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portoient ainsin au combat contre les Espaignols | yeulx bandez. L'ordonnance que Cyrus faict à les ossements d'un de leurs capitaines, en con- ses enfants, que ny eulx, ny aultre, ne veoye et sideration de l'heur qu'il avoit eu en vivant : et touche son corps aprez que l'ame en sera separee1, d'aultres peuples, en ce mesme monde, traisnentie l'attribue à quelque sienne devotion; car et son

à la guerre les corps des vaillants hommes qui sont morts en leurs battailles, pour leur servir de bonne fortune et d'encouragement. Les premiers exemples ne reservent au tumbeau que la reputation acquise par leurs actions passees; mais ceulx cy y veulent encores mesler la puissance d'agir.

Le faict du capitaine Bayard est de meilleure composition lequel se sentant blecé à mort d'une arquebusade dans le corps, conseillé de se retirer de la meslee, respondit qu'il ne commenceroit point sur sa fin à tourner le dos à l'ennemy; et ayant combattu autant qu'il eut de force, se sentant defaillir et eschapper du cheval, commanda à son maistre d'hostel de le coucher au pied d'un arbre, mais que ce feust en façon qu'il mourust le visage tourné vers l'ennemy: comme il feit '.

Il me fault adiouster cet aultre exemple aussi remarquable, pour cette consideration, que nul des precedents. L'empereur Maximilian, bisayeul du roy Philippes qui est à present ", estoit prince doué de tout plein de grandes qualitez, et entre aultres d'une beaulté de corps singuliere: mais parmy ses humeurs il avoit cette cy, bien contraire à celle des princes qui, pour despescher les plus importants affaires, font leur throsne de leur chaire percee; c'est qu'il n'eut iamais valet de chambre si privé, à qui il permeist de le veoir en sa garderobbe: il se desrobboit pour tumber de l'eau, aussi religieux qu'une pucelle à ne descouvrir ny à medecin, ni à qui que ce feust, les parties qu'on a accoustumé de tenir cachees. Moy qui ay la bouche si effrontee, suis pourtant par complexion touché de cette honte: si ce n'est à une grande suasion de la necessité ou de la volupté, ie ne communique gueres aux yeulx de personne les membres et actions que nostre coustume ordonne estre couvertes; i'y souffre plus de contraincte que ie n'estime bienseant à un homme, et sur tout à un homme de ma profession. Mais luy en veint à telle superstition, qu'il ordonna, par paroles expresses de son testament, qu'on luy attachast des calessons quand il seroit mort. Il debvoit adiouster, par codicille, que celuy qui les luy monteroit eust les

1 Memoires de MARTIN DU BELLAY, liv. II, pag. 79, édit. de Paris, 1586. C.

a Philippe II, roi d'Espagne. J. V. L.

historien et luy, entre leurs grandes qualitez, ont semé par tout le cours de leur vie un singulier soing et reverence à la religion.

Ce conte me despleut, qu'un grand me feit d'un mien allié, homme assez cogneu et en paix et en guerre : c'est que mourant bien vieil en sa court, tormenté de douleurs extremes de la pierre, il amusa toutes ses heures dernieres, avec un soing vehement, à disposer l'honneur et la cerimonie de son enterrement; et somma toute la noblesse qui le visitoit de luy donner parole d'assister à son convoy : à ce prince mesme, qui le veit sur ses derniers traicts, il feit une instante supplication que sa maison feust commandee de s'y trouver, employant plusieurs exemples et raisons à prouver que c'estoit chose qui appartenoit à un homme de sa sorte; et sembla expirer content, ayant retiré cette promesse, et ordonné à son gré la distribution et ordre de sa montre. Ie n'ay gueres veu de vanité si perse

verante.

Cette aultre curiosité contraire, en laquelle ie n'ai point aussi faulte d'exemple domestique, me semble germaine à cette cy: d'aller se soignant et passionnant à ce dernier point, à regler son convoy à quelque particuliere et inusitee parcimonie, à un serviteur et une lanterne. Ie veoy louer cette humeur, et l'ordonnance de Marcus Aemilius Lepidus, qui deffendit à ses heritiers d'employer pour luy les cerimonies qu'on avoit accoustumé en telles choses. Est ce encores temperance et frugalité, d'éviter la despense et la volupté, desquelles l'usage et la cognoissance nous est imperceptible? voilà une aysee reformation, et de peu de coust. S'il estoit besoing d'en ordonner, ie seroy d'advis qu'en celle là, comme en toutes actions de la vie, chascun en rapportast la reigle au degré de sa fortune. Et le philosophe Lycon prescrit sagement à ses amis de mettre son corps où ils adviseront pour le mieulx; et quant aux funerailles, de les faire ny superflues ny mechaniques 3. Ie lairray purement la coustume ordonner de cette cerimonie, et m'en remettray à la discretion des premiers à qui ie tumberay en charge. Totus hic locus est contemnendus in nobis, non negli

I XENOPHON, Cyropédie, VIII, 7. C.

