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sçavent; Ny ceulx qui ne sçavent, d'autant que pour s'enquerir il fault sçavoir dequoy on s'enquiert. » Ainsin en cette cy « De se cognoistre soy mesme, » ce que chascun se veoid si resolu et satisfaict, ce que chascun y pense estre suffisamment entendu, signifie que chascun n'y entend rien du tout; comme Socrates apprend à Euthydeme'. Moy, qui ne fois aultre profession, y treuve une profondeur et varieté si infinie, que mon apprentissage n'a aultre fruict que de me faire sentir combien il me reste à apprendre. A ma foiblesse, si souvent recogneue, ie dois l'inclination que i'ay à la modestie, à l'obeïssance des creances qui me sont prescriptes, à une constante froideur et moderation d'opinions, et la haine de cette arrogance importune et querelleuse se croyant et flant toute à soy, ennemie capitale de discipline et de verité. Oyez les regenter; les premieres sottises qu'ils mettent en avant, c'est au style qu'on establit les religions et les loix. Nihil est turpius, quam cognitioni et perceptioni assertionem approbationemque præcurrere 3. Aristarchus disoit 4 qu'anciennement à peine se trouva il sept sages au monde; et que, de son temps, à peine se trouvoit il sept ignorants : aurions nous pas plus de raison que luy de le dire en nostre temps? L'affirmation et l'opiniastreté sont signes exprez de bestise. Cettuy cy aura donné du nez à terre cent fois pour un iour; le voylà sur ses ergots, aussi resolu et entier que devant : vous diriez qu'on luy a infus, depuis, quel que nouvelle ame et vigueur d'entendement, et qu'il luy advient comme à cet ancien fils de la terre, qui reprenoit nouvelle fermeté et se renforceoit par sa cheute;

Cui, quum tetigere parentern,

Iam defecta vigent renovato robore membra 5: ce testu indocile pense il pas reprendre un nouvel esprit, pour reprendre une nouvelle dispute? C'est par mon experience que i'accuse l'humaine ignorance, qui est, à mon advis, le plus seur party de l'eschole du monde. Ceulx qui ne la veulent conclure en eulx, par un si vain exemple que le mien, ou que le leur, qu'ils la recognoissent par Socrates, le maistre des maistres : car le philo

I XENOPHON, Mémoires sur Socrate, IV, 2, 24. J. V. L. C'est avec le style, avec le langage d'un prophète ou d'un législateur. J. V. L.

3 Rien n'est plus honteux que de faire marcher l'assertion et la décision avant la perception et la connaissance. CIC. Acad. I, 13.

4 Dans PLUTARQUE, De l'amour fraternel, c. I. C. 5 Antée, dont les forces épuisées se renouvelaient dès qu'il avait touché sa mère. LUCAIN, IV, 599.

sophe Antisthenes, à ses disciples, « Allons, disoit il', vous et moy ouyr Socrates; là ie seray disciple avecques vous: » et soustenant ce dogme de sa secte stoïque, « que la vertu suffisoit à rendre une vie plainement heureuse et n'ayant besoing de chose quelconque; » « Sinon de la force de Socrates, » adioustoit il.

Cette longue attention que i'employe à me considerer, me dresse à iuger aussi passablement des aultres; et est peu de chose dequoy ie parle plus heureusement et excusablement : il m'advient souvent de veoir et distinguer plus exactement les conditions de mes amis, qu'ils ne font eulx mesmes; i'en ay estonné quelqu'un par la pertinence de ma description, et l'ay adverty de soy. Pour m'estre dez mon enfance dressé à mirer ma vie dans celle d'aultruy, i'ay acquis une complexion studieuse en cela; et quand i'y pense, ie laisse eschapper autour de moy peu de choses qui y servent, contenances, humeurs, discours. I'estudie tout ce qu'il me fault fuyr, ce qu'il me fault suyvre. Ainsin à mes amis, ie descouvre, par leurs productions, leurs inclinations internes; non pour renger cette infinie varieté d'actions, si diverses et si descouppees, à certains genres et chapitres, et distribuer distinctement mes partages et divisions en classes et regions cogneues;

Sed neque quam multa species, et nomina quæ sint,
Est numerus 2.

