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au lieu que nostre or est tout en emploite et en | du païs, depuis la ville de Quito iusques à celle commerce; nous le menuisons et alterons en mille de Cusco (il y a trois cents lieues), droict, uny formes, l'espandons et dispersons. Imaginons que large de vingt cinq pas, pavé, revestu de costé nos roys amoncellassent ainsi tout l'or qu'ils pour- et d'aultre de belles et haultes murailles, et le long roient trouver en plusieurs siecles, et le gardas- d'icelles, par le dedans, deux ruisseaux perennes1, sent immobile. bordez de beaux arbres qu'ils nomment Molly. Où ils ont trouvé des montaignes et rochiers, ils les ont taillez et applanis, et comblé les fondrieres de pierre et de chaulx. Au chef de chasque iournee, il y a de beaux palais, fournis de vivres, de vestements et d'armes, tant pour les voyageurs que pour les armees qui ont à y passer. En l'estimation de cet ouvrage, i'ay compté la difficulté, qui est particulierement considerable en ce lieu là; ils ne bastissoient point de moindres pierres que de dix pieds en carré; ils n'avoient aultre moyen de charier qu'à force de bras, en traisnant leur charge; et pas seulement l'art d'eschaffauder, n'y sçachants aultre finesse que de haulser autant de terre contre leur bastiment, comme il s'esleve, pour l'oster aprez 3.

Ceulx du royaume de Mexico estoient aulcunement plus civilisez, et plus artistes que n'estoient les aultres nations de là. Aussi iugeoient ils, ainsi que nous, que l'univers feust proche de sa fin; et en prindrent pour signe la desolation que nous y apportasmes. Ils croyoient que l'estre du monde se despart en cinq aages, et en la vie de cinq soleils consecutifs, desquels les quatre avoient desia fourny leur temps, et que celuy qui leur esclairoit estoit le cinquiesme. Le premier perit avecques toutes les aultres creatures, par universelle inondation d'eaux : le second, par la cheute du ciel sur nous, qui estouffa toute chose vivante; auquel aage ils assignent les geants, et en feirent veoir aux Espaignols des ossements, à la proportion desquels la stature des hommes revenoit à vingt paulmes de haulteur : le troisiesme, par feu qui embrasa et consuma tout : le quatriesme, par une esmotion d'air et de vent, qui abbattit iusques à plusieurs montaignes; les hommes n'en moururent point, mais ils feurent changez en magots : quelles impressions ne souffre la lascheté de l'humaine creance! Aprez, la mort de ce quatriesme soleil, le monde feut vingt cinq ans en perpetuelles tenebres; au quinziesme desquels, feut creé un homme et une femme qui refeirent l'humaine race: dix ans aprez, à certain de leurs iours, le soleil parut nouvellement creé; et commence, depuis, le compte de leurs annees par ce iour là: le troisiesme iour de sa creation, moururent les dieux anciens; les nouveaux sont nayz, depuis, du iour à la journee. Ce qu'ils estiment de la maniere que ce dernier soleil perira, mon aucteur n'en a rien apprins; mais leur nombre de ce quatriesme changement rencontre à cette grande conionction des astres, qui produisit il y a huit cents tant d'ans, selon que les astrologiens estiment, plusieurs grandes alterations et nouvelletez au monde.

Quant à la pompe et magnificence, par où ie suis entré en ce propos, ny Grece, ny Rome, ni Aegypte, ne peult, soit en utilité, ou difficulté, ou noblesse, comparer aulcun de ses ouvrages au chemin qui se veoid au Peru, dressé par les roys

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Retumbons à nos coches. En leur place, et de toute aultre voicture, ils se faisoient porter par les hommes, et sur les espaules. Ce dernier roy du Peru, le iour qu'il feut prins, estoit ainsi porté sur des brancars d'or, et assis dans une chaize d'or au milieu de sa battaille. Autant qu'on tuoit de ces porteurs pour le faire cheoir à bas (car on le vouloit prendre vif), autant d'aultres, et à l'envy, prenoient la place des morts: de façon qu'on ne le peut oncques abbattre, quelque meurtre qu'on feist de ces gents là; iusques à ce qu'un homme de cheval l'alla saisir au corps, et l'avalla 4 par

terre.

