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perer pour l'advenir : car la conduicte de ce vuidange ayant continué si long temps, il est à croire que nature ne changera point ce train, et n'en adviendra aultre pire accident que celuy que ie sens. En oultre, la condition de cette maladie n'est point mal advenante à ma complexion prompte et soubdaine quand elle m'assault mollement, elle me faict peur, car c'est pour long temps; mais naturellement, elle a des excez vigoreux et gaillards, elle me secoue à oultrance, pour un iour ou deux. Mes reins ont duré un aage sans alteration; il y en a tantost un aultre qu'ils ont changé d'estat les maulx ont leur periode comme les biens, à l'adventure est cet accident à sa fin. L'aage affoiblit la chaleur de mon estomach; sa digestion en estant moins parfaicte, il renvoye cette matiere crue à mes reins: pourquoy ne pourra estre, à certaine revolution, affoiblie pareillement la chaleur de mes reins, si bien qu'ils ne puissent plus petrifier mon flegme; et nature s'acheminer à prendre quelque aultre voye de purgation? Les ans m'ont evidemment faict tarir aulcuns rheumes; pourquoy non ces excrements qui fournissent de matiere à la grave? Mais est il rien doulx au prix de cette soubdaine mutation, quand d'une douleur extreme, ie viens par le vuidange de ma pierre, à recouvrer, comme d'un esclair, la belle lumiere de la santé, si libre et si pleine, comme il advient en nos soubdaines et plus aspres choliques? Y a il rien en cette douleur soufferte, qu'on puisse contrepoiser au plaisir d'un si prompt amendement? De combien la santé me semble plus belle aprez la maladie, si voysine et si contiguë, que ie les puis recognoistre, en presence l'une de l'aultre, en leur plus hault appareil; où elles se mettent à l'envy, comme pour se faire teste et contrecarre1 ! Tout ainsi que les stoïciens, qui disent que les vices sont utilement introduicts pour donner prix et faire espaule à la vertu2; nous pouvons dire, avecques meilleure raison, et coniecture moins hardie, que nature nous a presté la douleur pour l'honneur et service de la volupté et indolence. Lors que Socrates, aprez qu'on l'eust deschargé de ses fers, sentit la friandise de cette

l'histoire de sa gravelle devait, en effet, y tenir une grande place, puisqu'il était surtout allé prendre les eaux minérales de Lorraine, de Suisse et de Toscane, et qu'il lui importait de se rendre compte du bien ou du mal qu'elles pouvaient lui faire. On s'aperçoit aisément qu'il n'écrivait ou ne dictait ces notes que pour lui. J. V. L.

1 Un contrecarre ou contrequarre, opposition, antisophisma. NICOT et COTCRAVE.

2 Ce sentiment est expressément combattu par PLUTARQUE, dans le traité Des communes conceptions contre les stoïques, c. 10 et suiv. C.

demangeaison que leur pesanteur avoit causé en ses iambes, il se resiouït à considerer l'estroicte alliance de la douleur à la volupté; comme elles sont associees d'une liaison necessaire, si qu'à tours', elles se suyvent et entr'engendrent; et s'escrioit au bon Esope, qu'il deust avoir prins de cette consideration un corps propre à une belle fable 2.

Le pis que ie veoye aux aultres maladies, c'est qu'elles ne sont pas si griefves en leur effect, comme elles sont en leur yssue: on est un an à se ravoir, tousiours plein de foiblesse et de crainte. Il y a tant de hazard, et tant de degrez à se reconduire à sauveté, que ce n'est iamais faict : avant qu'on vous aye deffublé d'un couvrechef, et puis d'une calotte; avant qu'on vous aye rendu l'usage de l'air, et du vin, et de vostre femme, et des melons, c'est grand cas si vous n'estes recheu en quelque nouvelle misere. Cette cy a ce privilege, qu'elle s'emporte tout net : là où les aultres laissent tousiours quelque impression et alteration qui rend le corps susceptible de nouveau mal, et se prestent la main les uns aux aultres. Ceulx là sont excusables, qui se contentent de leur possession sur nous sans l'estendre et sans introduire leur sequelle; mais courtois et gratieux sont ceulx de qui le passage nous apporte quelque utile consequence. Depuis ma cholique, ie me treuve deschargé d'aultres accidents, plus ce me semble que ie n'estois auparavant, et n'ay point eu de fiebvre depuis; i'argumente que les vomissements extremes et frequents que ie souffre, me purgent: et d'aultre costé, mes des goustements, et les ieusnes estranges que ie passe, digerent mes humeurs peccantes; et nature vuide, en ces pierres, ce qu'elle a de superflu et nuisible. Qu'on ne me die point que c'est une medecine trop cher vendue: car quoy, tant de puants bruvages, cauteres, incisions, suees, setons, dietes, et tant de formes de guarir, qui nous apportent souvent la mort, pour ne pouvoir soustenir leur violence et importunité? Par ainsi, quand ie suis attainct, ie le prens à medecine; quand ie suis exempt, ie le prens à constante et entiere delivrance.