Les sçavants parlent, et denotent leurs fantasies, plus specifiquement et par le menu : moy, qui n'y veoy qu'autant que l'usage m'en informe, sans reigle, presente generalement les miennes, et à tastons; comme en cecy, ie prononce ma sentence par articles descousus, ainsi que de chose qui ne se peult dire à la fois et en bloc : la relation et la conformité ne se treuvent point en telles ames que les nostres, basses et communes. La sagesse est un bastiment solide et entier, dont chasque piece tient son reng, et porte sa marque. sola sapientia in se tota conversa est3. Ie laisse aux artistes, et ne sçay s'ils en viennent à bout en chose si meslee, si menue et fortuite, de renger en bandes cette infinie diversité de visages, et arrester nostre inconstance, et la mettre par ordre.

IDIOG. LAERCE, VI, 2. Au lieu de cet éloge de Socrate par Antisthènes, on lisait seulement dans l'édition de 1588, fol. 476: «< qu'ils la recognoissent par Socrates, le plus sage qui feut oncques, au tesmoignage des dieux et des hommes. >>

2 Car on n'en saurait dire tous les noms, ni désigner toutes les espèces. Géorg. II, 103, où Virgile parle de toutes les espèces de raisins qu'on ne saurait nommer ni compter. C. 3 Il n'y a que la sagesse qui soit toute renfermée en ellemême. Cic. de Finib. bon. et mal. III, 7.

Non seulement ie treuve mal aysé d'attacher nos |
actions les unes aux aultres; mais chascune à
part soy, ie treuve mal aysé de la designer pro-
prement par quelque qualité principale: tant elles
sont doubles, et bigarrees à divers lustres. Ce qu'on
remarque pour rare au roy de Macedoine, Per-
seus', «Que son esprit ne s'attachant à aulcune
condition, alloit errant par tout genre de vie, et
representant des mœurs si essorees2 et vagabon-
des, qu'il n'estoit cogneu ny de luy, ny d'aul-
tres, quel homme ce feut, » me semble à peu prez
convenir à tout le monde; et par dessus touts,
l'ay veu quelque aultre de sa taille, à qui cette
conclusion s'appliqueroit plus proprement en-
cores, ce croy ie3: Nulle assiette moyenne; s'em-
portant tousiours de l'un à l'aultre extreme par
occasions indivinables; nulle espece de train, sans
traverse et contrarieté merveilleuse; nulle faculté
simple: si que le plus vraysemblablement qu'on
en pourra feindre un iour, ce sera qu'il affec-
toit et estudioit de se rendre cogneu par estre
mescognoissable. Il faict besoing d'aureilles bien
fortes, pour s'ouyr franchement iuger : et parce
qu'il en est peu qui le puissent souffrir sans mor-
sure, ceulx qui se hazardent de l'entreprendre
envers nous, monstrent un singulier effect d'ami-
tié; car c'est aymer sainement, d'entreprendre
à blecer et offenser pour proufiter. Ie treuve rude
de iuger celuy là, en qui les mauvaises qualitez
surpassent les bonnes : Platon ordonne trois par-
ties à qui veult examiner l'ame d'un aultre,
Science, Bienvueillance, Hardiesse 4.

Quelquesfois on me demandoit à quoy i'eusse pensé estre bon, qui se feust advisé de se servir de moy pendant que i'en avoy l'aage;

Dum melior vires sanguis dabat, æmula necdum
Temporibus geminis canebat sparsa senectus 5:

« A rien, » dis ie; et m'excuse volontiers de ne sça-
voir faire chose qui m'esclave à aultruy. Mais
i'eusse dict ses veritez à mon maistre, et eusse
contreroollé ses mœurs, s'il eust voulu : non en
gros, par leçons scholastiques que ie ne sçay point,
et n'en veoy naistre aulcune vraye reformation
en ceulx qui les sçavent; mais les observant pas
à pas, en toute opportunité, et en iugeant à l'œil,

C'est le caractère que lui donne TITE-LIVE, XLI, 20: Nulli fortunæ, dit-il, adhærebat animus, per omnia genera vitæ errans; uti nec sibi, nec aliis, quinam homo esset, satis constaret. C.