CHAPITRE VII.

De l'incommodité de la grandeur.

Puis que nous ne la pouvons aveindre, vengeons nous à en mesdire si n'est ce pas entierement mesdire de quelque chose, d'y trouver des defaults; il s'en treuve en toutes choses, pour belles et desirables qu'elles soient. En general, elle a cet evident advantage, qu'elle se ravalle quand

I D'eaux vives, qui coulent toujours. E. J. 2 Au bout, à la fin de chaque journée. — Chef pour bout, dit Nicot: au chef de la vallée, in extrema valle. C.

-

3 On trouve la description de la célèbre route des Incas dans XERÈS, p. 189; ZARATE, I, 13; VEGA, IX, 13; ULLOA, p. 365; BOUGUER, Voyage, p. 105. Robertson, dans son Histoire de gération de leurs récits. J. V. L. l'Amérique, liv. VII, essaye de réduire à une juste mesure l'exa

verso,

4 Le mit à val, le renversa. Dans l'édition de 1588, fol. 402 il y a, le porta par terre. — La défaite d'Atahualpa est racontée par XERÈS, pag. 200; GARCILASO DE LA VEGA, part. II, liv. I, c. 25; SANCHO, ap. Ramus. III, 274, etc. J V. L.

luy plaist, et qu'à peu prez elle a le chois de l'une et l'aultre condition : car on ne tumbe pas de toute haulteur; il en est plus desquelles on peut descendre sans tumber. Bien me semble il que nous la faisons trop valoir; et trop valoir aussi la resolution de ceulx que nous avons ou veu ou ouy dire l'avoir mesprisee, ou s'en estre desmis de leur propre desseing: son essence n'est pas si evidemment commode, qu'on ne la puisse refuser sans miracle. Ie treuve l'effort bien difficile à la souffrance des maulx; mais au contentement d'une mediocre mesure de fortune, et fuitte de la grandeur, i'y treuve fort peu d'affaire: c'est une vertu, ce me semble, où moy, qui ne suis qu'un oyson, arriveroy sans beaucoup de contention. Que doibvent faire ceulx qui mettroient encores en consideration la gloire qui accompaigne ce refus, auquel il peult escheoir plus d'ambition qu'au desir mesme et iouïssance de la grandeur? d'autant que l'ambition ne se conduict iamais mieulx selon soy, que par une voye esgaree et inusitee.

l'aiguise mon courage vers la patience; ie l'affoiblis vers le desir : autant ay ie à souhaitter qu'un aultre, et laisse à mes souhaicts autant de liberté et d'indiscretion; mais pourtant, si ne m'est il iamais advenu de souhaitter ny empire, ny royauté, ny l'eminence de ces haultes fortunes et commanderesses: ie ne vise pas de ce costé là; ie m'ayme trop. Quand ie pense à croistre, c'est bassement, d'une accroissance contraincte et couarde, proprement pour moy, en resolution, en prudence, en santé, en beaulté, et en richesses encores: mais ce credit, cette auctorité si puissante, foule mon imagination; et tout à l'opposite de l'aultre, m'aymeroy à l'adventure mieulx deuxiesme ou troisiesme à Perigueux, que premier à Paris; au moins, sans mentir, mieulx troisiesme à Paris, que premier en charge. Ie ne veulx ny debattre avecques un huyssier de porte, miserable incogneu 3; ny faire fendre en adoration les presses où ie passe. Ie suis duict à un estage moyen, comme par mon sort, aussi par mon goust; et ay monstré, en la conduicte de ma vie et de mes entreprinses, que i'ay plustost fuy, qu'aultrement, d'eniamber par dessus le degré de fortune auquel Dieu logea ma naissance : toute constitution naturelle est pareillement iuste et aysee. l'ay ainsi l'ame poltronne, que ie ne mesure pas la bonne fortune