2 TITE-LIVE, Epitom. du liv. XLVIII. C. 3 DIOGÈNE LAERCE, V, 74. C.

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gendus in nostris '. Et est sainctement dict à un sainct Curatio funeris, conditio sepulturæ, pompa exsequiarum, magis sunt vivorum solatia, quam subsidia mortuorum 2. Pour tant Socrates à Criton, qui sur l'heure de sa fin luy demande comment il veult estre enterré: « Comme vous voudrez 3, respond il. Si i'avois à m'en empescher plus avant, ie trouveroy plus galand d'imiter ceulx qui entreprennent, vivants et respirants, iouyr de l'ordre et honneur de leur sepulture, et qui se plaisent de veoir en marbre leur morte contenance. Heureux qui scachent resiouyr et gratifier leur sens par l'insensibilité, et vivre de leur mort!

A peu que ie n'entre en haine irreconciliable contre toute domination populaire, quoy qu'elle me semble la plus naturelle et equitable, quand il me souvient de cette inhumaine iniustice du peuple athenien, de faire mourir sans remission, et sans les vouloir seulement ouyr en leurs deffenses, ces braves capitaines venants de gaigner contre les Lacedemoniens la battaille navale prez les isles Argineuses, la plus contestee, la plus forte battaille que les Grecs ayent oncques donnee en mer de leurs forces; parce qu'aprez la victoire ils avoient suyvy les occasions que la loi de la guerre leur presentoit, plustost que de s'arrester à recueillir et inhumer leurs morts. Et rend cette execution plus odieuse le faict de Diomedon cettuy cy est l'un des condemnez, homme de notable vertu et militaire et politique, lequel se tirant avant pour parler, aprez avoir ouy l'arrest de leur condemnation, et trouvant seulement lors temps de paisible audience, au lieu de s'en servir au bien de sa cause, et à descouvrir l'evidente iniustice d'une si cruelle conclusion, ne representa qu'un soing de la conservation de ses iuges, priant les dieux de tourner ce iugement à leur bien; et à fin que, par faulte de rendre les vœux que luy et ses compaignons avoient vouez en recognoissance d'une illustre fortune, ils n'attirassent l'ire des dieux sur eulx, les advertissant quels vœux c'estoient; et sans dire aultre chose, et sans marchander, s'achemina de ce pas courageusement au supplice 5.

■ C'est un soin qu'il faut mépriser pour soi-même, et ne pas négliger pour les siens. CICERON, Tuscul. quæst. I, 45.

Le soin des funérailles, le choix de la sépulture, la pompe des obsèques, sont moins nécessaires à la tranquillité des morts qu'à la consolation des vivants. SAINT AUGUSTIN, Cité de Dieu, I, 12.

3 PLATON, vers la fin du Phédon. C.

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La fortune, quelques annees aprez, les punit de mesme pain soupe: car Chabrias, capitaine general de leur armee de mer, ayant eu le dessus du combat contre Pollis, admiral de Sparte, en l'isle de Naxe, perdit le fruict tout net et comptant de sa victoire, tres important à leurs affaires , pour n'encourir le malheur de cet exemple; et pour ne perdre peu de corps morts de ses amis qui flottoient en mer, laissa voguer en sauveté un monde d'ennemis vivants qui, depuis, leur feirent bien acheter cette importune superstition'.

Quæris, quo iaceas, post obitum, loco?
Quo non nata iacent 2.

Cet aultre redonne le sentiment du repos à un corps sans ame:

Neque sepulcrum, quo recipiatur, habeat, portum corporis, Ubi, remissa humana vita, corpus requiescat a malis 3 : tout ainsi que nature nous faict veoir que plusieurs choses mortes ont encores des relations occultes à la vie : le vin s'altere aux caves, selon aulcunes mutations des saisons de sa vigne; et la chair de venaison change d'estat aux saloirs, et de goust, selon les loix de la chair vifve, à ce qu'on dict.

