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vers le premier. Il y fauldroit un tiers crieur : O les lourdes testes! » Nous nous enquerons volontiers : « Sçait il du grec ou du latin? escrit il en vers ou en prose?» mais s'il est devenu meilleur ou plus advisé, c'estoit le principal, et c'est ce qui demeure derriere. Il falloit s'enquerir qui est mieulx sçavant, non qui est plus sça

vant.

Cette façon me faict souvenir de ce riche Romain' qui avoit esté soigneux, à fort grande despense, de recouvrer des hommes suffisants en tout genre de sciences, qu'il tenoit continuellement autour de luy, afin que quand il escheeoit entre ses amis quelque occasion de parler d'une chose ou d'aultre, ils suppleassent en sa place, et feussent touts prests à luy fournir, qui d'un discours, qui d'un vers d'Homere, chascun selon son gibbier; et pensoit ce sçavoir estre sien, parce qu'il estoit en la teste de ses gents; et comme font aussi ceulx desquels la suffisance loge en leurs sumptueuses librairies. I'en cognoy à qui quand ie demande ce qu'il sçait, il me demande un livre pour me le monstrer; et n'oseroit me dire qu'il a le derriere galeux, s'il ne va sur le champ estudier, en son lexicon, que c'est que Galeux, et que c'est que Derriere.

Nous ne travaillons qu'à remplir la memoire, et laissons l'entendement et la conscience vuides. Tout ainsi que les oyseaux vont quelquesfois à la queste du grain, et le portent au bec sans le taster pour en faire bechee à leurs petits: ainsi nos pedantes vont pillotant la science dans les livres, et ne la logent qu'au bout de leurs levres, pour la desgorger seulement et mettre au vent. C'est merveille combien proprement la sottise se loge sur mon exemple: est ce pas faire de mesme ce que ie fois en la pluspart de cette composition? ie m'en vois escorniflant, par cy par là, des livres, les sentences qui me plaisent, non pour les garder (car ie n'ay point de gardoire), mais pour les transporter en cettuy cy; où, à vray dire, elles ne sont non plus miennes qu'en leur premiere place: nous ne sommes, ce croy ie, sçavants que de la science presente; non de la passee, aussi peu que de la future. Mais, qui pis est, leurs escholiers et leurs petits ne s'en nourrissent et alimentent non plus; ains elle passe de main en main, pour cette seule fin d'en faire parade, d'en entretenir aultruy, et d'en faire des contes, comme une vaine monnoye inutile à tout aultre usage et emploite qu'à compter et iecter. Apud alios loqui didicerunt, non ipsi secum1. Non est loquendum, sed gubernandum. Nature, pour monstrer qu'il n'y a rien de sauvage en ce qu'elle conduict, faict naistre souvent, ez nations moins cultivees par art, des productions d'esprit qui luictent les plus artistes productions. Comme, sur mon pro-diee: quand bien nous pourrions estre sçavants pos, le proverbe gascon, tiré d'une chalemie, est il delicat, « Bouha prou bouha, mas à remuda lous dits qu'em? Souffler pour souffler; mais à remuer les doigts, nous en sommes là. » Nous sçavons dire « Cicero dict ainsi; Voylà les mœurs de Platon; Ce sont les mots mesmes d'Aristote : » mais nous, que disons nous nous mesmes? que iugeons nous? que faisons nous? Autant en diroit bien un perroquet.

1 Ils ont appris à parler aux autres, et non pas à eux-mêmes. CIC. Tusc. quæst. V, 36.

Il ne s'agit pas de parler, mais de conduire le vaisseau. SÉNÈQUE, Epist. 108.