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selon sa haulteur; ie la mesure selon sa facilité. Mais si ie n'ay point le cœur gros assez, ie l'ay à l'equipollent ouvert, et qui m'ordonne de publier hardiement sa foiblesse. Qui me donneroit à conferer la vie de L. Thorius Balbus, galant homme, beau, sçavant, sain, entendu et abondant en toute sorte de commoditez et plaisirs, conduisant une vie tranquille et toute sienne, l'ame bien preparee contre la mort, la superstition, les douleurs, et aultres encombriers de l'humaine necessité, mourant enfin en battaille, les armes en la main, pour la deffense de son païs, d'une part; et d'aultre part, la vie de M. Regulus, ainsi grande et haultaine que chascun la cognoist, et sa fin admirable: l'une sans nom, sans dignité; l'aultre exemplaire et glorieuse à merveilles : i'en diroy certes ce qu'en dict Cicero 3, si ie sçavois aussi bien dire que luy. Mais s'il me les falloit coucher sur la mienne 4, ie dirois aussi que la premiere est autant selon ma portee, et selon mon desir, que ie conforme à ma portee, comme la seconde est loing au delà : qu'à cette cy ie ne puis advenir 5 que par veneration; i'adviendroy volontiers à l'aultre par usage.

Retournons à nostre grandeur temporelle, d'où nous sommes partis. Ie suis desgousté de maistrise, et actifve et passifve. Otanez 6, l'un des sept qui avoient droict de pretendre au royaume de Perse, print un party que i'eusse prins volontiers: c'est qu'il quitta à ses compaignons son droict d'y pouvoir arriver par eslection ou par sort, pourveu que luy et les siens vescussent en cet empire hors de toute subiection et maistrise, sauf celles des loix antiques, et y eussent toute liberté qui ne porteroit preiudice à icelles : impatient de commander, comme d'estre commandé.

Le plus aspre et difficile mestier du monde, à mon gré, c'est faire dignement le roy. l'excuse plus de leurs faultes qu'on ne faict communement, en consideration de l'horrible poids de leur charge, qui m'estonne : il est difficile de garder mesure à une puissance si desmesuree; si est ce que c'est, envers ceulx mesme qui sont de moins excellente nature, une singuliere incitation à la vertu, d'estre logé en tel lieu où vous ne faciez aulcun bien

1 Par équivalent, en revanche, en récompense. C. 2 Encombrements, misères. E. J.

3 Cicéron, de qui Montaigne a emprunté ce parallèle entre Thorius et Régulus, donne hautement la préférence à Régulus. De Finib. bon. et mal. II, 20. C.

4 Comparer à la mienne. E. J.

5 Advenir a ici le même sens d'atteindre que le mot aveindre, au commencement de ce chapitre, et vient également du latin advenire. E. J.

6 HÉRODOTE, III, 83. J. V. L.

qui ne soit mis en registre et en compte; et où le moindre bien faire porte sur tant de gents; et où votre suffisance, comme celle des prescheurs, s'addresse principalement au peuple, iuge peu exact, facile à piper, facile à contenter. Il est peu de choses ausquelles nous puissions donner le iugement sincere, parce qu'il en est peu ausquelles, en quelque façon, nous n'ayons particulier interest. La superiorité et inferiorité, la maistrise et la subiection, sont obligees à une naturelle envie et contestation; il fault qu'elles s'entrepillent perpetuellement. Ie ne croy ny l'une, ny l'aultre, des droicts de sa compaigne: laissons en dire à la raison, qui est inflexible et impassible, quand nous en pourrons finer. Ie feuilletoy, il n'y a pas un mois, deux livres escossois se combattants sur ce subiect: le populaire rend le roy de pire condition qu'un charretier; le monarchique le loge quelques brasses au dessus de Dieu, en puissance et souveraineté.

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Homere a esté contrainct de consentir que Venus feust blecee au combat de Troye, une si doulce saincte et si delicate, pour luy donner du courage et de la hardiesse; qualitez qui ne tumbent aulcunement en ceulx qui sont exempts de dangier: on faict courroucer, craindre, fuyr les dieux, s'enialouser, se douloir et se passionner, pour les honnorer des vertus qui se bastissent entre nous de ces imperfections. Qui ne participe au hazard et difficulté, ne peult pretendre interest à l'honneur et plaisir qui suit les actions hazardeuses. C'est pitié de pouvoir tant, qu'il advienne que toutes choses vous cedent: vostre fortune reiecte trop loing de vous la societé et la compaignie; elle vous plante trop à l'escart. Cette aysance et lasche facilité de faire tout baisser soubs soy, est ennemie de toute sorte de plaisir : c'est glisser cela, ce n'est pas aller ; c'est dormir, ce n'est pas vivre. Concevez l'homme accompaigné d'omnipo

par aumosne, de l'empeschement et de la resistance; son estre et son bien est en indigence.