CHAPITRE IV

Comme l'ame descharge ses passions sur des obiects fauls, quand les vrais luy defaillent.

Un gentilhomme des nostres, merveilleusement subiect à la goutte, estant pressé par les medecins de laisser du tout l'usage des viandes sa. lees, avoit accoustumé de respondre plaisamment, « que sur les efforts et torments du mal, il vouloit avoir à qui s'en prendre; et que s'escriant, et mauldissant tantost le cervelat, tantost la langue de bœuf et le iambon, il s'en sentoit d'autant allegé. » Mais, en bon escient, comme le bras estant haulsé pour frapper, il nous deult 4 si le coup ne rencontre et qu'il aille au vent; aussi que pour rendre une veue plaisante, il ne fault pas qu'elle soit perdue et escartee dans le vague de l'air, ains qu'elle ayt butte pour la soustenir à raisonnable distance:

I DIODORE DE SICILE, XV, 9. C.

2 Veux-tu savoir où tu seras apres la mort? Où sont les choses à naitre. SÉNÈQUE, Troad. chor. act. II, v. 30.

3 Loin de toi, pour jamais, cette paix des tombeaux,
Où le corps fatigué trouve enfin le repos!
ENNIUS apud Cic. Tuscul. I, 44. J. V. L.

4 Il nous fait mal. Deult, du latin dolet.

Ventus ut amittit vires, nisi robore densæ Occurrant silvæ, spatio diffusus inani 1 :

2

de mesme il semble que l'ame esbranlee et esmue se perde en soy mesme si on ne lui donne prinse; et fault tousiours luy fournir d'obiect où elle s'abbutte et agisse. Plutarque dict, à propos de ceulx qui s'affectionnent aux guenons et petits chiens, que la partie amoureuse qui est en nous, à faulte de prinse legitime, plustost que de demourer en vain, s'en forge ainsin une faulse et frivole. Et nous veoyons que l'ame en ses passions se pipe plustost elle mesme, se dressant un fauls subiect et fantastique, voire contre sa propre creance, que de n'agir contre quelque chose. Ainsin emporte les bestes leur rage à s'attaquer à la pierre et au fer qui les a blecees, et à se venger à belles dents sur soy mesme du mal qu'elles sentent :

:

Pannonis haud aliter post ictum sævior ursa, Cui iaculum parva Libys amentavit habena; Se rotat in vulnus, telumque irata receptum Impetit, et secum fugientem circuit hastam 3. Quelles causes n'inventons nous des malheurs qui nous adviennent? à quoy ne nous prenons nous, à tort ou à droict, pour avoir où nous eserimer ? Ce ne sont pas ces tresses blondes que tu deschires, ny la blancheur de cette poictrine que despitee tu bats si cruellement, qui ont perdu d'un malheureux plomb ce frere bien aymé prens t'en ailleurs. Livius parlant de l'armee romaine en Espaigne, aprez la perte des deux freres ses grands capitaines 4, flere omnes repente, et offensare capita: c'est un usage commun. Et le philosophe Bion, de ce roy qui de dueil s'arrachoit les poils, feut il pas plaisant? Cettuy cy pense il que la pelade soulage le

"

dueil 5? » Qui n'a veu mascher et engloutir les chartes, se gorger d'une bale de dez, pour avoir

et Caligula ruina une tres belle maison, pour le plaisir que sa mere y avoit eu.

I

Le peuple disoit en ma ieunesse, qu'un roy de nos voysins', ayant receu de Dieu une bastonade, iura de s'en venger, ordonnant que de dix ans on ne le priast, ny parlast de luy, ny, autant qu'il estoit en son auctorité, qu'on ne creust en luy. Par où on vouloit peindre non tant la sottise que la gloire naturelle à la nation dequoy estoit le conte; ce sont vices tousiours conioincts: mais telles actions tiennent, à la vérité, un peu plus encores d'oultrecuidance que de bestise. Augustus Cesar ayant esté battu de la tempeste sur mer, se print à desfier le dieu Neptunus, et en la pompe des ieux circenses feit oster son image du reng où elle estoit parmy les aultres dieux, pour se venger de luy3: en quoy il est encores moins excusable que les precedents, et moins qu'il ne feut depuis, lors qu'ayant perdu une battaille soubs Quintilius Varus en Allemaigne, il alloit de cholere et de desespoir chocquant sa teste contre la muraille, en s'escriant : « Varus, rens moy mes soldats 4 :» car ceulx là surpassent toute folie, d'autant que l'impieté y est ioincte, qui s'en adressent à Dieu mesme ou à la fortune, comme si elle avoit des aureilles subiectes à nostre batterie; à l'exemple des Thraces, qui quand il tonne ou esclaire, se mettent à tirer contre le ciel d'une vengeance titanienne, pour renger Dieu à raison à coups de fleches 5. Or, comme dict cet ancien poëte, chez Plutarque 6,

Point ne se fault courroucer aux affaires;
Il ne leur chault de toutes nos choleres.