Voycy encores une faveur de mon mal, particuliere: c'est qu'à peu prez, il faict son ieu à part, et me laisse faire le mien, où il ne tient qu'à faulte de courage; en sa plus grande esmotion, ie l'ay tenu dix heures à cheval. Souffrez seulement, vous n'avez que faire d'aultre regime; iouez, disnez, courez, faictes cecy, et faictes encores cela Si bien que tour à tour, etc. E. J.

2 PLATON, Phédon, p. 60. C.

si vous pouvez; vostre desbauche y servira plus qu'elle n'y nuira. Dites en autant à un verolé, à un goutteux, à un hernieux. Les aultres maladies ont des obligations plus universelles, gehennent bien aultrement nos actions, troublent tout nostre ordre, et engagent à leur consideration tout l'estat de la vie : cette cy ne faict que pincer la peau; elle vous laisse l'entendement et la volonté en vostre disposition, et la langue, et les pieds, et les mains; elle vous esveille plustost qu'elle ne vous assopit. L'ame est frappee de l'ardeur d'une fiebvre, et atterree d'une epilepsie, et disloquee par une aspre micraine, et enfin estonnee par toutes les maladies qui blecent la masse et les plus nobles parties: icy, on ne l'attaque point; s'il luy va mal, à sa coulpe1; elle se trahit elle mesme, s'abbandonne et se desmonte. Il n'y a que les fols qui se laissent persuader que ce corps dur et massif qui se cuit en nos roignons, se puisse dissouldre par bruvages: parquoy, depuis qu'il est esbranlé, il n'est que de luy donner passage; aussi bien le prendra il.

Ie remarque encores cette particuliere commodité, que c'est un mal auquel nous avons peu à deviner : nous sommes dispensez du trouble auquel les aultres maulx nous iectent par l'incertitude de leurs causes, et conditions, et progrez; trouble infiniement penible: nous n'avons que faire de consultations et interpretations doctorales; les sens nous monstrent que c'est, et où c'est.

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recognoistre mon pouls et mes urines, pour y prendre quelque prevoyance ennuyeuse : ie seray assez à temps à sentir le mal, sans l'alonger par le mal de la peur. Qui craint de souffrir, il souffre desia de ce qu'il craint. Ioinct que la dubitation et ignorance de ceulx qui se meslent d'expliquer les ressorts de nature et ses internes progrez, et tant de fauls prognosticques de leur art, nous doibt faire cognoistre qu'elle a ses moyens infiniement incogneus: il y a grande incertitude, varieté et obscurité, de ce qu'elle nous promet ou menace. Sauf la vieillesse, qui est un signe indubitable de l'approche de la mort, de touts les aultres accidents, ie veoy peu de signes de l'advenir, sur quoy nous ayons à fonder nostre divination. Ie ne me iuge que par vray sentiment, non par discours à quoy faire ? puis que ie n'y veulx apporter que l'attente et la patience. Voulez vous sçavoir combien ie gaigne à cela? regardez ceulx qui font aultrement, et qui dependent de tant de diverses persuasions et conseils, combien souvent l'imagination les presse sans le corps. I'ay maintesfois prins plaisir, estant en seureté et delivré de ces accidents dangereux, de les communiquer aux medecins, comme naissants lors en moy: ie souffroy l'arrest de leurs horribles conclusions, bien à mon ayse; et en demeuroy de tant plus obligé à Dieu de sa grace, et mieulx instruict de la vanité de cette art.

