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intervalles tastonner à quelque plaisir, et leur | eschappe un soubrire: ie puis aussi assez sur moy pour rendre mon estat ordinaire paisible et deschargé d'ennuyeuse imagination; mais ie me laisse pourtant, à boutades, surprendre des morsures de ces mal plaisantes pensees, qui me battent pendant que ie m'arme pour les chasser, ou pour les luicter.

Voycy un aultre rengregement de mal qui m'arriva à la suitte du reste. Et dehors et dedans ma maison, ie feus accueilly d'une peste, vehemente au prix de toute aultre car comme les corps sains sont subiects à plus griefves maladies, d'autant qu'ils ne peuvent estre forcez que par celles là; aussi mon air tres salubre, où, d'aulcune memoire, la contagion, bien que voysine, n'avoit sceu prendre pied, venant à s'empoisonner, produisit des effects estranges:

Mista senum et iuvenum densantur funera; nullum Sæva caput Proserpina fugit : l'eus à souffrir cette plaisante3 condition, que la veue de ma maison m'estoit effroyable; tout ce qui y estoit, estoit sans garde, et à l'abbandon de qui en avoit envie. Moy, qui suis si hospitalier, feus en tres penible queste de retraicte pour ma

famille, une famille esgaree, faisant peur à ses

amis et à soy mesme, et horreur, où qu'elle cherchast à se placer; ayant à changer de demeure, soubdain qu'un de la trouppe commenceoit à se douloir du bout du doigt: toutes maladies sont alors prinses pour peste; on ne se donne pas le loisir de les recognoistre. Et c'est le bon, que selon les reigles de l'art, à tout dangier qu'on approche, il fault estre quarante iours en transe de ce mal; l'imagination vous exerceant ce pendant à sa mode, et enfiebvrant vostre santé mesme. Tout cela m'eust beaucoup moins touché, si ie n'eusse eu à me ressentir de la peine d'aultruy, et servir six mois miserablement de guide à cette caravane; car ie porte en moy mes preservatifs, qui sont resolution et souffrance. L'apprehension ne me presse gueres, laquelle on craint particulierement en ce mal; et si estant seul, ie l'eusse voulu prendre, c'eust esté une fuitte bien plus gaillarde et plus esloingnee: c'est une mort qui ne me semble des pires; elle est communement courte, d'estourdissement, sans douleur, consolee par la condition publicque, sans cerimonie, sans

1 Flatter, amadouer. Tastonner les chevaulx de la main tout doulcement pour les addoulcir, palpare. Nicor.

2 Jeunes gens, vieillards, tout s'entasse pêle-mêle dans le tombeau; nulle tête n'échappe à l'inexorable Proserpine. HoRACE, Od. I, 28, 19.

3 Plaisante, par antiphrase.

dueil, sans presse. Mais quant au monde des environs, la centiesme partie des ames ne se peut sauver :

Videas desertaque regna

Pastorum, et longe saltus lateque vacantes'.

En ce lieu, mon meilleur revenu est manuel : ce choma cent hommes travailloient pour moy, que pour long temps.

Or lors, quel exemple de resolution ne veismes nous en la simplicité de tout ce peuple? Generalement, chascun renonceoit au soing de la vie : les raisins demeurerent suspendus aux vignes, le bien principal du païs; touts indifferemment se preparants et attendants la mort, à ce soir, ou au lendemain, d'un visage et d'une voix si peu effroyee, qu'il sembloit qu'ils eussent compromis à cette necessité, et que ce feust une condemnation universelle et inevitable. Elle est tousiours telle mais à combien peu tient la resolution au mourir la distance et difference de quelques heures, la seule consideration de la compaignie, nous en rend l'apprehension diverse. Veoyez ceulx cy pource qu'ils meurent en mesme mois, enfants, ieunes, vieillards, ils ne s'estonnent plus, ils ne se pleurent plus. I'en veis qui craignoient de demeurer derriere, comme en une horrible solitude et n'y cogneus communement aultre soing que des sepultures; il leur faschoit de veoir les corps espars emmy les champs, à la mercy des bestes, qui y peuplerent incontinent. Comment les fantasies humaines se descouppent 3! les Neorites, nation qu'Alexandre subiugua, iectent les corps des morts au plus profond de leurs bois, pour y estre mangez seule sepulture estimee entre eulx heureuse 4. Tel, sain, faisoit desia sa fosse; d'aultres s'y couchoient encores vivants; et un manœuvre des miens, avecques ses mains et ses pieds, attira sur soy la terre en mourant. Estoit ce pas s'abrier pour s'endormir plus à son ayse, d'une entreprinse en haulteur aulcunement pareille à celle des soldats romains qu'on trouva, aprez la journee de Cannes, la teste plongee dans des trous qu'ils avoient faicts et comblez de leurs mains en s'y suffoquant 5? Somme, toute une nation feut incontinent, par usage, logee en une marche qui ne cede en roideur à aulcune resolution estudiee et consultee.