Mais nous ne dirons iamais assez d'iniures au desreiglement de notre esprit.

CHAPITRE V.

parlementer.

où se venger de la perte de son argent? Xerxes Si le chef d'une place assiegee doibt sortir pour
fouetta la mer, et escrivit un cartel de desfi au
mont Athos 6; et Cyrus amusa toute une armee 7
plusieurs iours à se venger de la riviere de Gyn-
dus, pour la peur qu'il avoit eue en la passant;

1 Et comme le vent, si d'épaisses forêts n'irritent sa fureur, perd ses forces dissipées dans le vague de l'air. LUCAIN, III, 362. 2 Dans la Vie de Périclės, au commencement. C.

3 Ainsi l'ourse, plus terrible après sa blessure, se replie sur sa plaie; furieuse, elle veut mordre le trait qui la déchire, et poursuit le fer qui tourne avec elle. LUCAIN, VI, 220.

4 Publius et Cnéius Scipion. TITE-LIVE dit, XXV, 37, « que chacun se mit aussitôt à pleurer et à se frapper la tête. » J V. L.

5 CICERON, Tuscul. III, 26. C.

6 HÉRODOTE, VII, 24, 35; PLUTARQUE, de la Colère, page

455. J. V. L.

7 HÉRODOTE, I, 189; SÉNÈQUE, de Ira, III, 21. J. V. L.

Lucius Marcius 7, legat des Romains en la guerre contre Perseus, roi de Macedoine, vou

Ou peut-être le déplaisir, car elle y avait été renfermée SÉNÈQUE, de Ira, III, 22. C.

2 Je crois qu'il s'agit ici d'Alphonse XI, roi de Castille, mort en 1350. Voy. la Géométrie pratique de Charles de Bovelles, édit. de 1547, fol. 62. A. D.

3 SUÉTONE, Auguste, c. 16. C.

4 In. ibid. c. 23. C.

5 HÉRODOTE, IV, 94. J. V. L.

6 Dans son traité du Contentement ou Repos de l'esprit, c. 4 de la traduction d'Amyot. C.

7 TITE-LIVE nomme ce lieutenant des Romains Quintus Mar cius, XLII, 37. Il raconte, chap. 47, comment la ruse de Q. Marcius fut blåmée par quelques membres du sénat. J. V. L.

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lant gaigner le temps qu'il luy falloit encores à mettre en poinct son armee, sema des entreiects1 d'accord, desquels le roy endormy accorda trefve pour quelques iours, fournissant par ce moyen son ennemy d'opportunité et loisir pour s'armer; d'où le roy encourut sa derniere ruyne. Si est ce que les vieux du senat, memoratifs des mœurs de leurs peres, accuserent cette practique, comme ennemie de leur style ancien, qui feut, disoient ils, combattre de vertu, non de finesse, ny par surprinses et rencontres de nuict, ni par fuittes appostees et recharges inopinees; n'entreprenants guerre qu'aprez l'avoir denoncee, et souvent aprez avoir assigné l'heure et le lieu de la battaille. De cette conscience ils renvoyerent à Pyrrhus son traistre medecin, et aux Phalisques leur desloyal maistre d'eschole. C'estoient les formes vrayement romaines, non de la grecque subtilité et astuce punique, où le vaincre par force est moins glorieux que par fraude. Le tromper peult servir pour le coup: mais celuy seul se tient pour surmonté, qui sçait l'avoir esté ny par ruse ny de sort, mais par vaillance, de trouppe à trouppe, en une franche et iuste guerre. Il appert bien par ce langage de ces bonnes gents, qu'ils n'avoient encores receu cette belle sentence,

Dolus, an virtus, quis in hoste requirat 2?
Les Achaïens, dict Polybe3, detestoient toute
n'estimants
voye de tromperie en leurs guerres,
victoire, sinon où les courages des ennemis sont
abbattus. Eam vir sanctus et sapiens sciet ve-
ram esse victoriam, quæ, salva fide et integra
dignitate, parabitur 4, dict un aultre.