2 Si libres en leur essor. E. J.

3 L'auteur veut parler de lui-même.

4 PLATON, Gorg. éd. de Francfort, 1602, p. 332. C. 5 Lorsqu'un sang plus vif bouillait dans mes veines, et que Ja vieillesse jalouse n'avait pas encore blanchi ma tête. VIRGILE, Enéide, V, 415.

piece à piece, simplement et naturellement; luy faisant veoir quel il est en l'opinion commune; m'opposant à ses flatteurs. Il n'y a nul de nous qui ne valust moins que les roys, s'il estoit ainsi continuellement corrompu, comme ils sont, de cette canaille de gents: comment, si Alexandre, ce grand et roy et philosophe, ne s'en peut deffendre? l'eusse eu assez de fidelité, de iugement et de liberté pour cela. Ce seroit un office sans nom, aultrement il perdroit son effect et sa grace; et cst un roolle qui ne peult indifferemment appartenir à touts : car la verité mesme n'a pas ce privilege d'estre employee à toute heure et en toute sorte; son usage, tout noble qu'il est, a ses circonscriptions et limites. Il advient souvent, comme le monde est, qu'on la lasche à l'aureille du prince, non seulement sans fruict, mais dommageablement, et encores iniustement : et ne me fera lon pas accroire qu'une saincte remonstrance ne puisse estre appliquee vicieusement, et que l'interest de la substance ne doibve souvent ceder à l'interest de la forme.

Ie vouldrois, à ce mestier, un homme content de sa fortune,

Quod sit, esse velit, nihilque malit', et nay de moyenne fortune: d'autant que, d'une part, il n'auroit point de crainte de toucher vifvement et profondement le cœur du maistre, pour ne perdre par là le cours de son advancement; et d'aultre part, pour estre d'une condition moyenne, il auroit plus aysee communication à toute sorte de gents. Ie le vouldrois à un homme seul; car respandre le privilege de cette liberté et privauté à plusieurs, engendreroit une nuisible irreverence; ouy, et de celuy là ie requerroy surtout la fidelité du silence.

Un roy n'est pas à croire, quand il se vante de sa constance à attendre le rencontre de l'ennemy, pour sa gloire; si pour son proufit et amendement, il ne peult souffrir la liberté des paroles d'un amy, qui n'ont aultre effort que de luy pincer l'ouye, le reste de leur effect estant en sa main. Or il n'est aulcune condition d'hommes qui ayt si grand besoing que ceulx là, de vrays et libres advertissements: ils soustiennent une vie publicque, et ont à agreer à l'opinion de tant de spectateurs, que, comme on a accoustumé de leur taire tout ce qui les divertit de leur route, ils se treuvent, sans le sentir, engagez en la haine et detestation de leurs peuples, pour des occasions

1 Qui voulût être ce qu'il est, et rien de plus. MARTIAL, X, 47, 12.

souvent qu'ils eussent peu eviter, à nul interest de leurs plaisirs mesme, qui les en eust advisez et redressez à temps. Communement leurs favoris regardent à soy, plus qu'au maistre : et il leur va de bon2; d'autant qu'à la verité la pluspart des offices de la vraye amitié sont, envers le souverain, en un rude et perilleux essay 3; de maniere qu'il y faict besoing, non seulement de beaucoup d'affection et de franchise, mais encores de

courage.