I Vous auriez vu les campagnes et les bois changés en de vastes déserts. VIRG. Georg. III, 476.

2 Ou le goust tout divers, comme dans l'édition de 1588, fol. 476.

3 Se découpent, se partagent en différentes formes. E J. 4 DIODORE DE SICILE, XVII, 105. C.

5 TITE-LIVE, XXII, 51. C.

et à

La pluspart des instructions de la science à nous encourager, ont plus de monstre que de force, et plus d'ornement que de fruict. Nous avons abbandonné nature, et luy voulons apprendre sa leçon; elle qui nous menoit si heureusement et si seurement: et ce pendant les traces de son instruction, et ce peu qui, par le benefice de l'ignorance, reste de son image empreint en la vie de cette tourbe rustique d'hommes impolis, la science est contraincte de l'aller touts les iours empruntant pour en faire patron, à ses disciples, de constance, d'innocence et de tranquillité. Il faict beau veoir, Que ceulx cy, pleins de tant de belles cognoissances, ayent à imiter cette sotte simplicité, l'imiter aux premieres actions de la vertu; et Que nostre sapience apprenne, des bestes mesmes, les plus utiles enseignements aux plus grandes et necessaires parties de nostre vie, comme il nous fault vivre et mourir, mesnager nos biens, aymer et eslever nos enfants, entretenir iustice: singulier tesmoignage de l'humaine maladie; et Que cette raison qui se manie à nostre poste, trouvant tousiours quelque diversité et nouvelleté, ne laisse chez nous aulcune trace apparente de la nature; et en ont faict les hommes, comme les parfumiers de l'huyle; ils l'ont sophistiquee de tant d'argumentations et de discours appellez du dehors, qu'elle en est devenue variable et particuliere à chascun, et a perdu son propre visage, constant et universel, et nous fault en chercher tesmoignage des bestes, non subiect à faveur, corruption, ny à diversité d'opinions : car il est bien vray qu'elles mesmes ne vont pas tousiours exactement dans la route de nature; mais ce qu'elles en desvoyent, c'est si peu, que vous en appercevez tousiours l'orniere : tout ainsi que les chevaulx qu'on meine en main, font bien des bonds et des escapades, mais c'est à la longueur de leurs longes, et suyvent ce neantmoins tousiours les pas de celuy qui les guide; et comme l'oyseau prend son vol, mais soubs la bride de sa filiere Exsilia, tormenta, bella, morbos, naufragia meditare....... ut nullo sis malo tiro : à quoy nous sert cette curiosité, de preoccuper touts les inconvenients de l'humaine nature, et nous preparer avecques tant de peine à l'encontre de ceulx mesmes qui n'ont, à l'adventure, point à nous tou

1.

1 En terme de fauconnerie, on appelle filière une ficelle d'environ dix toises, que l'on tient attachée aux pieds de l'oiseau pendant qu'on le réclame, jusqu'à ce qu'il soit assuré. LA

VEAUX.

* Méditez souvent l'exil, la torture, les guerres, les maladies, les naufrages... afin que nul malheur ne vous trouve novice. SÉNÈQUE, Epist. 91, 107.

cher ? parem passis tristitiam facit, pati posse1; non seulement le coup, mais le vent et le pet nous frappe : ou comme les plus fiebvreux, car certes c'est fiebvre, aller dez à cette heure vous faire donner le fouet, parce qu'il peut advenir que fortune vous le fera souffrir un iour; et prendre vostre robbe fourree dez la S. Iean, parce que vous en aurez besoing à Noël? Iectez vous en l'experience de touts les maulx qui vous peuvent arriver, nommeement des plus extremes; esprouvez vous là, disent ils; asseurez vous là. Au rebours, le plus facile et plus naturel seroit en descharger mesme sa pensee. Ils ne viendront pas assez tost; leur vray estre ne nous dure pas assez; il fault que nostre esprit les estende et alonge, et qu'avant la main il les incorpore en soy et s'en entretienne, comme s'ils ne poisoient pas raisonnablement à nos sens. «< Ils poiseront assez, quand ils y seront, dict un des maistres, non de quelque tendre secte, mais de la plus dure 3; ce pendant, favorise toy, crois ce que tu aymes le mieulx : que te sert il d'aller recueillant et prevenant ta malefortune, et de perdre le present par la crainte du futur; et estre, dez cette heure, miserable, parce que tu le dois estre avecques le temps? » Ce sont ses mots. La science nous faict volontiers un bon office, de nous instruire bien exactement des dimensions des maulx,