Nous prenons en garde les opinions et le sçavoir d'aultruy, et puis c'est tout il les fault faire nostres. Nous semblons proprement celuy qui ayant besoing de feu, en iroit querir chez son voysin, et y en ayant trouvé un beau et grand, s'arresteroit là à se chauffer, sans plus se souvenir d'en rapporter chez soy 2. Que nous sert il d'avoir la panse pleine de viande, si elle ne se digere, si elle ne se transforme en nous, si elle ne nous augmente et fortifie? Pensons nous que Lucullus, que les lettres rendirent et formerent si grand capitaine sans l'experience3, les eust prinses à nostre mode? Nous nous laissons si fort aller sur les bras d'aultruy, que nous aneantissons nos forces. Me veulx ie armer contre la crainte de la mort? c'est aux despens de Seneca. Veulx ie tirer de la consolation pour moy ou pour un aultre? ie l'emprunte de Cicero. Ie l'eusse prinse en moy mesme, si on m'y eust exercé. Ie n'ayme point cette suffisance relative et men

du sçavoir d'aultruy, au moins sages ne pou vons nous estre que de nostre propre sagesse.

Μισῶ σοφιστὴν, ὅστις οὐχ αὑτῷ σοφός.

<< Ie hay le sage qui n'est pas sage pour soy mesme. » Ex quo Ennius: Nequidquam sapere

Calvisius Sabinus. Voy. SÉNÈQUE, Epist. 27. C.

On trouve cette comparaison à la fin du traité de Plutarquo intitulé dans Amyot, Comment il fault ouyr. C. 3 CICER. Acad. II, I, C.

4 Cette traduction est de Montaigne, qui l'a insérée dans son texte, édition in-4o de 1588; mais dans l'édition in-fol. de 1595, on s'est contenté de citer le vers grec sans y joindre la traduction. C'est un vers d'Euripide, comme nous l'apprend Cicéron. Epist. famil. XIII, 15. N.

sapientem, qui ipse sibi prodesse non quiret1: | estre ravallez, mesme du sens commun: car le

Si cupidus, si

Vanus, et Euganea quantumvis mollior agna2.

Non enim paranda nobis solum, sed fruenda sapientia est3.

4

Dionysius se mocquoit des grammairiens qui ont soing de s'enquerir des maulx d'Ulysses, et ignorent les propres ; des musiciens qui accordent leurs fleutes, et n'accordent pas leurs mœurs; des orateurs qui estudient à dire iustice, non à la faire. Si nostre ame n'en va un meilleur bransle, si nous n'en avons le iugement plus sain, i̇'aymerois aussi cher que mon escholier eust passé le temps à iouer à la paulme : au moins le corps en seroit plus alaigre. Voyez

le revenir de là, aprez quinze ou seize ans employez; il n'est rien si mal propre à mettre en besongne: tout ce que vous y recognoissez davantage, c'est que son latin et son grec l'ont rendu plus sot et presumptueux qu'il n'estoit party de la maison. Il en debvoit rapporter l'ame pleine, il ne l'en rapporte que bouffie; et l'a seulement enflee, en lieu de la grossir.

Ces maistres icy, comme Platon dict des sophistes leurs germains, sont, de touts les hommes, ceulx qui promettent d'estre les plus utiles aux hommes; et seuls, entre touts les hommes, qui non seulement n'amendent point ce qu'on leur commet, comme faict un charpentier et un masson, mais l'empirent, et se font payer de l'avoir empiré. Si la loy que Protagoras proposoit à ses disciples estoit suyvie, « ou qu'ils le payassent selon son mot, ou qu'ils iurassent au temple combien ils estimoient le proufit qu'ils avoient receu de sa discipline, et selon iceluy satisfissent sa peine, » mes paidagogues se trouveroient chouez, s'estants remis au serment de mon experience. Mon vulgaire perigordin appelle fort plaisamment Lettreferits, ces sçavanteaux; comme si vous disiez Lettreferus, ausquels les lettres ont donné un coup de marteau, comme on dict. De vray, le plus souvent ils semblent

1 Aussi Ennius dit-il : « Vaine est la sagesse, si elle n'est pas utile au sage. » Apud Cic. de Offic. III, 15.

14.