Enfin toute cette fricassee que ie barbouille icy, n'est qu'un registre des essais de ma vie, qui est, pour l'interne santé, exemplaire assez, prendre l'instruction à contrepoil: mais quant à la santé corporelle, personne ne peult fournir d'experience plus utile que moy, qui la presente pure, nullement corrompue et alteree par art et par opination. L'experience est proprement sur son fumier au subiect de la medecine, où la raison luy quitte toute la place: Tibere disoit que quiconque avoit vescu vingt ans, se debvoit respondre des choses qui luy estoient nuisibles ou salutaires, et se sçavoir conduire sans medecine4: et le pouvoit avoir apprins de Socrates, lequel conseillant à ses disciples soigneusement, et comme un tres principal estude, l'estude de leur santé, adioustoit qu'il estoit mal aysé qu'un homme d'entendement, prenant garde à ses exercices, à son boire et à son manger, ne discernast mieulx que tout medecin, ce qui luy estoit bon ou mauvais3. Si faict la medecine profession d'avoir tousiours l'experience pour touche de son operation: ainsi Platon avoit raison de dire, que pour estre vray medecin, il seroit necessaire que celuy qui l'entreprendroit eust passé par toutes les maladies qu'il veult guarir, et par touts les accidents et circonstances dequoy il doibt iuger. C'est raison qu'ils prennent la verole, s'ils la veulent sçavoir panser. Vrayement ie m'en fierois à celuy là: car les aultres nous guident comme celuy qui peinct les mers, ies escueils et les ports, estant assis sur sa table, et y faict promener le modelle d'une navire en toute seureté; iectez le à l'effect, il ne sçait par où s'y

1 Sans détriment de. E. J.

2 Et cela leur réussit. E. J.

3 Nam suadere principi, quod oporteat, multi laboris. TACITE, Hist. I, 15.

4 Montaigne semble avoir eu dans l'esprit ce passage de TACITE (Annal. VI, 46), où l'historien dit de Tibère: Solitusque eludere medicorum artes, atque eos, qui post tricesimum ætatis annum, ad internoscenda corpori suo utilia vel noxia, alieni consilii indigerent. Voyez aussi SUÉTONE, Vie de Tibère, c. 68, et PLUTARQUE, Préceptes de santé, c. 23. C.

5 XENOPHON, Mémoires sur Socrate, IV, 7, 9. J. V. L. 6 PLATON, République, liv. III, p. 408. C.

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prendre. Ils font telle description de nos maulx que faict un trompette de ville qui crie un cheval ou un chien perdu: Tel poil, telle haulteur, telle aureille; mais presentez le luy, il ne le cognoist pas pourtant. Pour Dieu ! que la medecine me face un iour quelque bon et perceptible secours, veoir comme ie crieray de bonne foy,

Tandem efficaci do manus scientiæ 1!

Les arts qui promettent de nous tenir le corps en santé, et l'ame en santé, nous promettent beaucoup: mais aussi n'en est il point qui tiennent moins ce qu'elles promettent. Et en nostre temps, ceulx qui font profession de ces arts entre nous, en monstrent moins les effects que touts aultres hommes: on peult dire d'eulx, pour le plus, qu'ils vendent les drogues medecinales; mais qu'ils soient medecins, cela ne peult on dire'. l'ay m'a conduict si loing: pour qui en vouldra gousassez vescu pour mettre en compte l'usage qui ter, i'en ay faict l'essay, son eschanson. En voycy quelques articles, comme la souvenance me les fournira : ie n'ay point de façon qui ne soit allee variant selon les accidents; mais i'enregistre celles que i'ay plus souvent veu en train, qui ont eu plus de possession en moy iusqu'asteure.

Ma forme de vie est pareille en maladie comme en santé mesme lict, mesmes heures, mesmes viandes me servent, et mesme bruvage; ie n'y adiouste du tout rien, que la moderation du plus et du moins, selon ma force et appetit. Ma santé, c'est maintenir sans destourbier 3 mon estat accoustumé. Ie veoy que la maladie m'en desloge d'un costé; si ie croy les medecins, ils m'en destourneront de l'aultre : et par fortune et par art, me voylà hors de ma route. Ie ne croy rien plus certainement que cecy : Que ie ne sçaurois estre offensé par l'usage des choses que l'ay si long temps accoustumees. C'est à la coustume de donner forme à nostre vie, telle qu'il luy plaist: elle peult tout en cela; c'est le bruvage de Circé, qui diversifie nostre nature comme bon luy semble. Combien de nations, et à trois pas de nous, estiment ridicule la crainte du serein, qui nous blece si apparemment! et nos bateliers et nos païsans s'en mocquent. Vous faictes malade un Allemand de le coucher sur un matelats; comme un Italien sur la plume, et un François sans rideau et sans feu. L'estomach d'un Espaignol ne dure