Curis acuens mortalia corda 4!

ce seroit dommage, si partie de leur grandeur eschappoit à nostre sentiment et cognoissance!

Il est certain qu'à la pluspart, la preparation à la mort a donné plus de torment que n'a faict la souffrance. Il feut iadis veritablement dict, et par un bien iudicieux aucteur, Minus afficit sensus fatigatio, quam cogitatio. Le sentiment de la mort presente nous anime par fois, de soy mesme, d'une prompte resolution de ne plus eviter chose du tout inevitable : plusieurs gladiateurs se sont veus, au temps passé, aprez avoir couardement combattu, avaller courageusement la mort, offrants leur gosier au fer de l'ennemy, et le conviants. La veue de la mort à venir a besoing d'une fermeté lente, et difficile par consequent à fournir. Si vous ne sçavez pas mourir, ne vous

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chaille'; nature vous en informera sur le champ, | Les hommes sont divers en sentiment et en force: plainement et suffisamment; elle fera exactement il les fault mener à leur bien selon eulx, et par cette besongne pour vous: n'en empeschez vostre routes diverses. soing:

Incertam frustra, mortales, funeris horam Quæritis, et qua sit mors aditura via. Pœna minor, certam subito perferre ruinam; Quod timeas, gravius sustinuisse diu 2. Nous troublons la vie par le soing de la mort; et la mort par le soing de la vie : l'une nous ennuye; l'aultre nous effraye. Ce n'est pas contre la mort que nous nous preparons, c'est chose trop momentanee; un quart d'heure de passion, sans consequence, sans nuisance, ne merite pas des preceptes particuliers: à dire vray, nous nous preparons contre les preparations de la mort. La philosophie nous ordonne d'avoir la mort tousiours devant les yeulx, de la preveoir et considerer avant le temps; et nous donne, aprez, les reigles et les precautions pour prouveoir à ce que cette prevoyance et cette pensee ne nous blece : ainsi font les medecins qui nous iectent aux maladies, à fin qu'ils ayent où employer leurs drogues et leur art. Si nous n'avons sceu vivre, c'est iniustice3 de nous apprendre à mourir, et difformer la fin de son total : si nous avons sceu vivre constamment et tranquillement, nous sçaurons mourir de mesme. Ils s'en vanteront tant qu'il leur plaira, tota philosophorum vita commentatio mortis est4; mais il m'est advis que c'est bien le bout, non pourtant le but de la vie; c'est sa fin, son extremité, non pourtant son obiect: elle doibt estre elle mesme à soy sa visee5, son desseing; son droict estude est se reigler, se conduire, se souffrir. Au nombre de plusieurs aultres offices, que comprend le general et principal chapitre de Sçavoir vivre, est cet article de Sçavoir mourir, et des plus legiers, si nostre crainte ne luy donnoit poids.

A les iuger par l'utilité, et par la verité naïfve, les leçons de la simplicité ne cedent gueres à celles que nous presche la doctrine; au contraire.

Ne vous en mettez pas en peine. E. J.

> En vain, mortels, vous cherchez à connaitre d'avance votre dernière heure, et le chemin par lequel la mort ira jusqu'à vous... Il est moins douloureux de supporter un moment le coup qui nous écrase, que de souffrir longtemps le supplice de la crainte. Les deux premiers vers sont de PROPERCE, II, 27, I où on lit, At vos incertam. J'ignore la source des deux autres. N.

3 C'est à tort qu'on veut nous apprendre à mourir, et donner à notre vie une fin qui ne soit pas conforme à son ensemble. J. V. L.

