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I

leures loix qu'il avoit peu aux Atheniens : « Ouy bien, respondit il', de celles qu'ils eussent receues. » Varro s'excuse de pareil air : « Que s'il avoit tout de nouveau à escrire de la religion, il diroit ce qu'il en croid; mais estant desia receue et formee, il en dira selon l'usage, plus que selon nature. »

Non par opinion, mais en verité, l'excellente et meilleure police est, à chascune nation, celle soubs laquelle elle s'est maintenue: sa forme et commodité essentielle depend de l'usage. Nous nous desplaisons volontiers de la condition presente mais ie tiens pourtant que d'aller desirant le commandement de peu, en un estat populaire ; ou en la monarchie, une aultre espece de gouvernement, c'est vice et folie.

Enfin le veoy, par nostre exemple, que la so- | On demandoit à Solon s'il avoit estably les meil. cieté des hommes se tient et se coud, à quelque prix que ce soit; en quelque assiette qu'on les couche, ils s'appilent et se rengent en se remuant et s'entassant: comme des corps mal unis, qu'on empoche sans ordre, treuvent d'eulx mesmes la façon de se ioindre et s'emplacer les uns parmy les aultres, souvent mieulx que l'art ne les eust sceu disposer. Le roy Philippus feit un amas des plus meschants hommes et incorrigibles qu'il peut trouver, et les logea touts en une ville qu'il leur feit bastir, qui en portoit le nom : l'estime qu'ils dresserent, des vices mesmes, une contexture politique entre eulx, et une commode et iuste societé 2. Ie veoy, non une action, ou trois, ou cent, mais des mœurs en usage commun et receu, si farouches, en inhumanité surtout et desloyauté, qui est pour moy la pire espece des vices, que ie n'ay point le courage de les concevoir sans horreur; et les admire quasi autant que ie les deteste l'exercice de ces meschancetez insignes porte marque de vigueur et force d'ame, autant que d'erreur et desreiglement. La necessité compose les hommes et les assemble: cette cousture fortuite se forme aprez en loix; car il en a esté d'aussi sauvages qu'aulcune opinion humaine puisse enfanter, qui toutesfois ont maintenu leurs corps avecques autant de santé et longueur de vie que celles de Platon et Aristote sçauroient faire et certes toutes ces descriptions de police, feinctes par art, se treuvent ridicules et ineptes à mettre en practique.

Ces grandes et longues altercations, de la meilleure forme de societé, et des reigles plus commodes à nous attacher, sont altercations propres seulement à l'exercice de nostre esprit : comme il se treuve ez arts plusieurs subiects qui ont leur essence en l'agitation et en la dispute, et n'ont aulcune vie hors de là. Telle peincture de police seroit de mise en un nouveau monde; mais nous prenons un monde desia faict et formé à certaines coustumes; nous ne l'engendrons pas, comme Pyrrha, ou comme Cadmus. Par quelque moyen que nous ayons loy3 de le redresser et renger de nouveau, nous ne pouvons gueres le tordre de son accoustumé ply, que nous ne rompions tout.

* Пovnρóжok, ville des méchants. PLINE, Hist. nat. IV, 11; PLUTARQUE, De la curiosité, c. 10 de la version d'Amyot. J. V. L

2 « Si j'avais des citoyens à persuader de la nécessité des lois, je leur ferais voir qu'il y en a partout, même au jeu, qui est un commerce de fripons; même chez les voleurs. Hanno lor leggi malandrini ancora. » VOLTAIRE, Lettre à d'Alembert, 1er mars 1764.

3 Loisir, liberte, faculté. E. J.

Ayme l'estat tel que tu le veois estre : S'il est royal, ayme la royauté; S'il est de peu, ou bien communauté, Ayme l'aussi; car Dieu t'y a faict naistre. Ainsi en parloit le bon monsieur de Pibrac, que nous venons de perdre3; un esprit si gentil, les opinions si saines, les mœurs si doulces. Cette perte, et celle qu'en mesme temps nous avons faicte de monsieur de Foix 4, sont pertes importantes à nostre couronne. Ie ne sçay s'il reste à la France dequoy substituer une aultre couple pareille à ces deux Gascons, en sincerité et en suffisance, pour le conseil de nos roys. C'estoient ames diversement belles, et certes, selon le siecle, rares et belles, chascune en sa forme : mais qui les avoit logees en cet aage, si disconvenables et si disproportionnees à nostre corruption et à nos tempestes?