Or l'incommodité de la grandeur, que i'ay prins icy à remarquer par quelque occasion qui vient de m'en advertir, est cette cy: Il n'est, à l'adventure, rien plus plaisant au commerce des hommes que les essais que nous faisons les uns contre les aultres, par ialousie d'honneur et de valeur, soit aux exercices du corps ou de l'esprit ; ausquels la grandeur souveraine n'a aulcune vraye part. A la verité, il m'a semblé souvent qu'à force de respect on y traicte les princes desdaigneuse-tence, vous l'abysmez : il fault qu'il vous demande, ment et iniurieusement; car ce dequoy ie m'offensois infiniement en mon enfance, que ceulx qui s'exerceoient avecques moy espargnassent de s'y employer à bon escient, pour me trouver indigne contre qui ils s'efforceassent, c'est ce qu'on veoid leur advenir touts les iours, chascun se trouvant indigne de s'efforcer contre eulx: si on recognoist qu'ils ayent tant soit peu d'affection à la victoire, il n'est celuy qui ne se travaille à la leur prester, et qui n'ayme mieulx trahir sa gloire que d'offenser la leur; on n'y employe qu'autant d'effort qu'il en fault pour servir à leur honneur. Quelle part ont ils à la meslee, en laquelle chascun est pour eulx? Il me semble veoir ces paladins du temps passé, se presentants aux ioustes et aux combats avecques des corps et des armes

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Leurs bonnes qualitez 5 sont mortes et perdues; car elles ne se sentent que par comparaison, et on les en met hors: ils ont peu de cognoissance de la vraye louange, estants battus d'une si continuelle approbation et uniforme. Ont ils affaire au plus sot de leurs subiects? ils n'ont aulcun moyen de prendre advantage sur luy : en disant, « C'est pource qu'il est mon roy,» il luy semble avoir assez dict qu'il a presté la main à se laisser vaincre. Cette qualité estouffe et consomme les aultres qualitez vrayes et essentielles, elles sont enfon

1 Des armes féées, enchantées. C.

2 PLUTARQUE, Du contentement ou repos de l'esprit, c 12 de la traduction d'Amyot. Ce même homme est appelé Crisson dans un autre ouvrage de Plutarque, Comment on pourra discerner le flatteur d'avecques l'amy, c. 15. Comme toutes les anciennes éditions de Montaigne portent Brisson, et qu'il avait trouvé l'un et l'autre dans Amyot, il convient peut-être de ne rien changer. J. V. L.

3 PLUTARQUE, Comment on pourra discerner le flatteur d'avecques l'amy, c. 15. G.

4 Déesse.

5 Les bonnes qualités des princes. C.

cees dans la royauté; et ne leur laisse à eulx |
faire valoir, que les actions qui la touchent di-
rectement et qui luy servent, les offices de leur
charge c'est tant estre roy, qu'il n'est que par
là. Cette lueur estrangiere qui l'environne, le
cache et nous le desrobbe; nostre veue s'y rompt
et s'y dissipe, estant remplie et arrestee par cette
forte lumiere. Lesenat ordonna le prix d'eloquence
à Tibere il le refusa, n'estimant pas que d'un
iugement si peu libre, quand bien il eust esté ve-
ritable, il s'en peust ressentir 2.