4 Toute la vie des philosophes est une méditation de la mort. Cic. Tusc. quæst. I, 30.

5 Le but où elle vise. E. J.

Quo me cumque rapit tempestas, deferor hospes 1. Ie ne veis iamais païsan de mes voysins entrer en cogitation de quelle contenance et asseurance il passeroit cette heure derniere: nature luy apprend à ne songer à la mort que quand il se meurt; et lors, il y a meilleure grace qu'Aristote, lequel la mort presse doublement et par elle, et par une si longue premeditation: pourtant feut ce l'opinion de Cesar, que la moins premeditee mort estoit la plus heureuse et plus deschargee: plus dolet, quam necesse est, qui ante dolet, quam necesse est3. L'aigreur de cette imagination naist de nostre curiosité : nous nous empeschons tousiours ainsi, voulants devancer et regenter les prescriptions naturelles. Ce n'est qu'aux docteurs d'en disner plus mal, touts sains, et se renfrongner de l'image de la mort : le commun n'a besoing ny de remede ny de consolation, qu'au heurt et au coup; et n'en considere qu'autant iustement qu'il en souffre. Est ce pas ce que nous disons, que la stupidité et faulte d'apprehension du vulgaire luy donne cette patience aux maulx presents, et cette profonde nonchalance des sinistres accidents futurs; que leur ame, pour estre plus crasse et obtuse, est moins penetrable et agitable? Pour Dieu! s'il est ainsi, tenons d'ores en avant eschole de bestise: c'est l'extreme fruict que les sciences nous promettent, auquel cette cy conduict si doulcement ses disciples.

Nous n'aurons pas faulte de bons regents, interpretes de la simplicité naturelle; Socrates en sera l'un : car, de ce qu'il m'en souvient, il parle environ en ce sens, aux iuges qui deliberent de sa vie5: « l'ay peur, messieurs, si ie vous prie de << ne me faire mourir, que ie m'enferre en la de«<lation de mes accusateurs, qui est, Que ie fois

plus l'entendu que les aultres, comme ayant « quelque cognoissance plus cachee des choses qui sont au dessus et au dessoubs de nous. Ie sçay << que ie n'ay ny frequenté ny recogneu la mort,

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Je cède au flot qui m'emporte, et j'aborde où je me trouve. HOR. Epist. I, 1, 15.

95.

2 Et la plus légère. Voy. SUÉTONE, César, c. 87. J. V. L. 3 Celui qui s'afflige d'avance, s'afflige trop. SÉNÈQUE, Epist.

4 Edition de 1588, fol. 465 verso: « Est ce pas ce que nous disons, que la stupidité, faulte d'apprehension et bestise du vulgaire, luy donne cette patience aux maulx, plus grande que nous n'avons, et cette profonde nonchalance, etc. »>

5 Tout ceci est extrait de l'Apologie de Socrate, dans PLATON, chap. 17, 26, 32, etc. CICERON traduit quelques-unes de ces paroles, Tusc. I, 41. J. V. L.

«

⚫ny n'ay veu personne qui ayt essayé ses qualitez, parler, de ne rachepter leur vie par une action

« pour m'en instruire. Ceulx qui la craignent,

« presupposent la cognoistre : quant à moy, ie ne

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«

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"

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«

sçay ny quelle elle est, ny quel il faict en l'aultre

monde. A l'adventure est la mort chose indifferente, à l'adventure desirable. Il est à croire

« deshonneste; et aux guerres de mon païs, à

«

"

«

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Amphipolis, à Potidee, à Delie, et aultres où ie

« me suis trouvé, i'ay monstré par effects com« bien l'estoy loing de guarantir ma seureté par << ma honte. Davantage, i'interesseroy vostre debvoir, et vous convierois à choses laides; car ce « n'est pas à mes prieres de vous persuader, c'est « aux raisons pures et solides de la iustice. Vous « avez iuré aux dieux d'ainsi vous maintenir : il sembleroit que ie vous voulsisse souspeçonner et << recriminer de ne croire pas qu'il y en aye; et moy << mesme tesmoigneroy contre moy, de ne croire point en eulx comme ie dois, me desfiant de «<leur conduicte, et ne remettant purement en « leurs mains mon affaire. Ie m'y fie du tout; et « tiens pour certain qu'ils feront en cecy, selon qu'il sera plus propre à vous et à moy : les gents «< de bien, ny vivants, ny morts, n'ont aulcune«ment à se craindre des dieux. »