Rien ne presse un estat, que l'innovation; le changement donne seul forme à l'iniustice et à la tyrannie. Quand quelque piece se desmanche, on I PLUTARQUE, Vie de Solon, c. 9. C.

2 Dans S. AUGUSTIN, de Civit. Dei, V, 4. C.

3 Gui du Faur, seigneur de Pibrac, l'auteur des Quatrains contenants preceptes et enseignements utiles pour la vie de l'homme, mourut le 27 de mai 1584, à l'âge de cinquantecinq ans. Ce bon monsieur de Pibrac avait publié en latin une apologie de la Saint-Barthélemy, datée du 1er novembre 1572, et que l'on trouvera, traduite en français, dans les Memoires de l'estat de France soubs Charles IX, t. I, fol. 436 verso. Il essaye d'y prouver, fol. 444, que ce prince, auteur du massacre, a surpassé toute mesure de clemence, et que sa mère, cette vertueuse royne, est un modèle de bonté. Mais il faut que ses contemporains lui aient pardonné cette faiblesse ; car on voit les regrets honorables que Montaigne lui accorde; et un juge bien plus sévère que lui, l'inflexible Jos. Scaliger, quoique zélé protestant, parlait ainsi de Pibrac (Scaligerana I) : « PIBRACIUS, vir honestissimus, bonus jurisconsultus, et, pour un Gascon, parle bien françois. » J. V. L.

4 Conseiller du roi en son conseil privé, et qui fut ambassadeur de France à Venise. C'est à lui que Montaigne dédia, en 1570, les vers français de la Boëtie. Voyez la Lettre IX de cette édition. J. V. L.

peult l'estayer; on peult s'opposer à ce que l'alteration et corruption naturelle à toutes choses ne nous esloingne trop de nos commencements et principes mais d'entreprendre à refondre une si grande masse, et à changer les fondements d'un si grand bastiment, c'est à faire à ceulx qui, pour descrasser, effacent, qui veulent amender les defaults particuliers par une confusion universelle, et guarir les maladies par la mort, non tam commutandarum, quam everiendarum rerum cu- | pidi'. Le monde est inepte à se guarir; il est si impatient de ce qui le presse, qu'il ne vise qu'à s'en desfaire, sans regarder à quel prix. Nous veoyons, par mille exemples, qu'il se guarit ordinairement à ses despens. La descharge du mal | present n'est pas guarison, s'il n'y a, en general, amendement de condition: la fin du chirurgien n'est pas de faire mourir la mauvaise chair; ce n'est que l'acheminement de sa cure: il regarde au delà, d'y faire renaistre la naturelle, et rendre la partie à son deu estre. Quiconque propose seulement d'emporter ce qui le masche3, il demeure court; car le bien ne succede pas necessairement au mal; un aultre mal luy peult succeder, et pire: comme il adveint aux tueurs de Cesar, qui iecterent la chose publicque à tel poinct, qu'ils eurent a se repentir de s'en estre meslez. A plusieurs depuis, iusques à nos siecles, il est advenu de mesme: les François mes contemporanees 4 sçavent bien qu'en dire. Toutes grandes mutations esbranlent l'estat, et le desordonnent.

Qui viseroit droict à la guarison, et en consulteroit avant toute œuvre, se refroidiroit volontiers d'y mettre la main. Pacuvius Calavius corrigea le vice de ce proceder, par un exemple insigne. Ses concitoyens estoient mutinez contre leurs magistrats: luy, personnage de grande auctorité en la ville de Capoue, trouva un iour moyen d'enfermer le senat dans le palais; et convoquant le peuple en la place, leur dit, Que le iour estoit venu auquel, en pleine liberté, ils pouvoient prendre vengeance des tyrans qui les avoient si long temps oppressez, lesquels il tenoit à sa mercy, seuls et desarmez: feut d'advis qu'au sort on les tirast hors, l'un aprez l'aultre, et de chascun on ordonnast particulierement, faisant sur le champ executer ce qui en seroit decreté; pourveu aussi que tout d'un train ils advisassent d'establir quelque