à

Il n'est rien qu'on doibve tant recommender à la ieunesse que l'activité et la vigilance : nostre vie n'est que mouvement. Ie m'esbranle difficilement, et suis tardif par tout; à me lever, me coucher, et à mes repas : c'est matin pour moy que sept heures; et où le gouverne, ie ne disne ny avant unze, ny ne souppe qu'aprez six heures. I'ay aultrefois attribué la cause des fiebvres et maladies où ie suis tumbé, à la pesanteur et assopissement que le long sommeil m'avoit apporté; et me suis tousiours repenty de me rendormir le matin. Platon veult plus de mal à l'excez du dormir, qu'à l'excez du boire. l'ayme à coucher dur, et seul; voire sans femme, à la royale; un peu bien couvert. On ne bassine iamais mon lict: mais depuis la vieillesse, on me donne, quand i'en ay besoing, des draps à eschauffer les

Par tels arguments, et forts et foibles, comme Cicero' le mal de sa vieillesse, i'essaye d'endormir et amuser mon imagination, et graisser ses playes. Si elles s'empirent demain, demain nous y pourvecirons d'aultres eschappatoires. Qu'il soit vray voycy, depuis de nouveau, que les plus legiers mouvements espreignent3 le pur sang de mes reins; quoy pour cela? ie ne laisse de me mouvoir comme devant, et picquer aprez mes chiens, d'une iuvenile ardeur et insolente; et treuve que i'ay grand'raison d'un si important accident, qui ne me couste qu'une sourde poisanteur et alteration en cette partie : c'est quelque grosse pierre, qui foule et consomme la substance de mes roignons, et ma vie, que ie vuide peu à peu, non sans quelque naturelle doulceur, comme un excrement hormais superflu et empes-pieds et l'estomach. On trouvoit à redire au chant. Or sens ie quelque chose qui croule? ne vous attendez pas que i'aille m'amusant à

1 C'est sa faute. E. J.

grand Scipion, d'estre dormart'; non à mon advis pour aultre raison, sinon qu'il faschoit

IDIOGÈNE LAERCE, Vie de Platon, III, 39; et PLATON lui

Táche d'adoucir et d'amuser le mal de sa vieillesse (dans même, Lois, VII, 13, pag. 892. J. V. L. son livre de Senectute), j'essaye d'endormir, etc. C. 3 Expriment, tirent, font sortir. E. J.

2 PLUTARQUE, Qu'il est requis qu'un prince soit savant, c. 6, à la fin. C.

une si grande presse; de n'oser ce que tant de sortes d'ames osent, et tout un peuple, c'est à faire à un cœur mol et bas oultre mesure: la compaignie asseure iusques aux enfants. Si d'aultres

en fortune, vous avez des causes tierces à qui vous en prendre; mais de leur ceder en fermeté d'ame, vous n'avez à vous en prendre qu'à vous. La mort est plus abiecte, plus languissante et penible dans un lict, qu'en un combat; les fiebvres et les catarrhes, autant douloureux et mortels qu'une arquebusade. Qui seroit faict à porter valeureusement les accidents de la vie commune, n'auroit point à grossir son courage pour se rendre gendarme. Vivere, mi Lucili, militare est1.

aux hommes qu'en luy seul il n'y eust aultre chose à redire. Si i'ay quelque curiosité en mon traictement, c'est plustost au coucher qu'à aultre chose; mais ie cede et m'accommode en general, autant que tout aultre, à la necessité. Le dor-vous surpassent en science, en grace, en force, mir a occupé une grande partie de ma vie; et le continue encores, en cet aage, huict ou neuf heures, d'une haleine. Ie me retire avecques utilité de cette propension paresseuse, et en vaulx evidemment mieulx. Ie sens un peu le coup de la mutation; mais c'est faict en trois iours. Et n'en veoy gueres qui vive à moins, quand il est besoing, et qui s'exerce plus constamment, ny à qui les courvees poisent moins. Mon corps est capable d'une agitation ferme, mais non pas vehemente et soubdaine. Ie fuy meshuy les exercices violents et qui me meinent à la sueur : mes membres se lassent avant qu'ils s'eschauffent. Ie me tiens debout, tout le long d'un iour, et ne m'ennuye point à me promener; mais sur le pavé, depuis mon premier aage, ie n'ay aymé d'aller qu'à cheval : à pied, ie me crotte iusques aux fesses; et les petites gents sont subiects, par ces rues, à estre chocquez et coudoyez, à faulte d'apparence. Et ay aymé à me reposer, soit couché, soit assis, les iambes autant ou plus haultes que le siege.