Comme on leur cede touts advantages d'honneur, aussi conforte lon et auctorise les defaults et vices qu'ils ont, non seulement par approbation, mais aussi par imitation. Chascun des suyvants d'Alexandre portoit, comme luy, la teste à costé 3; et les flatteurs de Dionysius s'entreheurtoient en sa presence, poulsoient et versoient ce qui se rencontroit à leurs pieds, pour dire qu'ils avoient la veue aussi courte que luy 4. Les greveures ont aussi par fois servy de recommendation et faveur : l'en ay veu la surdité en affectation; et parce que le maistre haïssoit sa femme, Plutarque a veu les courtisans repudier les leurs, qu'ils aymoient : qui plus est, la paillardise s'en est veue en credit, et toute dissolution, comme aussi la desloyauté, les blasphemes, la cruauté, comme l'heresie, comme la superstition, l'irreligion, la mollesse, et pis, si pis il y a; par un exemple encores plus dangereux que celuy des flatteurs de Mithridates?, qui, d'autant que leur maistre pretendoit à l'honneur de bon medecin, luy portoient à inciser et cauterizer leurs membres; car ces aultres souffrent cauterizer leur ame, partie plus delicate et plus noble.

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nius Pollio : « Et moy, dit Pollio', ie me tais; ce n'est pas sagesse d'escrire à l'envy de celuy qui peult proscrire: » et avoient raison; car Dionysius, pour ne pouvoir egualer Philoxenus en la poësie, et Platon en discours, en condemna l'un aux carrieres, en envoya vendre l'aultre esclave en l'isle d'Aegine.

CHAPITRE VIII.

De l'art de conferer.

C'est un usage de nostre iustice d'en condemner aulcuns pour l'advertissement des aultres. De les condemner, parce qu'ils ont failly, ce seroit bestise, comme dict Platon3, car ce qui est faict ne se peult desfaire; mais c'est à fin qu'ils ne faillent plus de mesme, ou qu'on fuye l'exemple de leur faulte: on ne corrige pas celuy qu'on prend; on corrige les aultres par luy. Ie fois de mesme: mes erreurs sont tantost naturelles et incorrigibles 4; mais ce que les honnestes hommes proufitent au publicque en se faisant imiter, ie le proufiteray à l'adventure à me faire eviter;

Nonne vides, Albi ut male vivat filius? utque

Barrus inops? magnum documentum, ne patriam rem
Perdere quis velit 5;

publiant et accusant mes imperfections, quelqu'un apprendra de les craindre. Les parties que l'estime le plus en moy, tirent plus d'honneur de m'accuser que de me recommender : voylà pourquoy i'y retumbe et m'y arreste plus souvent. Mais quand tout est compté, on ne parle iamais de soy sans perte: les propres condemnations sont tousiours accreues; les louanges, mescreues. Il en peult estre aulcuns de ma complexion, qui m'instruis Mais pour achever par où l'ay commencé, Adrian l'empereur, debattant avecques le philo- mieulx par contrarieté que par similitude, et par sophe Favorinus de l'interpretation de quelque fuitte que par suitte à cette sorte de discipline regardoit le vieux Caton 6, quand il dict « que mot, Favorinus luy en quitta bientost la victoire : les sages ont plus à apprendre des fols, que les ses amis se plaignants à luy : « Vous vous mocfols des sages; » et cet ancien ioueur de lyre, que quez, feit il; vouldriez vous qu'il ne feust pas plus sçavant que moy, luy qui commande à trente Pausanias recite avoir accoustumé contraindre ses legions?» Auguste escrivit des vers contre Asi-disciples d'aller ouyr un mauvais sonneur, qui

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I MACROBE, Saturn. II, 4. C.

2 PLUTARQUE, Du contentement ou repos de l'esprit, c. 10. Mais la conduite du tyran de Sicile à l'égard de Philoxène et de Platon est rapportée avec plus d'exactitude par DIODORE, XV, 6 et 7; DIOG. LAERCE, III, 18 et 19. J. V. L. 3 Traité des Lois, XI, pag. 934. C.

4 Les éditions de 1595 et de 1635 ajoutent, et irremediables. mais ce mot a été effacé par Montaigne dans un des exemplaires qu'il a revus.

5 Voyez-vous le fils d'Albius? qu'il a de peine à vivre! Voyezvous la misère de Barrus? exemples qui nous apprennent à ne pas dissiper notre patrimoine. HOR. Sat. I, 4, 109.

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Voyez sa Vie par PLUTARQUE, c. 4. C.

| par assez d'experience combien en vault l'aulne. l'ayme à contester et à discourir; mais c'est avec. ques peu d'hommes, et pour moy: car de servir de spectacle aux grands, et faire à l'envy parade de son esprit et de son caquet, ie treuve que c'est un mestier tres messeant à un homme d'honneur.