1 Qui cherchent moins à changer le gouvernement qu'à le détruire. Cic. de Offic. II, 1.

2 A son état de santé et de force. E. J.
3 Ce qui le ronge, ce qui le fait souffrir. C.

4 Mes contemporains. C.

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homme de bien en la place du condemné, à fin qu'elle ne demeurast vuide d'officier. Ils n'eurent pas plustost ouy le nom d'un senateur, qu'il s'esleva un cry de mescontentement universel à l'encontre de luy. « le veoy bien, dit Pacuvius, il fault desmettre cettuy cy; c'est un meschant : ayons en un bon en change. » Ce feut un prompt silence, tout le monde se trouvant bien empesché au chois. Au premier plus effronté qui dit le sien, voylà un consentement de voix encores plus grand à refuser celuy là; cent imperfections et iustes causes de le rebuter. Ces humeurs contradictoires s'estants eschauffees, il adveint encores pis du second senateur, et du tiers: autant de discorde à l'eslection, que de convenance à la desmission. S'estants inutilement lassez à ce trouble, ils commencent, qui deçà, qui delà, à se desrobber peu à peu de l'assemblee, rapportant chascun cette resolution en son ame, « Que le plus vieil et mieulx cogneu mal est tousiours plus supportable que le mal recent et inexperimenté1.» Pour nous veoir bien piteusement agitez (car que n'avons nous faict?

Eheu! cicatricum et sceleris pudet,
Fratrumque quid nos dura refugimus
Ætas? quid intactum nefasti
Liquimus? unde manus iuventus
Metu deorum continuit? quibus
Pepercit aris??)

ie ne vois pas soubdain me resolvant 3:

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Tout ce récit est emprunté de TITE-LIVE, XXIII, 3, etc.

on sait que M. Andrieux a composé, sur le même sujet, un

conte en vers, intitulé, Procès du sénat de Capoue, ou Les jugements de la multitude. J. V. L.

2 Hélas! nos cicatrices, nos guerres parricides, nous couvrent de honte. Barbares que nous sommes, quels forfaits avons-nous craint de commettre? ou n'avons-nous point porté nos attentats? est-il une chose sainte que n'ait profanée notre jeunesse? est-il un autel qu'elle ait respecté? Hor. Od. I, 35, 33.

3 Je ne vais pas soudain dire d'un ton résolu et décisif.

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et re

et ignorance des magistrats, licence et sedition des peuples. En toutes nos fortunes, nous nous comparons à ce qui est au dessus de nous, gardons vers ceulx qui sont mieulx : mesurons nous à ce qui est au dessoubs; il n'en est point de si miserable qui ne treuve mille exemples où se consoler. C'est nostre vice, que nous veoyons plus mal volontiers ce qui est dessus nous, que volontiers ce qui est dessoubs. Si disoit Solon1, «< Qui dresseroit un tas de touts les maulx ensemble, qu'il n'est aulcun qui ne choisist plustost de remporter avec soy les maulx qu'il a, que de venir à division legitime, avecques touts les aultres hommes, de ce tas de maulx, et en prendre sa quote part. » Nostre police se porte mal: il en a esté pourtant de plus malades, sans mourir. Les dieux s'esbattent de nous à la pelote, et nous agitent à toutes mains:

Enimvero dii nos homines quasi piias habent2. Les astres ont fatalement destiné l'estat de Rome pour exemplaire de ce qu'ils peuvent en ce genre: il comprend en soy toutes les formes et adventures qui touchent un estat ; tout ce que l'ordre y peult, et le trouble, et l'heur, et le malheur. Qui se doibt desesperer de sa condition, veoyant les secousses et mouvements dequoy celuy là feut agité, et qu'il supporta? Si l'estendue de la domination est la santé d'un estat (dequoy ie ne suis aulcunement d'advis, et me plaist Isocrates, qui instruict Nicocles, non d'envier les princes qui ont des dominations larges, mais qui sçavent bien conserver celles qui leur sont escheues 3), celuy là ne feut iamais si sain, que quand il feut le plus malade. La pire de ses formes luy feut la plus fortunee : à peine recognoist on l'image d'aulcune police soubs les premiers empereurs; c'est la plus horrible et la plus espesse confusion qu'on puisse concevoir; toutesfois il la supporta, et y dura, conservant, non pas une monarchie resserree en ses limites, mais tant de nations si diverses, si esloingnees, si mal affectionnees, si desordonneement commandees et iniustement conquises: Nec gentibus ullis

Commodat in populum, terræ pelagique potentem,
Invidiam fortuna suam 4.

Tout ce qui bransle ne tumbe pas. La contexture d'un si grand corps tient à plus d'un clou; il tient

I VALÈRE MAXIME, VII, 2, ext. 2. C.