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pas à nostre forme de manger; ny le nostre, à boire à la souysse. Un Allemand me feit plaisir, à Auguste', de combattre l'incommodité de nos fouyers, par ce mesme argument dequoy nous nous servons ordinairement à condemner leurs poësles: car, à la verité, cette chaleur croupie, et puis la senteur de cette matiere reschauffee dequoy ils sont composez, enteste la pluspart de ceulx qui n'y sont pas experimentez; moy, non : mais au demourant, estant cette chaleur eguale, constante et universelle, sans lueur, sans fumee, sans le vent que l'ouverture de nos cheminees nous apporte, elle a bien, par ailleurs, dequoy | se comparer à la nostre. Que n'imitons nous l'architecture romaine? car on dict qu'anciennement le feu ne se faisoit en leurs maisons que par le dehors et au pied d'icelles; d'où s'inspiroit la chaleur à tout le logis, par des tuyaux practiquez dans l'espez du mur, lesquels alloient embrassant les lieux qui en debvoient estre eschauffez : ce que l'ay veu clairement signifié, ie ne sçay où, en Seneque. Cettuy cy m'oyant louer les commoditez et beau!tez de sa ville, qui le merite certes, commencea à me plaindre dequoy i'avois à m'en esloingner: et des premiers inconvenients qu'il m'allegua, ce feut la poisanteur de teste que m'apporteroient les cheminees ailleurs. Il avoit ouy faire cette plaincte à quelqu'un, et nous l'attachoit, estant privé, par l'usage, de l'appercevoir chez luy. Toute chaleur qui vient du feu m'affoiblit et m'appesantit; si disoit Evenus, que le meilleur condiment 3 de la vie estoit le feu ie prens plustost toute aultre façon d'eschapper au froid.

Nous craignons les vins au bas 4; en Portugal, cette fumee est en delices, et est le bruvage des princes. En somme, chasque nation a plusieurs coustumes et usances qui sont non seulement incogneues, mais farouches et miraculeuses à quelque aultre nation. Que ferons nous à ce peuple qui ne faict recepte que de tesmoignages imprimez, qui ne croid les hommes s'ils ne sont en livre, ny la verité, si elle n'est d'aage competent? Nous metons en dignité nos sottises, quand nous les met

A Augsbourg, Augusta Vindelicorum. Montaigne (Voyag. tom. I, pag. 114) passa par cette ville en allant en Italie, dans le mois d'octobre 1580. Il ne parle point dans son Journal de cet entretien avec un Allemand sur les poêles et les cheminées. J. V. L.

2 Quædam nostra demum prodisse memoria scimus, ut... impressos parietibus tubos, per quos circumfunderetur calor, qui ima simul et summa foveret æqualiter. Epist. 90. 3 Assaisonnement, ragout. Le mot d'Événus se trouve dans PLUTARQUE, Questions platoniques, c. 8. C.