S'il est avare, s'il est menteur, s'il est efféminé Juv. VIII,

3 Car il ne suffit pas d'acquérir la sagesse, il faut en user CIC. de Finib. I, 1.

4 Dans toutes les éditions, on trouve Dionysius; cependant les sages réflexions que Montaigne attribue ici à ce prétendu

Dionysius, c'est Diogène le Cynique qui les a faites, comme on peut le voir dans la Vie de ce philosophe écrite par Diogène Laerce, VI, 27 et 28.

5 PLATON, Protagoras, édit. d'Henri Estienne, t. I, p. 328.

6 Frustrés, déchus de leur espoir. C.

païsant et le cordonnier, vous leur veoyez aller simplement et naïfvement leur train, parlant de ce qu'ils sçavent; ceulx cy, pour se vouloir eslever et gendarmer de ce sçavoir qui nage en la superficie de leur cervelle, vont s'embarrassant et empestrant sans cesse. Il leur eschappe de belles paroles, mais qu'un aultre les accommode: ils cognoissent bien Galien, mais nullement le malade : ils vous ont desia remply la teste de loix, et si n'ont encores conceu le noeud de la cause : ils sçavent la theorique de toutes choses, cherchez qui la mette en practique.

niere de passetemps, ayant à faire à un de ceulx l'ay veu chez moy un mien amy, par macy, contrefaire un iargon de galimatias, propos sans suitte, tissu de pieces rapportees, sauf qu'il estoit souvent entrelardé de mots propres à leur

dispute, amuser ainsi tout un iour ce sot à debattre, pensant tousiours respondre aux obiections qu'on luy faisoit et si estoit homme de lettres et de reputation, et qui avoit une belle robbe.

Vos, o patricius sanguis, quos vivere par est
Occipiti cæco, posticæ occurrite sannæ1.

Qui regardera de bien prez à ce genre de gents,
qui s'estend bien loing, il trouvera comme moy
que le plus souvent ils ne s'entendent ny aul-
truy, et qu'ils ont la souvenance assez pleine,
mais le iugement entierement creux; sinon que
leur nature d'elle mesme le leur ayt aultrement
façonné: comme i'ay veu Adrianus Turnebus,
qui n'ayant faict aultre profession que de let-
tres, en laquelle c'estoit, à mon opinion, le plus
grand homme qui feust il y a mille ans, n'ayant
toutesfois rien de pedantesque que le port de sa
robbe, et quelque façon externe qui pouvoit
n'estre pas civilisee à la courtisane, qui sont cho-
ses de neant; et hay nos gents qui supportent
plus mal ayseement une robbe qu'une ame de
à son main-
travers, et regardent à sa reverence,
tien et à ses bottes, quel homme il est; car au
dedans c'estoit l'ame la plus polie du monde.
Ie l'ay souvent à mon escient iecté en propos
esloingnez de son usage: il y veoyoit si clair,
d'une apprehension si prompte, d'un iugement
si sain, qu'il sembloit qu'il n'eust iamais faict
aultre mestier que la guerre et affaires d'estat. Ce
sont natures belles et fortes,

1 Nobles patriciens, qui n'avez pas le don de voir ce qui se passe derrière vous, prenez garde que ceux à qui vous tournez le dos ne rient à vos dépens. PERS. I, v. 61.

Queis arte benigna

Et meliore luto finxit præcordia Titan', qui se maintiennent au travers d'une mauvaise institution. Or ce n'est pas assez que nostre institution ne nous gaste pas; il fault qu'elle nous change en mieulx.

Il y a aulcuns de nos parlements, quand ils ont à recevoir des officiers, qui les examinent seulement sur la science les aultres y adioustent encores l'essay du sens, en leur presentant le iugement de quelque cause. Ceulx cy me semblent avoir un beaucoup meilleur style; et encores que ces deux pieces soient necessaires, et qu'il faille qu'elles s'y treuvent toutes deux, si est ce qu'à la verité celle du sçavoir est moins prisable que celle du iugement; cette cy se peult passer de l'aultre, et non l'aultre de cette cy. Car, comme dict ce vers grec,

ὡς οὐδὲν ἡ μάθησις, ἂν μὴ νοῦς παρῇ 2.