2 Paroles de PLAUTE, dans le prologue des Captifs, v. 22, et dont Montaigne rend fort bien le sens avant que de les citer. C.

3 ISOCRATE à Nicoclès, pag. 34. C.

4 Et la fortune n'a voulu confier à aucune nation le soin de sa haine contre les maîtres du monde. LUCAIN, I, 82.

mesme par son antiquité : comme les vieux bast! ments ausquels l'aage a desrobbé le pied, sans crouste et sans ciment, qui pourtant vivent et se soustiennent en leur propre poids,

Nec iam validis radicibus hærens,
Pondere tuta suo est1.

Davantage, ce n'est pas bien procedé de recognoistre seulement le flanc et le fossé, pour iuger de la seureté d'une place; il fault veoir par où on y peult venir, en quel estat est l'assaillant : peu de vaisseaux fondent de leur propre poids, et sans violence estrangiere. Or tournons les yeulx par tout; tout croule autour de nous en touts les grands estats, soit de chrestienté, soit d'ailleurs, que nous cognoissons, regardez y, vous y trouverez une evidente menace de changement et de ruyne:

Et sua sunt illis incommoda, parque per omnes
Tempestas 2.

Les astrologues ont beau ieu à nous advertir, comme ils font, de grandes alterations et mutations prochaines : leurs divinations sont presentes et palpables; il ne fault pas aller au ciel pour cela. Nous n'avons pas seulement à tirer consolation de cette societé universelle de mal et de menace, mais encores quelque esperance pour la duree de nostre estat; d'autant que naturellement rien ne tumbe là où tout tumbe : la maladie universelle est la santé particuliere; la conformité est qualité ennemie à la dissolution. Pour moy, ie n'en entre point au desespoir, et me semble y veoir des routes à nous sauver :

Deus hæc fortasse benigna
Reducet in sedem vice 3.

Qui sçait si Dieu vouldra qu'il en advienne comme des corps qui se purgent et remettent en meilleur estat par longues et griefves maladies, lesquelles leur rendent une santé plus entiere et plus nette que celle qu'elles leur avoient osté? Ce qui me poise le plus, c'est qu'à compter les symptomes de nostre mal, i'en veoy autant de naturels, et de ceulx que le ciel nous envoye et proprement siens, que de ceulx que nostre desrei glement et l'imprudence humaine y conferent : il semble que les astres mesmes ordonnent que

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nous avons assez duré, et oultre les termes ordinaires. Et cecy aussi me poise, que le plus voysin mal qui nous menace, ce n'est pas alteration en la masse entiere et solide, mais sa dissipation et divulsion : l'extreme de nos craintes.

I

Encores en ces ravasseries icy crains ie la trahison de ma memoire, que par inadvertance elle m'aye faict enregistrer une chose deux fois. Ie hay à me recognoistre; et ne retaste iamais qu'envy ce qui m'est une fois eschappé. Or ie n'apporte icy rien de nouvel apprentissage; ce sont imaginations communes les ayant à l'adventure conceues cent fois, i'ay peur de les avoir desia enroollees. La redicte est par tout ennuyeuse, feust ce dans Homere; mais elle est ruyneuse aux choses qui n'ont qu'une monstre superficielle et passagiere. Ie me desplais de l'inculcation', voire aux choses utiles, comme en Seneque; et l'usage de son eschole stoïque me desplaist, de redire sur chasque matiere, tout au long et au large, les principes et presuppositions qui servent en general, et realleguer tousiours de nouveau les arguments et raisons communes et universelles.

Ma memoire s'empire cruellement touts les iours;

Pocula Lethæos ut si ducentia somnos

Arente fauce traxerim 3.

Il fauldra doresnavant (car, Dieu mercy, iusques à cette heure, il n'en est pas advenu de faulte) qu'au lieu que les aultres cherchent temps et occasion de penser à ce qu'ils ont à dire, ie fuye à me preparer, de peur de m'attacher à quelque obligation de laquelle i'aye à dependre. L'estre tenu et obligé me fourvoye, et le dependre d'un si foible instrument qu'est ma memoire. Ie ne lis iamais cette histoire, que ie ne m'en offense d'un ressentiment propre et naturel: Lyncestes, accusé de coniuration contre Alexandre, le iour qu'il feut mené en la presence de l'armee, suyvant la coustume, pour estre ouy en ses deffenses, avoit en sa teste une harangue estudiee, de laquelle, tout hesitant et begayant, il prononcea quelques paroles. Comme il se troubloit de plus en plus, ce pendant qu'il luicte avecques sa memoire et qu'il la retaste, le voylà chargé et tué à coups de pique par les soldats qui luy estoient plus voysins, le tenants pour convaincu :