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pourtant, si c'est une transmigration d'une place à aultre, qu'il y a de l'amendement d'aller vivre « avecques tant de grands personnages trespassez, « et d'estre exempt d'avoir plus affaire à iuges «iniques et corrompus: si c'est un aneantisse«ment de nostre estre, c'est encores amendement « d'entrer en une longue et paisible nuict; nous * ne sentons rien de plus doulx en la vie qu'un « repos et sommeil tranquille et profond sans songes. Les choses que ie sçay estre mauvaises, ⚫ comme d'offenser son prochain, et desobeïr au .superieur, soit Dieu, soit homme, ie les evite soigneusement celles desquelles ie ne sçay * si elles sont bonnes ou mauvaises, ie ne les sçauroy craindre. Si ie m'en vois mourir, et vous « laisse en vie, les dieux seuls veoyent à qui de « vous ou de moy il en ira mieulx. Parquoy, pour « mon regard, vous en ordonnerez comme il vous plaira. Mais selon ma façon de conseiller les «< choses iustes et utiles, ie dis bien que pour vostre conscience, vous ferez mieulx de m'eslargir, si « vous ne veoyez plus avant que moy en ma cause; « et iugeant selon mes actions passees, et public«ques, et privees, selon mes intentions, et selon « le proufit que tirent touts les iours de ma con<< versation tant de nos citoyens et ieunes et vieux, « et le fruict que ie vous fois à touts, vous ne pou« vez deuement vous descharger envers mon merite, qu'en ordonnant que ie sois nourry, at« tendu ma pauvreté, au Prytanee, aux despens publicques, ce que souvent ie vous ay veu, à ⚫ moindre raison, octroyer à d'aultres. Ne prenez « pas à obstination ou desdaing que, suyvant la coustume, ie n'aille vous suppliant et esmou« vant à commiseration. I'ay des amis et des pa« rents, n'estant, comme dict Homere', engen« dré ny de bois, ny de pierre, non plus que les aultres, capables de se presenter avecques des << larmes et le dueil; et ay trois enfants esplorez, « dequoy vous tirer à pitié : mais ie feroy honte « à nostre ville, en l'aage que ie suis, et en telle reputation de sagesse, que m'en voycy en pre-ignorance de nature. On lit dans l'exemplaire de Bordeaux :

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Voylà pas un plaidoyer puerile, d'une haulteur inimaginable, veritable, franc et iuste, au delà de tout exemple, et employé en quelle necessité? Vrayement ce feut raison qu'il le preferast à celuy que ce grand orateur Lysias avoit mis par escript pour luy2; excellemment façonné au style iudiciaire, mais indigne d'un si noble criminel. Eust on ouy de la bouche de Socrates une voix suppliante? cette superbe vertu eust elle calé3 au plus fort de sa monstre? et sa riche et puissante nature eust elle commis à l'art sa deffense; et, en son plus hault essay, renoncé à la verité et naïfveté, ornements de son parler, pour se parer du fard des figures, et feinctes d'une oraison apprinse? Il feit tres sagement, et selon luy, de ne corrompre point une teneur de vie incorruptible et une si saincte image de l'humaine forme, pour alonger d'un an sa decrepitude, et trahir l'immortelle memoire de cette fin glorieuse. Il debvoit sa vie, non pas à soy, mais à l'exemple du monde : seroit-ce pas dommage publicque qu'il l'eust achevee d'une oysifve et obscure façon ? Certes, une si nonchalante et molle consideration de sa mort meritoit que la posterité la considerast d'autant plus pour luy; ce qu'elle feit

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et il n'y a rien en la iustice si iuste, que ce que
la fortune ordonna pour sa recommendation; car
les Atheniens eurent en telle abomination ceulx
qui en avoient esté cause, qu'on les fuyoit comme
personnes excommuniees; on tenoit pollu tout ce
à quoy ils avoient touché; personne à l'estuve ne
se lavoit avecques eulx, personne ne les saluoit
ny accointoit; si qu'enfin ne pouvant plus por-
ter cette haine publicque, ils se pendirent eulx

mesmes 1.

Oultre ce, la façon d'argumenter de laquelle se sert icy Socrates, est elle pas admirable egualement en simplicité et en vehemence? Vrayement il est bien plus aysé de parler comme Aristote, et vivre comme Cesar, qu'il n'est aysé de parler et vivre comme Socrates: là loge l'extreme degré de perfection et de difficulté; l'art n'y peult ioindre. Or nos facultez ne sont pas ainsi dressees; nous ne les essayons, ny ne les cognoissons; nous nous investissons de celles d'aultruy, et laissons chomer les nostres comme quelqu'un pourroit dire de moy, que i'ay seulement faict icy un amas de fleurs estrangieres, n'y ayant fourny du mien que le filet à les lier.