A quoy faire la science, si l'entendement n'y est? » Pleust à Dieu que pour le bien de nostre iustice, ces compaignies là se trouvassent aussi bien fournies d'entendement et de conscience, comme elles sont encores de science! Non vita, sed scholæ discimus3. Or il ne fault pas attacher le sçavoir à l'ame, il l'y fault incorporer; il ne l'en fault pas arrouser, il l'en fault teindre; et s'il ne la change, et meliore son estat imparfaict, certainement il vault beaucoup mieulx le laisser là: c'est un dangereux glaive, et qui empesche et offense son maistre, s'il est en main foible, et qui n'en sçache l'usage; ut fuerit melius non didicisse4.

A l'adventure est ce la cause que et nous et la theologie ne requerons pas beaucoup de science aux femmes, et que François, duc de Bretaigne, fils de Iean V, comme on luy parla de son mariage avec Isabeau, fille d'Escosse, et qu'on luy adiousta qu'elle avoit esté nourrie simplement et sans aulcune instruction de lettres, respondit, « qu'il l'en aymoit mieulx, et qu'une femme estoit assez sçavante quand elle sçavoit mettre difference entre la chemise et le pourpoinct de son mary. »

Aussi ce n'est pas si grande merveille, comme

1 Que Prométhée a formées d'un meilleur limon, et douées d'un plus heureux génie. JUVÉN. XIV, 34.

2 Apud STOв. tit. III, p. 37, edit. Aurel. Allobrog. 1609, infol. Montaigne a traduit ce vers grec immédiatement après l'avoir cité. C.

3 On ne nous instruit pas pour le monde, mais pour l'école. SENEQUE, Epist. 106.

4 De sorte qu'il aurait mieux valu n'avoir rien appris. Cic. Tusc. quest. II, 4.

on crie, que nos ancestres n'ayent pas faict grand estat des lettres, et qu'encores auiourd'huy elles ne se treuvent que par rencontre aux principaulx conseils de nos roys; et si cette fin de s'en enrichir, qui seule nous est auiourd'huy proposee, par le moyen de la iurisprudence, de la medecine, du pedantisme, et de la theologie encores, ne les tenoit en credit, vous les verriez sans doubte aussi marmiteuses qu'elles furent oncques. Quel dommage, si elles ne nous apprennent ny à bien penser ny à bien faire! Postquam docti prodierunt, boni desunt1. Toute aultre science est dommageable à celuy qui n'a la science de la bonté.

moins

Mais la raison que ie cherchoy tantost seroit elle pas aussi de là, que nostre estude en France n'ayant quasi aultre but que le proufit, de ceulx' que nature a faict naistre à plus genereux offices que lucratifs, s'addonnants aux lettres; ou si courtement (retirez, avant que d'en avoir prins le goust, à une profession qui n'a rien de commun avecques les livres), il ne reste plus ordinairement, pour s'engager tout à faict à l'estude, que les gents de basse fortune, qui y questent des moyens à vivre? et de ces gents là les ames estants, et par nature, et par institution domestique et exemple, du plus bas aloy, rapportent faulsement le fruict de la science car elle n'est pas pour donner iour à l'ame qui n'en a point, ny pour faire veoir un aveugle; son mestier est, non de luy fournir de veue, mais de la luy dresser, de luy reigler ses allures, pourveu qu'elle ayt de soy les pieds et les iambes droictes et capables. C'est une bonne drogue que la science; mais nulle drogue n'est assez forte pour se preserver sans alteration et corruption, selon le vice du vase qui l'estuye. Tel a la veue claire, qui ne l'a pas droicte: et par consequent veoid le bien, et ne le suyt pas; et veoid la science, et ne s'en sert pas. La principale ordonnance de Platon en sa Republique, c'est donner à ses citoyens, selon leur nature, leur charge. » Nature peult tout, et faict tout. Les boiteux sont mal propres aux exercices du corps; et aux exercices de l'esprit, les ames boiteuses les bastardes et vulgaires sont indignes de la philosophie. Quand nous veoyons un homme mal chaussé, nous disons que ce n'est pas merveille s'il est chaussetier de mesme il semble que l'experience nous offre souvent un