Il n'est occupation plaisante comme la militaire: occupation et noble en execution (car la plus forte, genereuse et superbe de toutes les vertus, est la vaillance) et noble en sa cause; il n'est point d'utilité, ny plus iuste, ny plus universelle, que la protection du repos et grandeur de son pais. La compaignie de tant d'hommes vous plaist, nobles, ieunes, actifs; la veue ordinaire de tant de spectacles tragiques; la liberté de cette conversation sans art, et une façon de vie masle et sans cerimonie; la varieté de mille actions diverses; cette courageuse harmonie de la musique guerriere, qui vous entretient et eschauffe et les aureilles et l'ame; l'honneur de cet exercice; son aspreté mesme et sa difficulté, que Platon estime si peu, qu'en sa republique il en faict part aux femmes et aux enfants: vous vous conviez aux roolles et hazards particuliers, selon que vous iugez de leur esclat et de leur importance, soldat volontaire; et veoyez quand la vie mesme y est excusablement employee,

Pulchrumque mori succurrit in armis1.
De craindre les hazards communs qui regardent

Qu'il est beau de mourir les armes à la main!
Vino Eneid. II, 317.

Il ne me souvient point de m'estre iamais veu galleux : si est la graterie, des gratifications de nature les plus doulces, et autant à main; mais elle a la penitence trop importunement voysine. Ie l'exerce plus aux aureilles, que i'ay au dedans pruantes, par secousses.

Ie suis nay de touts les sens entier quasi à la perfection. Mon estomach est commodement bon, comme est ma teste; et le plus souvent, se maintiennent au travers de mes fiebvres, et aussi mon haleine. I'ay oultrepassé l'aage3 auquel des nations, non sans occasion, avoient prescript une si iuste fin à la vie, qu'elles ne permettoient point qu'on l'excedast; si ay ie encores des remises, quoy que inconstantes et courtes, si nettes, qu'il y a peu à dire de la santé et indolence de ma ieunesse. Ie ne parle pas de la vigueur et alaigresse: ce n'est pas raison qu'elle me suyve hors ses limites;

Non hoc amplius est liminis, aut aquæ

Cœlestis, patiens latus 4.

Mon visage me descouvre incontinent, et mes yeulx : touts mes changements commencent par là, et un peu plus aigres qu'ils ne sont en effect; ie fois souvent pitié à mes amis, avant que i'en sente la cause. Mon mirouer ne m'estonne pas; car en la ieunesse mesme, il m'est advenu plus d'une fois de chausser ainsin un teinct et un

I Vivre, mon cher Lucilius, c'est faire la guerre. SÉNÈQUE, Epist. 96.

2 Sujettes à des démangeaisons; expression gasconne. C. 3 Montaigne avait mis d'abord, comme on le voit dans l'exemplaire de Bordeaux : « l'ay oultrepassé tantost de six ans le cinquantiesme, auquel des nations, etc. » Cette phrase, écrite une

année seulement après l'édition de 1588, n'a pu rester; car l'auteur n'a cessé de revoir et d'augmenter son livre jusqu'à sa mort, en 1592. J. V. L.

4 Je n'ai plus la force de rester la nuit devant la porte d'une maîtresse, à souffrir le froid ou la pluie. HOR. Od. III, 10, 19,

port trouble et de mauvais prognosticque, sans grand accident; en maniere que les medecins, qui ne trouvoient au dedans cause qui respondist à cette alteration externe, l'attribuoient à l'esprit, et à quelque passion secrette qui me rongeast au dedans: ils se trompoient. Si le corps se gouvernoit autant selon moy que faict l'ame, nous marcherions un peu plus à nostre ayse ie l'avoy lors, non seulement exempte de trouble, mais encores pleine de satisfaction et de festes, comme elle est le plus ordinairement, moitié de sa complexion, moitié de son desseing:

Nec vitiant artus ægræ contagia mentis 1.

Ie tiens que cette sienne temperature a relevé maintesfois le corps de ses cheutes: il est souvent abbattu, que si elle n'est eniouee, elle est au moins en estat tranquille et reposé. l'eus la fiebvre quarte, quatre ou cinq mois, qui m'avoit tout desvisagé; l'esprit alla tousiours non paisiblement, mais plaisamment. Si la douleur est hors l'affoiblissement et la langueur ne m'attristent gueres ie veoy plusieurs defaillances corporelles, qui font horreur seulement à nommer, que ie craindroy moins que mille passions et agitations d'esprit que ie veoy en usage. Ie prens party de ne plus courre; c'est assez que ie me traisne: ny ne me plains de la decadence naturelle qui me tient;

de moy,

Quis tumidum guttur miratur in Alpibus 2?

non plus que ie ne regrette que ma duree ne soit aussi longue et entiere que celle d'un chesne.