Certes i'ay donné à l'opinion publicque, que ces parements empruntez m'accompaignent; mais ie n'entens pas qu'ils me couvrent et qu'ils me cachent c'est le rebours de mon desseing, qui ne veulx faire monstre que du mien et de ce qui

Si quelqu'un estime que parmy tant d'aultres exemples que i'avois à choisir pour le service de mon propos, ez dicts de Socrates, i'aye mal trié cettuy cy; et qu'il iuge ce discours estre eslevé au dessus des opinions communes : ie l'ay faict à escient; car ie iuge aultrement; et tiens que c'est un discours, en reng et en naïfveté, bien plus arriere et plus bas que les opinions communes. Il represente, en une hardiesse inartificielle et securité enfantine, la pure et premiere impres-est mien par nature; et si ie m'en feusse creu, à sion et ignorance de nature; car il est croyable que nous avons naturellement crainte de la douleur, mais non de la mort, à cause d'elle : c'est une partie de nostre estre, non moins essentielle que le vivre. A quoy faire nous en auroit nature engendré la haine et l'horreur, veu qu'elle luy tient reng de tres grande utilité, pour nourrir la suc-mere, qui ne les veid oncques et moy, ay cession et vicissitude de ses ouvrages; et qu'en cette republique universelle, elle sert plus de naissance et d'augmentation, que de perte ou ruyne?

Sic rerum summa novatur?,
Mille animas una necata dedit3,

mais

la defaillance d'une vie est le passage à mille
aultres vies. Nature a empreint aux bestes le soing
d'elles et de leur conservation : elles vont iusques
là, de craindre leur empirement, de se heurter
et blecer, que nous les enchevestrions et battions,
accidents subiects à leur sens et experience;
que nous les tuions, elles ne le peuvent craindre,
ny n'ont la faculté d'imaginer et conclure la
mort si dict on encores qu'on les veoid, non
seulement la souffrir gayement (la pluspart des
chevaulx hennissent en mourant,
la
les cygnes
chantent), mais de plus, la recherchent à leur
besoing, comme portent plusieurs exemples des
elephants.

'Ces dernières phrases sont copiées d'un traité de PLUTARQUE intitulé, De l'envie et de la haine, chap. 3 de la version d'Amyot. C.

2 Ainsi la nature se renouvelle. LUCRÈCE, II, 74.

tout hazard i'eusse parlé tout fin seul. Ie m'en charge de plus fort touts les iours', oultre ma proposition et ma forme premiere, sur la fantasie du siecle, et par oysifveté. S'il me messied à moy, comme ie le croy, n'importe; il peult estre utile à quelque aultre. Tel allegue Platon et Ho

prins des lieux assez, ailleurs qu'en leur source. Sans peine et sans suffisance, ayant mille volumes de livres autour de moy en ce lieu où i'escris, i'emprunteray presentement, s'il me plaist, d'une douzaine de tels ravaudeurs, gents que ie ne feuillette gueres, dequoy esmailler le traicté de la Physionomie: il ne fault que l'epistre liminaire d'un Allemand pour me farcir d'allegations. Et nous allons quester par là une friande gloire, à piper le sot monde! Ces pastissages de lieux communs, dequoy tant de gents mesnagent leur estude, ne servent gueres qu'à subiects communs, et servent à nous monstrer, non à nous conduire ridicule fruict de la science, que Socrates exagite si plaisamment contre Euthydemus. l'ay veu faire des livres de choses ny iamais estudiees, ny entendues, l'aucteur commettant à divers de ses amis sçavants la recherche de cette

2

En effet, la première édition des Essais (Bordeaux, 1580) a fort peu de citations. Elles sont plus nombreuses dans celle de Paris, 1588. Mais cette multitude de textes anciens qui embarrassent quelquefois l'ouvrage de Montaigne, ne date que de l'édition posthume de 1595: il en avait fait, pendant les quatre dernières années de sa vie, un amusement de son oisi veté. J. V. L.

Critique; c'est le mot latin exagitat. Cicéron dit aussi 3 OVIDE, Fastes, 1, 380. Montaigne traduit ce passage après (Orat. c. 13), en parlant des dialogues de Socrate contre les l'avoir cité.

sophistes : « Plato, exagitator omnium rhetorum. » J. V. L.

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