Vosne velit, an me, regnare hera, quidve ferat, fors,
Virtute experiamur 5.

Au royaume de Ternate, parmy ces nations que si à pleine bouche nous appellons barbares, la coustume porte qu'ils n'entreprennent guerre sans l'avoir premierement denoncee; y adioustants ample declaration des moyens qu'ils ont à y employer, quels, combien d'hommes, quelles munitions, quelles armes, offensifves et defensifves; mais aussi, cela faict, si leurs ennemis ne 1 Ou, comme on a mis dans quelques éditions, interjets, c'est-à-dire propositions, ouvertures. C.

2 Qu'importe qu'on triomphe ou par force ou par ruse? VIRG. Én. II, 390, trad. de Delille.

3 L. XIII, c. I. C.

4 L'homme sage et vertueux doit savoir que la seule victoire véritable est celle que peuvent avouer la bonne foi et l'honneur. FLORUS, I, 12.

5 Éprouvons par le courage si c'est à vous ou à moi que la fortune, maitresse des événements, destine l'empire. ENNIUS apud Cic. de Officiis, I, 12.

cedent et viennent à accord, ils se donnent loy de se servir à leur guerre, sans reproche, de tout ce qui ayde à vaincre.

Les anciens Florentins estoient si esloingnez de vouloir gaigner advantage sur leurs ennemis par surprinse, qu'ils les advertissoient, un mois avant que de mettre leur exercite aux champs, par le continuel son de la cloche qu'ils nommoient Martinella1.

Quant à nous, moins superstitieux, qui tenons celuy avoir l'honneur de la guerre, qui en a le proufit, et qui, aprez Lysander, disons «< que, où la peau du lyon ne peult suffire, il y fault coudre un loppin de celle du renard 2, » les plus ordinaires occasions de surprinse se tirent de cette practique; et n'est heure, disons nous, où un chef doibve avoir plus l'œil au guet, que celle des parlements et traictez d'accord: et pour cette cause, c'est une reigle, en la bouche de touts les hommes de guerre de nostre temps, « qu'il ne fault iamais que le gouverneur en une place assiegee sorte luy mesme pour parlementer. » Du temps de nos peres, cela feut reproché aux seigneurs de Montmord et de l'Assigni, deffendants Mouson contre le comte de Nansau 3. Mais aussi, à ce compte, celuy là seroit excusable qui sortiroit en telle façon, que la seureté et l'advantage demourast de son costé; comme feit en la ville de Regge le comte Guy de Rangon ( s'il en fault croire du Bellay, car Guicciardin dict que ce feut luy mesme 4), lors que le seigneur de l'Escut s'en approcha pour parlementer; car il abandonna de si peu son fort, qu'un trouble s'estant esmeu pendant ce parlement, non seulement monsieur de l'Escut et sa trouppe, qui estoit approchee avecques luy, se trouva le plus foible, de façon qu'Alexandre Trivulce y feut tué, mais luy mesme feut contrainct, pour le plus seur, de suyvre le comte, et se iecter, sur sa foy, à l'abri des coups dans la ville.

Eumenes, en la ville de Nora, pressé par Antigonus, qui l'assiegeoit, de sortir pour luy parler, alleguant que c'estoit raison qu'il veinst

1 Du nom de saint Martin, dérivé de celui de Mars, dieu de la guerre. E. J. De là, peut-être, le mot de Pierre Capponi, premier secrétaire florentin, qui déchirant le papier ou étaient écrites les conditions que leur faisait présenter Charles VIII, s'écria: «Eh bien! s'il en est ainsi, vous sonnerez vos trompettes, et nous sonnerons nos cloches. » Voy. l'Histoire des Républiques italiennes, par M. Sismondi, t. XII, p. 168. J. V. L.

2 PLUTARQUE, Vie de Lysander, c. 4. C.

3 Pont-à-Mousson contre le comte de Nassau. E. J

4 MARTIN DU BELLAY, liv. I, fol. 59; GUICCIARDIN, liv. XIV, pag. 183, 184. C

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Si est ce qu'encores en y a il qui se sont tres bien trouvez de sortir sur la parole de l'assaillant: tesmoing Henry de Vaux, chevalier champenois, lequel estant assiegé dans le chasteau de Commercy par les Anglois, Barthelemy de Bonnes2, qui commandoit au siege, ayant par dehors faict sapper la pluspart du chasteau, si qu'il ne restoit que le feu pour accabler les assiegez soubs les ruynes, somma ledit Henry de sortir à lementer pour son proufit, comme il feit luy quatriesme; et son evidente ruyne luy ayant este montree à l'œil, il s'en sentit singulierement obligé à l'ennemy; à la discretion duquel aprez qu'il se feut rendu et sa trouppe, le feu estant mis à la mine, les estansons de bois venus à faillir, le chasteau feut emporté de fond en comble.

par

Ie me fie ayseement à la foy d'aultruy; mais malayseement le feroy ie, lors que ie donnerois à iuger l'avoir plustost faict par desespoir et faulte de cœur, que par franchise et fiance de sa loyauté.