4 On dit que le vin est au bas, quand le tonneau est presque vide. Dictionnaire de l'Académie.

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tons au moule : il y a bien pour luy aultre poids, de dire, « le l'ay leu; » que si vous dites, Ie l'ay ouy dire. » Mais moy, qui ne mescroy non plus la bouche que la main des hommes; et qui sçay qu'on escrit autant indiscrettement qu'on parle; et qui estime ce siecle comme un aultre passé, i'allegue aussi volontiers un mien amy que Aulugelle et que Macrobe, et ce que l'ay veu que ce qu'ils ont escript et comme ils tiennent, de la vertu, qu'elle n'est pas plus grande, pour estre plus longue; i'estime de mesme de la verité, que pour estre plus vieille, elle n'est pas plus sage. Ie dis souvent que c'est pure sottise qui nous faict courir aprez les exemples estrangiers et scholastiques leur fertilité est pareille, à cette heure, à celle du temps d'Homere et de Platon. Mais n'est ce pas que nous cherchons plus l'honneur de l'allegation, que la verité du discours? comme si c'estoit plus, d'emprunter de la boutique de Vascosan ou de Plantin nos preuves, que de ce qui se veoid en nostre village: ou bien, certes, que nous n'avons pas l'esprit d'espelucher et faire valoir ce qui se passe devant nous, et le iuger assez vifvement, pour le tirer en exemple? car si nous disons que l'auctorité nous manque pour donner foy à nostre tesmoignage, nous le disons hors de propos; d'autant qu'à mon advis, des plus ordinaires choses et plus communes et cogneues, si nous sçavions trouver leur iour, se peuvent former les plus grands miracles de nature, et les plus merveilleux exemples, notamment sur le subiect des actions humaines.

Or sur mon subiect, laissant les exemples que ie sçay par les livres, et ce que dict Aristote d'Andron, Argien, qu'il traversoit sans boire les arides sablons de la Libye; un gentilhomme, qui s'est acquitté dignement de plusieurs charges disoit, où l'estoy, qu'il estoit allé de Madrid à Lisbonne, en plein esté, sans boire. Il se porte vigoreusement pour son aage, et n'a rien d'extraordinaire en l'usage de sa vie, que cecy, d'estre deux ou trois mois, voire un an, ce m'a il dit, sans boire. Il sent de l'alteration; mais il la laisse passer, et tient que c'est un appetit qui s'alanguit ayseement de soy mesme; et boit plus par caprice que pour le besoing ou pour le plaisir.

En voycy d'un aultre. Il n'y a pas long temps que ie rencontray l'un des plus sçavants hommes de France, entre ceulx de non mediocre for

Edit. de 1588, fol. 479 : « comme s'il estoit plus noble. » 2 DIOG. LAERCE, dans la Vie de Pyrrhon, IV, 81. On peut voir les propres paroles d'Aristote, dans les observations de Ménage sur cet endroit de Diogène Laerce, pag. 434. C.

tune, estudiant au coing d'une salle qu'on luy avoit rembarré de tapisserie, et autour de luy un tabut1 de ses valets, plein de licence. Il me dict, et Seneque quasi autant de soy, qu'il faisoit son proufit de ce tintamarre; comme si, battu de ce bruict, il se ramenast et resserrast plus en soy pour la contemplation, et que cette tempeste de voix repercutast ses pensees au dedans : estant escholier à Padoue, il eut son estude si long temps logé à la batterie des coches et du tumulte de la place, qu'il se forma non seulement au mespris, mais à l'usage du bruict, pour le service de ses estudes. Socrates respondit à Alcibiades s'estonnant comme il pouvoit porter le continuel tintamarre de la teste de sa femme : « Comme ceulx qui sont accoustumez à l'ordinaire bruict des roues à puiser l'eau 3. » Ie suis bien au contraire; l'ay l'esprit tendre et facile à prendre l'essor : quand il est empesché à part soy, le moindre bourdonnement de mouche l'assassine.

Seneque, en sa ieunesse, ayant mordu chauldement à l'exemple de Sextius, de ne manger chose qui eust prins mort, s'en passoit dans un an, avecques plaisir comme il dict 4; et s'en deporta, seulement pour n'estre souspeçonné d'emprunter cette reigle d'aulcunes religions nouvelles qui la semoient : il print quand et quand, des preceptes d'Attalus, de ne se coucher plus sur des loudiers 5 qui enfondrent; et employa iusques à la vieillesse ceulx qui ne cedent point au corps. Ce que l'usage de son temps luy faict compter à rudesse, le nostre nous le faict tenir à mollesse.