1 Qu'à regret, à contre-cœur. C.

2 Je n'aime pas à inculquer, à rebattre souvent, méme les choses utiles. E. J.

3 Comme si, brûlant de soif, j'eusse bu à longs traits au fleuve assoupissant du Léthé. HOR. Epod. XIV, 3.

4 QUINTE-CURCE, VII, I. C.

son estonnement et son silence leur servit de confession; ayant eu en prison tant de loisir de se preparer, ce n'est plus, à leur advis, la memoire qui luy manque; c'est la conscience qui luy bride la langue et luy oste la force. Vrayement c'est bien dict: le lieu estonne, l'assistance, l'exspectation, lors mesme qu'il n'y va que de l'ambition de bien dire; que peult on faire quand c'est une harangue qui porte la vie en consequence?

Pour moy,

cela mesme, que ie sois lié à ce que i'ay à dire, sert à m'en desprendre. Quand ie me suis commis et assigné entierement à ma memoire, je prens si fort sur elle, que ie l'accable; elle s'effraye de sa charge. Autant que ie m'en rapporte à elle, ie me mets hors de moy, iusques à essayer ma contenance, et me suis veu quelque iour en peine de celer la servitude en laquelle i'estois entravé : là où mon desseing est de representer, en parlant, une profonde nonchalance d'accent et de visage, et des mouvements fortuites et impremeditez, comme naissants des occasions presentes, aymant aussi cher ne rien dire qui vaille, que de monstrer estre venu preparé pour bien dire; chose messeante, sur tout à gents de ma profession, et chose de trop grande obligation à qui ne peult beaucoup tenir. L'apprest donne plus à esperer qu'il ne porte: on se met souvent sottement en pourpoinct, pour ne saulter pas mieulx qu'en saye3: nihil est his, qui placere volunt, tam adversarium, quam exspectatio 4. Ils ont laissé, par escript, de l'orateur Curio 5, que quand il proposoit la distribution des pieces de son oraison, en trois, ou en quatre, ou le nombre de ses arguments ou raisons, il luy advenoit volontiers, ou d'en oublier quelqu'un, ou d'y en adiouster un ou deux de plus. I'ay tousiours bien evité de tumber en cet inconvenient, ayant haï ces promesses et prescriptions, non seulement pour la desfiance de ma memoire, mais aussi pour ce que cette forme retire trop à l'artiste : simpliciora militares decent. Baste 7, que ie me suis meshuy promis de ne prendre plus la charge de parler en lieu de respect car quant à parler en lisant son ▾ Confié et livré à, etc. E. J.

2 Comme un homme qui ne sait quelle contenance tenir. C. 3 Sagum, espèce de casaque militaire. C'est la blouse gauloise. J. V. L.

4 Rien de plus contraire à ceux qui veulent plaire, que de faire beaucoup attendre d'eux. CIC. Acad. II,

5 CIC. Brutus, c. 60. C.

4.

6 La simplicité va bien aux guerriers. QUINTIL. Inst. orat. XI, I.

7_Il suffit ou c'est assez que je me suis désormais promis. E. J.

escript, oultre ce qu'il est tres inepte, il est de | feurent l'an mil cinq cents quatre vingts: mais

grand desadvantage à ceulx qui, par nature, pouvoient quelque chose en l'action; et de me iecter à la mercy de mon invention presente, encores moins: ie l'ay lourde et trouble, qui ne sçauroit fournir aux soubdaines necessitez et importantes.

ie fois doubte que ie sois assagy d'un poulce. Moy asture, et moy tantost, sommes bien deux; quand meilleur, ie n'en puis rien dire. Il feroit bel estre vieil, si nous ne marchions que vers l'amendement: c'est un mouvement d'yvrongne, titubant, vertigineux, informe; ou des ioncs que l'air manie casuellement selon soy'. Antiochus avoit vigoreusement escript en faveur de l'academie ; il print sur ses vieulx ans un aultre party : lequel des deux ie suyvisse, seroit ce pas tousiours suyvre Antiochus? Aprez avoir estably le doubte, vouloir establir la certitude des opinions humaines, estoit ce pas establir le doubte, non la certitude, et promettre, qui luy eust donné encores un aage à durer, qu'il estoit tousiours en termes de nouvelle agitation, non tant meilleure, qu'aultre 2?