le n'ay point à me plaindre de mon imagination: i'ay eu peu de pensees en ma vie qui m'ayent seulement interrompu le cours de mon sommeil, si elles n'ont esté du desir, qui m'esveillast sans m'affliger. Ie songe peu souvent; et lors, c'est des choses fantastiques et des chimeres, produictes communement de pensees plaisantes, plustost ri

dicules que tristes et tiens qu'il est vray que les songes sont loyaulx interpretes de nos inclinations; mais il y a de l'art à les assortir et entendre: Rex, quæ in vita usurpant homines, cogitant, curant, vident, Quæque agunt vigilantes, agitantque, ea si cui in somno Minus mirandum est 3. [accidunt, Platon dict davantage, que c'est l'office de la prudence d'en tirer des instructions divinatrices

1 Jamais les troubles de mon esprit n'ont influé sur mon corps. OVIDE, Trist. III, 8, 25.

2 S'étonne-t-on de voir des goitres dans les Alpes? JUVÉNAL, XIII, 162.

3 O roi, il n'est pas surprenant que les hommes retrouvent en songe les choses qui les occupent dans la vie et qu'ils méditent, qu'ils voient, qu'ils font, lorsqu'ils sont éveillés. CIC. de Divinat. I, 22. - Les vers latins sont pris d'une tragé

pour

l'advenir ie ne veoy rien à cela, sinon les merveilleuses experiences que Socrates, Xenophon, Aristote, en recitent, personnages d'auctorité irreprochable. Les histoires disent que les Atlantes ne songent iamais; qui ne mangent aussi rien qui aye prins mort : ce que i'adiouste, d'autant que c'est à l'adventure l'occasion pourquoy ils ne songent point; car Pythagoras ordonnoit certaine preparation de nourriture, pour faire les songes à propos3. Les miens sont tendres, et ne m'apportent aulcune agitation de corps, ny expression de voix. I'ay veu plusieurs de mon temps en estre merveilleusement agitez: Theon le philosophe se promenoit en songeant; et le valet de Pericles, sur les tuiles mesmes et faiste de la maison 4.

Je ne choisis gueres à table, et me prens à la premiere chose et plus voysine; et me remue mal volontiers d'un goust à un aultre. La presse des plats et des services me desplaist autant qu'aultre presse ie me contente ayseement de peu de mets; et hay l'opinion de Favorinus, qu'en un festin, il fault qu'on vous desrobbe la viande où vous prenez appetit, et qu'on vous en substitue tousiours une nouvelle; et que c'est un miserable soupper, si on n'a saoulé les assistants de cropions de divers oyseaux ; et que le seul becquefigue me rite qu'on le mange entier. I'use familierement de viandes salees: si ayme ie mieulx le pain sans sel; et mon boulanger chez moy n'en sert pas d'aultre pour ma table, contre l'usage du païs. On a eu en mon enfance principalement à corriger le refus que ie faisoy de choses que communement on ayme le mieulx en cet aage; sucres, confitures, pieces de four. Mon gouverneur combattit cette haine de viandes delicates, comme une espece de delicatesse; aussi n'est elle aultre chose que difficulté de goust, où qu'il s'applique. qui oste à un enfant certaine particuliere et obstinee affection au pain bis, et au lard, ou à l'ail, il luy oste la friandise. Il en est qui font les laborieux et les patients, pour regretter le bœuf et le iambon, parmy les perdris ils ont bon temps; c'est la delicatesse des delicats; c'est le

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goust d'une molle fortune, qui s'affadit aux choses | ordinaires et accoustumees; per quæ luxuria divitiarum tædio ludit1. Laisser à faire bonne chere de ce qu'un aultre la faict; avoir un soing curieux de son traictement, c'est l'essence de ce vice :

Si modica cœnare times olus omne patella 2.

Il y a bien vrayement cette difference, qu'il vault mieulx obliger son desir aux choses plus aysees à recouvrer; mais c'est tousiours vice de s'obliger: i'appellois aultrefois delicat, un mien parent qui avoit desapprins, en nos galeres, à se servir de nos licts, et se despouiller pour se coucher.