I SÉNÈQUE, Epist. 95, trad. ainsi par ROUSSEAU, Disc. sur les Lettres: «Depuis que les savants ont commencé à paraitre parmi nous, les gens de bien se sont éclipsés. » J. V. L. A l'exception de ceux

medecin plus mal medeciné, un theologien | le donna à l'un de ses compaignons de plus pe moins reformé, et coustumierement un sçavant moins suffisant que tout aultre.

Aristo Chius avoit anciennement raison de dire, que les philosophes nuisoient aux auditeurs ; d'autant que la pluspart des ames ne se treuvent propres à faire leur proufit de telle instruction, qui, si elle ne se met à bien, se met à mal: ¿cóτous ex Aristippi, acerbos ex Zenonis schola exire'.

En cette belle institution que Xenophon preste aux Perses, nous trouvons qu'ils apprenoient la vertu à leurs enfants, comme les aultres nations font les lettres. Platon dict2 que le fils aisné, en leur succession royale, estoit ainsi nourry: aprez sa naissance, on le donnoit, non à des femmes, mais à des eunuches de la premiere auctorité autour des roys, à cause de leur vertu. Ceulx cy prenoient charge de luy rendre le corps beau et sain; et aprez sept ans le duisoient à monter à cheval et aller à la chasse. Quand il estoit arrivé au quatorziesme, ils le deposoient entre les mains de quatre le plus sage, le plus iuste, le plus temperant, le plus vaillant de la nation. Le premier luy apprenoit la religion; le second, à estre tousiours veritable; le tiers, à se rendre maistre des cupiditez; le quart, à ne rien craindre.

C'est chose digne de tres grande consideration, qu'en cette excellente police de Lycurgus, et à la verité monstrueuse par sa perfection, si soigneuse pourtant de la nourriture des enfants comme de sa principale charge, et au giste mesme des Muses, il s'y face si peu de mention de la doctrine: comme si cette genereuse ieunesse desdaignant tout aultre ioug que de la vertu, on luy aye deu fournir, au lieu de nos maistres de science, seulement des maistres de vaillance, prudence et iustice: exemple que Platon a suyvy en ses loix. La façon de leur discipline, c'estoit leur faire des questions sur le iugement des hommes et de leurs actions; et s'ils condemnoient et louoient ou ce personnage ou ce faict, il falloit raisonner leur dire; et par ce moyen ils aiguisoient ensemble leur entendement, et apprenoient le droict. Astyages, en Xenophon3, demande à Cyrus compte de sa derniere leçon: « C'est, dict il, qu'en nostre eschole un grand garçon ayant un petit saye,

Il sortait, disait-il, des débauchés de l'école d'Aristippe, et de celle de Zénon, des sauvages. CIC. de Nat. deor. III, 31. 2 Dans le premier Alcibiade, p. 32. C. 3 Cyropédie, 1, 3. C.