Regardez la difference du vivre de mes valets à bras, à la mienne; les Scythes et les Indes n'ont rien plus esloingné de ma force et de ma forme. Ie sçay avoir retiré de l'aumosne, des enfants, pour m'en servir, qui bientost aprez m'ont quitté et ma cuisine et leur livree, seulement pour se rendre à leur premiere vie et en trouvay un amassant depuis des moules emmy la voirie, pour son disner, que par priere, ny par menace, ie ne sceus distraire de la saveur et doulceur qu'il trouvoit en l'indigence. Les gueux ont leurs magnificences et leurs voluptez, comme les riches, et dict on, leurs dignitez et ordres politiques. Ce sont effects de l'accoustumance: elle nous peult duire, non seulement à telle forme qu'il luy plaist

1 Vacarme, tracas. Tabuter, inquietare, molestare. NICOT.

a Dans sa Lettre 56. C.

3 DIOG. LAERCE, II, 36. C.

4 SÉNÈQUE, Epist. 108. C.

5 Sur des couvertures ou matelas qui fondent ou s'enfoncent. - Lodier (formé probablement du latin lodix), couverte de lit cotonnée et piquée. MONET.

(pourtant, disent les sages', nous fault il planter à la meilleure, qu'elle nous facilitera inconti nent), mais aussi au changement et à la variation, qui est le plus noble et le plus utile de ses apprentissages. La meilleure de mes complexions corporelles, c'est d'estre flexible et peu opiniastre : i'ay des inclinations plus propres et ordinaires, et plus agreables, que d'aultres; mais avecques bien peu d'effort, ie m'en destourne, et me coule ayseement à la façon contraire. Un ieune homme doibt troubler ses reigles, pour esveiller sa vigueur, la garder de moisir et s'appoltronir: et n'est train de vie si sot et si debile, que celuy qui se conduict par ordonnance et discipline; Ad primum lapidem vectari quum placet, hora Sumitur ex libro; si prurit frictus ocelli Angulus, inspecta genesi, collyria quærit2 : il se reiectera souvent aux excez mesme, s'il m'en croid: aultrement, la moindre desbauche le ruyne; il se rend incommode et desagreable en conversation. La plus contraire qualité à un honneste homme, c'est la delicatesse et obligation à certaine façon particuliere; et elle est particuliere, si elle n'est ployable et soupple. Il y a de la honte de laisser à faire par impuissance, ou de n'oser, ce qu'on veoid faire à ses compaignons: que telles gents gardent leur cuisine. Par tout ailleurs, il est indecent; mais à un homme de guerre, il est vicieux et insupportable; lequel, comme disoit Philopomen3, se doibt accoustumer à toute diversité et inegualité de vie.

Quoy que l'aye esté dressé, autant qu'on a peu, à la liberté et à l'indifference, si est ce que, par nonchalance m'estant, en vieillissant, plus arresté sur certaines formes (mon aage est hors d'institution, et n'a desormais dequoy regarder ailleurs qu'à se maintenir), la coustume a desia, sans y penser, imprimé si bien en moy son charactere en certaines choses, que i'appelle excez, de m'en despartir: et sans m'essayer, ne puis ny dormir sur iour, ny faire collation entre les repas, ny desieusner, ny m'aller coucher sans grand intervalle, comme de trois bonnes heures, aprez le soupper, ny faire des enfants qu'avant

1 Pythagore, dans STOBÉE, serm. 29. Voici comment la maxime est rapportée par Plutarque, qui l'attribue aux py

thagoriciens : « Choisis la voye qui est la meilleure, l'accous

tumance te la rendra agreable et plaisante. » De l'exil, chap. 7 de la traduction d'Amyot. C.

2 Veut-il se faire porter à un mille, l'heure du départ est prise dans son livre d'astrologie; l'œil lui démange-t-il pour se l'être frotté, point de remède avant d'avoir consulté son horoscope. Juv. VI, 576.

3 Ou plutôt, comme on disait à Philopamen Voyez sa Vie dans PLUTARQUE, chap. I de la trad. d'Amyot. C.

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