Si i'avoy des enfants masles, ie leur desirasse volontiers ma fortune. Le bon pere que Dieu me donna, qui n'a de moy que la recognoissance de sa bonté, mais certes bien gaillarde, m'envoya, dez le berceau, nourrir à un pauvre village des siens, et m'y teint autant que ie feus en nourrice, et encores au delà; me dressant à la plus basse et commune façon de vivre: magna pars | libertatis est bene moratus venter3. Ne prenez iamais, et donnez encores moins à vos femmes, la charge de leur nourriture; laissez les former à la fortune, soubs des loix populaires et naturelles; laissez à la coustume de les dresser à la frugalité et à l'austerité : qu'ils ayent plustost à descendre de l'aspreté, qu'à monter vers elle. Son humeur visoit encores à une aultre fin; de me rallier avecques le peuple et cette condition d'hommes qui a besoing de nostre ayde: et estimoit que ie feusse tenu de regarder plustost vers celuy qui me tend les bras, que vers celuy qui me tourne le dos; et feut cette raison, pourquoy aussi il me donna à tenir sur les fonts, à des personnes de la plus abiecte fortune, pour m'y obliger et attacher.

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considere la belle humeur de Chelonis, fille et femme de roys de Sparte1! Pendant que Cleombrotus son mary, aux desordres de sa ville, eut advantage sur Leonidas son pere, elle feit la bonne fille, et se rallia avecques son pere, en son exil, en sa misere, s'opposant au victorieux. La chance veint elle à tourner? la voylà changer de vouloir avecques la fortune, se rengeant courageusement à son mary, lequel elle suyvit par tout où sa ruyne le porta; n'ayant, ce me semble, aultre chois que de se iecter au party où elle faisoit le plus de besoing, et où elle se monstroit plus pitoyable. Ie me laisse plus naturellement aller aprez l'exemple de Flaminius, qui se prestoit à ceulx qui avoient besoing de luy, plus qu'à ceulx qui luy pouvoient bien faire, que ie ne fois à celuy de Pyrrhus3, propre à s'abbaisser soubs les grands, et à s'enorgueillir sur les petits.

Les longues tables m'ennuyent et me nuisent: car soit pour m'y estre accoustumé enfant, à faulte de meilleure contenance, ie mange autant que i'y suis. Pourtant chez moy, quoy qu'elle soit des courtes, ie m'y mets volontiers un peu aprez les aultres, sur la forme d'Auguste 4 : mais ie ne l'imite pas en ce qu'il en sortoit aussi avant les aultres; au rebours, i'ayme à me reposer long temps aprez, et en ouyr conter, pourveu que ie ne m'y mesle point; car ie me lasse et me blece de parler l'estomach plein, autant comme ie treuve l'exercice de crier et contester, avant le repas, tres salubre et plaisant.

Les anciens Grecs et Romains avoient meilleure raison que nous, assignants à la nourriture, qui est une action principale de la vie, si aultre extraordinaire occupation ne les en divertissoit, plusieurs heures, et la meilleure partie de la nuict; mangeants et beuvants moins hastifvement que nous, qui passons en poste toutes nos actions; et estendants ce plaisir naturel à plus de loisir et d'usage, y entresemants divers offices de conversation utiles et agreables.

Son desseing n'a pas du tout mal succedé: ie m'addonne volontiers aux petits, soit pource qu'il y a plus de gloire, soit par naturelle compassion, qui peult infiniement en moy. Le party que ie condemneray en nos guerres, ie le condemneray plus Ceulx qui doibvent avoir soing de moy, pourasprement, fleurissant et prospere: il sera pourroient à bon marché me desrobber ce qu'ils penme concilier aulcunement à soy, quand ie le verray miserable et accablé 4. Combien volontiers ie

Ce sont les caprices du luxe, qui voudrait échapper à l'en

nui des richesses. SÉNÈQUE, Epist. 18.

2 Si tu ne sais pas te contenter d'un plat de légumes pour ton souper. HOR. Epist. I, 5, 2.

3 C'est une partie de la liberté que de savoir régler son estomac. SÉNÈQUE, Epist. 123.

4 Variante de l'édition de 1588, fol. 489 verso: « le condemne en nos troubles la cause de l'un des partis, mais plus quand elle fleurit et qu'elle prospere; elle m'a par fois aulcunement concilié à soy, pour la veoir miserable et accablee. »

NONTAIGNE.

sent m'estre nuisible; car en telles choses, ie ne desire iamais, ny ne treuve à dire, ce que ie ne veoy pas mais aussi, de celles qui se presentent, ils perdent leur temps de m'en prescher l'abstinence; si que, quand ie veulx ieusner, il

I PLUTARQUE, dans la Vie d'Agis et de Cléomène, c 5 de la traduction d'Amyot. C.

2 Dans sa Vie, par PLUTARQUE, c. I. C.
3 Dans sa Vie, par le même, c. 2. C

4 SUKTONE, Vie d'Auguste, c. 74. C.

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