tite taille, et luy osta son saye, qui estoit plus grand. Nostre precepteur m'ayant faict iuge de ce differend, ie iugeay qu'il falloit laisser les choses en cet estat, et que l'un et l'aultre sembloit estre mieulx accommodé en ce poinct sur quoy il me remonstra que l'avoy mal faict; car ie m'estois arresté à considerer la bienseance, et il falloit premierement avoir pourveu à la iustice, qui vouloit que nul ne feust forcé en ce qui luy appartenoit. » Et dict qu'il en feut fouetté, tout ainsi que nous sommes en nos villages, pour avoir oublié le premier aoriste de Tú1. Mon regent me feroit une belle harangue in genere demonstrativo, avant qu'il me persuadast que son eschole vault cette là. Ils ont voulu coupper chemin ; et puis qu'il est ainsi que les sciences, lors mesme qu'on les prend de droict fil, ne peuvent que nous enseigner la prudence, la preud'hommie et la resolution, ils ont voulu d'arrivee mettre leurs enfants au propre des effects, et les instruire, non par ouyr dire, mais par l'essay de l'action, en les formant et moulant vifvement, non seulement de preceptes et paroles, mais principalement d'exemples et d'œuvres : à fin que ce ne feust pas une science en leur ame, mais sa complexion et habitude; que ce ne feust pas un acquest, mais une naturelle possession. A ce propos, on demandoit à Agesilaus ce qu'il seroit d'advis que les enfants apprinssent : « Ce qu'ils doibvent faire estants hommes,» respondit il'. Ce n'est pas merveille si une telle institution a produict des effects si admirables.

On alloit, dict on, aux aultres villes de Grece chercher des rhetoriciens, des peintres et des musiciens; mais en Lacedemone, des legislateurs, des magistrats, et empereurs d'armee. A Athenes on apprenoit à bien dire, et icy à bien faire : là à se desmesler d'un argument sophistique, et à rabbattre l'imposture des mots captieusement entrelacez; icy à se desmesler des appasts de la volupté, et à rabbattre, d'un grand courage, les menaces de la fortune et de la mort : cculx là s'embesongnoient aprez les paroles, ceulx cy aprez les choses: là c'estoit une continuelle exercitation de la langue, icy une continuelle exer

1 Je frappe. C'est, dans les anciennes grammaires, le premier paradigme des conjugaisons grecques. E. J.

2 PLUTARQUE, Apophthegmes des Lacédémoniens. ROUSSEAU s'est approprié ce mot dans son Discours sur les Lettres : « Que faut-il donc qu'ils apprennent? Voilà, certes, une belle question. Qu'ils apprennent ce qu'ils doivent faire étant homines.»

J. V. L.

citation de l'ame. Parquoy il n'est pas estrange | si Antipater leur demandant cinquante enfants pour ostages, ils respondirent, tout au rebours de ce que nous ferions, qu'ils aymoient mieulx donner deux fois autant d'hommes faicts': tant ils estimoient la perte de l'education de leur païs! Quand Agesilaus convie Xenophon d'envoyer nourrir ses enfants à Sparte, ce n'est pas pour y apprendre la rhetorique ou dialectique; mais « pour apprendre (ce dict il) la plus belle science qui soit, à sçavoir la science d'obeïr et de commander 2. »

Il est tres plaisant de veoir Socrates, à sa mode, se mocquant de Hippias 3, qui luy recite comment il a gaigné, specialement en certaines petites villettes de la Sicile, bonne somme d'argent à regenter; et qu'à Sparte il n'a gaigné pas un sol; que ce sont gents idiots, qui ne sçavent ny mesurer ny compter, ne font estat ny de grammaire ny de rhythme, s'amusants seulement à sçavoir la suitte des roys, establissements et decadences des estats, et tels fatras de contes et au bout de cela, Socrates luy faisant advouer par le menu l'excellence de leur forme de gouvernement publicque, l'heur et vertu de leur vie privee, luy laisse deviner la conclusion de l'inutilité de ses arts. Les exemples nous apprennent, et en cette martiale police et en toutes ses semblables, que l'estude des sciences amollit et effemine les courages plus qu'il ne les fermit et aguerrit. Le plus fort estat qui paroisse pour le present au monde est celui des Turcs, peuples egualement duiets à l'estimation des armes et mespris des lettres. Ie treuve Rome plus vaillante avant qu'elle feust sçavante. Les belliqueuses nations, en nos iours, sont les plus grossieres et ignorantes : les Scythes, les Parthes, Tamburlan, nous servent à cette preave. Quand les Gots ravagerent la Grece, ce qui sauva toutes les librairies d'estre passees au feu, ce feut un d'entre eulx qui sema cette opinion, qu'il falloit laisser ce meuble entier aux ennemis, propre à les destourner de l'exercice militaire, et amuser à des occupations sedentaires et oysifves. Quand nostre roy Charles huictiesme, quasi sans tirer l'espee du fourreau, se veit maistre du royaume de Naples et d'une bonne partie de la Toscane, les seigneurs de sa suitte attribuerent cette inesperee facilité de conqueste, à ce que

