soit mon medecin, et mon advocat; cette consideration n'a rien de commun avecques les offices de l'amitié qu'ils me doibvent et en l'accointance domestique que dressent avecques moy ceulx qui me servent, i'en fois de mesme; et m'enquiers peu d'un laquay s'il est chaste, ie cherche s'il est diligent; et ne crains pas tant un muletier ioueur qu'imbecille, ny un cuisinier iureur qu'ignorant. Ie ne me mesle pas de dire ce qu'il fault faire au monde, d'aultres assez s'en meslent, mais ce que i'y fois.

Mihi sic usus est: tibi, ut opus est facto, face 2. A la familiarité de la table i'associe le plaisant, non le prudent; au lict, la beaulté avant la

bonté; en la societé du discours, la suffisance, leurs. Tout ainsi que cil qui feut rencontré à voire sans la preud'hommie : pareillement ailchevauchons sur un baston, se iouant avecques ses enfants, pria l'homme qui l'y surprint de n'en rien dire iusques à ce qu'il feust pere luy mesme 3, estimant que la passion qui luy naistroit lors en l'ame, le rendroit iuge equitable d'une telle

I XENOPHON, Cyropédie, VIII, 3. C.

2 C'est ainsi que j'en use; vous, faites comme vous l'entendrez. TÉRENCE, Heautont. act. I, sc. 1, v. 28. 3 PLUTARQUE, Vie d'Agésilas, c. 9. C.

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