CHAPITRE VI.

L'heure des parlements, dangereuse. Toutesfois ie veis dernierement en mon voysinage de Mussidan 3, que ceulx qui en feurent deslogez à force par nostre armee, et aultres de leur party, crioient, comme de trahison, de ce que pendant les entremises d'accord, et le traicté se continuant encores, on les avoit surprins et mis en pieces: chose qui eust eu à l'adventure apparence en aultre siecle. Mais, comme ie viens de dire, nos façons sont entierement esloingnees de ces reigles; et ne se doibt attendre fiance des uns aux aultres, que le dernier sceau d'obligation n'y soit passé; encores y a il lors assez à faire et a tousiours esté conseil hazardeux de fier à la licence d'une armee victorieuse l'observation de la foy qu'on a donnee à une ville, qui

I PLUTARQUE, Vie d'Eumènes, c. 5. C.

FROISSART (vol. I, chap. 209), de qui Montaigne a pris tout ceci, le nomme Barthelemy de Brunes. C.

3 Ou Mucidan, petite ville du Périgord, dans le voisinage du château de Montaigne. C.

vient de se rendre par douice et favorable composition, et d'en laisser, sur la chaulde, l'entree libre aux soldats.

L. Aemilius Regillus, preteur romain, ayant perdu son temps à essayer de prendre la ville de Phocees à force, pour la singuliere prouesse des habitants à se bien deffendre, feit pache avec eulx de les recevoir pour amis du peuple romain, et d'y entrer comme en ville confederee, leur ostant toute crainte d'action hostile: mais y ayant quand et luy introduict son armee pour s'y faire veoir en plus de pompe, il ne feut en sa puissance, quelque effort qu'il y employast, de tenir la bride à ses gents; et veit devant ses yeulx fourrager bonne partie de la ville, les droicts de l'avarice et de la vengeance suppeditants ceulx de son auctorité et de la discipline militaire 2.

Cleomenes disoit que quelque mal qu'on peust faire aux ennemis en guerre, cela estoit par dessus la iustice, et non subiect à icelle, tant envers les dieux qu'envers les hommes; et ayant faict trefve avec les Argiens pour sept iours, la troisiesme nuict aprez il les alla charger touts endormis, et les desfeit, alleguant qu'en sa trefve il n'avoit pas esté parlé des nuicts; mais les dieux vengerent cette perfide subtilité 3.

Pendant le parlement, et qu'ils musoient sur leurs seuretez, la ville de Casilinum feut saisie par surprinse 4; et cela pourtant au siecle et des plus iustes capitaines et de la plus parfaicte milice romaine: car il n'est pas dict qu'en temps et lieu il ne soit permis de nous prevaloir de la sottise de nos ennemis, comme nous faisons de leur lascheté. Et certes la guerre a naturellement beaucoup de privileges raisonnables, au preiudice de la raison ; et icy fault la reigle, minem id agere, ut ex alterius prædetur inscitia 5 mais ie m'estonne de l'estendue Xeno

6

que

ne

phon leur donne, et par les propos, et par divers exploicts de son parfaict empereur; aucteur de merveilleux poids en telles choses, comme grand capitaine, et philosophe des premiers disciples de Socrates; et ne consens pas à la mesure de sa dispense en tout et par tout.

Monsieur d'Aubigny assiegeant Capoue, et aprez y avoir faict une furieuse batterie, le sei1 Suppediter, subjuguer, dompter, fouler aux pieds. Cor· Suppediter, vaincre. NICOT.

GRAVE.

2 TITE-LIVE, XXXVII, 32. C.

3 PLUTARQUE, Apophthegmes des Lacédémoniens, à l'article Cléomènes. Montaigne copie Amyot. C.

4 TITE-LIVE, XXIV, 19. C.

5 Que personne ne doit chercher à faire son profit de la sottise d'autrui. Cic. de Offic. III,

6 Dans sa Cyropédie. C.

17.

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