I PLUTARQUE, dans le même ouvrage. C.
ID. Vie d'Agesilas, c. 7. C.

3 PLATON, Hippias major, p. 96 et 97. C.

4 Plusieurs auteurs citent ce fait d'après Philippe Camerarius, Medit. Hist. cent. III, c. 51, où il cite lui-même J. B. Egnatius. C.

les princes et la noblesse d'Italie s'amusoient plus à se rendre ingenieux et sçavants, que vigoreux et guerriers'.

CHAPITRE XXV.

De l'institution des enfants.

A MADAME DIANE DE FOIX, COMTESSE DE GURSON.

Ie ne veis iamais pere, pour bossé ou teigneu que feust son fils, qui laissast de l'advouer; non pourtant, s'il n'est du tout enyvré de cette affection, qu'il ne s'apperceoive de sa defaillance: mais tant y a qu'il est sien. Aussi moy, je veoy mieulx que tout aultre que ce ne sont icy que resveries d'homme qui n'a gousté des sciences que la crouste premiere en son enfance, et n'en a retenu qu'un general et informe visage: un peu de chasque chose, et rien du tout, à la françoise. Car, en somme, ie sçay qu'il y a une medecine, une iu risprudence, quatre parties en la mathematique, et grossierement ce à quoy elles visent; et à l'adventure encores sçay ie la pretention des sciences en general au service de nostre vie : mais d'y enfoncer plus avant, de m'estre rongé les ongles à l'estude d'Aristote, monarque de la doctrine moderne, ou opiniastré aprez quelque science, ie ne l'ay iamais faict; ny n'est art dequoy ie sceusse peindre seulement les premiers lineaments; et n'est enfant des classes moyennes qui ne se puisse dire plus sçavant que moy, qui n'ay seulement pas dequoy l'examiner sur sa premiere leçon; et si l'on m'y force, ie suis contrainct assez ineptement d'en tirer quelque matiere de propos universel, sur quoy i̇'examine son iugement naturel : leçon qui leur est autant incogneue comme à moy la leur.

Ie n'ay dressé commerce avecques aulcun livre solide, sinon Plutarque et Seneque, où ie puyse comme les Danaïdes, remplissant et versant sans cesse. I'en attache quelque chose à ce papier; à moy, si peu que rien. L'histoire, c'est mon gibbier en matiere de livres, ou la poësie, que i'ayme d'une particuliere inclination : car, comme disoit Cleanthes, tout ainsi que la voix, contraincte dans l'estroict canal d'une trompette, sort plus aigre et plus forte; ainsi me semble il que la sentence, pressee aux pieds nombreux de la poësie, s'eslance bien plus brusquement, et me fiert d'une plus vifve secousse. Quant aux facultez naturelles qui

On peut voir sur cette question la Déclaration latine de Lilio Giraldi adversus litteras et litteratos, t. II, pag. 583, éd. de Leyde, 1696; la Sagesse de Charron, III, 14, et les célèbres paradoxes de Rousseau. J. V. L.

2 Rousseau, qui a si bien profité de ce chapitre et du précédent, eut à s'applaudir, dans sa jeunesse, d'avoir lu Mon

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