La faveur publicque m'a donné un peu plus de hardiesse que ie n'esperoy : mais ce que ie crains le plus, c'est de saouler; i'aymeroy mieulx

Laisse, lecteur, courir encores ce coup d'essay, et ce troisiesme alongeail du reste des pieces de ma peincture. I'adiouste, mais ie ne corrige pas. Premierement, parce que celuy qui a hypothequé au monde son ouvrage, ie treuve apparence qu'il n'y aye plus de droict: qu'il die, s'il peult, mieulx ailleurs, et ne corrompe la besongne qu'il a vendue. De telles gents, il ne fauldroit rien achepter qu'aprez leur mort. Qu'ils y pensent bien, avant que de se produire : qui les haste? Mon livre est tousiours un, sauf qu'à mesure qu'on se met à le renouveller, à fin que l'achepteur ne s'en aille les mains du tout vuides, ie me donne loy d'y attacher, comme ce n'est qu'une marque-poindre que lasser, comme a faict un sçavant terie mal ioincte, quelque embleme supernumeraire : ce ne sont que surpoids qui ne condemnent point la premiere forme, mais donnent quelque prix particulier à chascune des suyvantes, par une petite subtilité ambitieuse : de là toutesfois il adviendra facilement qu'il s'y mesle quelque transposition de chronologie, mes contes prenants place selon leur opportunité, non tousiours selon leur aage.

2

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On croirait, à entendre ici Montaigne, qu'il ne corrigeait jamais ses ouvrages. Quand les innombrables variantes des Essais ne prouveraient pas le contraire, nous pourrions

le réfuter par son propre aveu : « En mes escripts mesmes, dit

il (liv. II, c. 12), ie ne retreuve pas tousiours l'air de ma premiere imagination ie ne sçay ce que i'ay voulu dire; et m'eschaulde souvent à corriger et y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu le premier, qui valoit mieulx. » J. V. L.

2 Quelque ornement surnuméraire, quelque pièce de rapport; dans le sens grec et latin de ce mot, qui se disait également et des figurines adaptées à un vase précieux, scaphia cum emblematis, CIC. in Verr. IV, 17; et des pièces d'une mosaïque, emblema vermiculatum, LUCIL. ap. Cic. de Orat. HI, 43; Brut. c. 79; emblema, aut lithostrotum, VARRON, de Re rust. III, 2, 4. Le mot emblème n'a plus ce sens en français. J. V. L.

3 Edition de 1588, fol. 425 : « le suis envieilly de huict ans depuis mes premieres publications: mais ie fois doubte que ie sois amendé d'un poulce. »>

homme de mon temps. La louange est tousiours plaisante, de qui et pourquoy elle vienne : si fault il, pour s'en agreer iustement, estre informé de sa cause; les imperfections mesme ont leur moyen de se recommender : l'estimation vulgaire et commune se veoid peu heureuse en rencontre; et de mon temps, ie suis trompé si les pires escripts ne sont ceulx qui ont gaigné le dessus du vent populaire. Certes, ie rends graces à des honnestes hommes qui daignent prendre en bonne part mes foibles efforts: il n'est lieu où les faultes de la façon paroissent tant, qu'en une matiere qui de soy n'a point de recommendation. Ne te prens point à moy, lecteur, de celles qui se coulent icy par la fantasie ou inadvertance d'aultruy; chasque main, chasque ouvrier y apporte les siennes ie ne me mesle ny d'orthographe (et ordonne seulement qu'ils suyvent l'ancienne), ny de la punctuation; ie suis peu expert en l'un et en l'aultre. Où ils rompent du tout le sens, ie m'en donne peu de peine, car au moins ils me deschargent: mais où ils en substituent un fauls, comme ils font si souvent, et me destournent à leur conception, ils me ruynent. Toutesfois quand la sentence n'est forte à ma mesure, un honneste homme la doibt refuser pour mienne. Qui co

1 Ou des roseaux que l'air agite par hasard à son gré. Coste a fait ici une longue note sur le jeu des jonchées ou jonchets, parce qu'il lit jonchez (comme l'édition de 1595), au lieu de joncs d'où l'on voit que c'est de l'érudition en pure perte. E. J.

2 Non pas tant meilleure que différente, ou non pas meil leure, mais différente. E. J.

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