La sottise est une mauvaise qualité; mais de ne la pouvoir supporter, et s'en despiter et ronger comme il m'advient, c'est une aultre sorte de maladie qui ne doibt gueres à la sottise en importunité; et est ce qu'à present ie veulx accuser du mien. I'entre en conference et en dispute avecques grande liberté et facilité, d'autant que l'opinion treuve en moy le terrein mal propre à

logeoit vis à vis de luy, où ils apprinssent à haïr ses desaccords et faulses mesures : l'horreur de la cruauté me reiecte plus avant en la clemence, qu'aulcun patron de clemence ne me sçauroit attirer; un bon escuyer ne redresse pas tant mon assiette, comme faict un procureur ou un Venitien à cheval; et une mauvaise façon de langage reforme mieulx la mienne, que ne faict la bonne. Touts les iours, la sotte contenance d'un aultre m'advertit et m'advise : ce qui poinct, touche et esveille mieulx que ce qui plaist. Ce temps est propre à nous amender à reculons; par disconvenance plus que par convenance, par difference que par accord. Estant peu apprins par les bons exemples, ie me sers des mauvais, desquels lay penetrer et y poulser de haultes racines : nulles leçon est ordinaire' ie me suis efforcé de me rendre autant agreable, comme i'en veoyoy de fascheux; aussi ferme, que i'en veoyoy de mols; aussi doulx, que i'en veoyoy d'aspres; aussi bon, que i'en veoyoy de meschants: mais ie me proposoy des mesures invincibles 2.

Le plus fructueux et naturel exercice de nostre esprit, c'est, à mon gré, la conference: i'en treuve l'usage plus doulx que d'aulcune aultre action de nostre vie; et c'est la raison pourquoy, si i'estois asture forcé de choisir, ie consentiroy plustost, ce croy ie, de perdre la veue, que l'ouyr ou le parler. Les Atheniens, et encores les Romains, conservoient en grand honneur cet exercice en leurs academies de nostre temps, les Italiens en retiennent quelques vestiges, à leur grand proufit, comme il se veoid par la comparaison de nos entendements aux leurs. L'estude des livres, c'est un mouvement languissant et foible qui n'eschauffe point : là où la conference apprend et exerce en un coup. Si ie confere avecques une ame forte et un roide iousteur, il me presse les flancs, me picque à gauche et à dextre; ses imaginations eslancent les miennes : la ialousie, la gloire, la contention, me poulsent et rehaulsent au dessus de moy mesme; et l'unisson est qualité du tout ennuyeuse en la conference. Mais comme nostre esprit se fortifie par la communication des esprits vigoreux et reiglez, il ne se peult dire combien il perd et s'abbastardit par le continuel commerce et frequentation que nous avons avecques les esprits bas et maladifs: il n'est contagion qui s'espande comme celle là; ie sçay

I Au lieu du développement qui suit, l'auteur, dans l'édition de 1588, fol. 405 verso, disait seulement : « La veue ordinaire de la volerie, de la perfidie, a reiglé mes mœurs et contenu. >> Montaigne veut dire, je crois : Mais en me proposant d'être aussi bon que ceux que je voyais étaient méchants, je me proposais des mesures au-dessus de ma portée. J. V. L.

propositions m'estonnent, nulle creance me blece, quelque contrarieté qu'elle aye à la mienne; il n'est si frivole et si extravagante fantasie qui ne me semble bien sortable à la production de l'esprit humain. Nous aultres, qui privons nostre iugement du droict de faire des arrests, regardons mollement les opinions diverses; et si nous n'y prestons le iugement, nous y prestons ayseement l'aureille. Où l'un plat est vuide du tout en la balance, ie laisse vaciller l'aultre soubs les songes d'une vieille : et me semble estre excusable, si i'accepte plustost le nombre impair, le ieudy au prix du vendredy; si ie m'ayme mieulx douziesme ou quatorziesme, que treiziesme, à table; si ie veoy plus volontiers un lievre costoyant que traversant mon chemin, quand ie voyage; et donne plustost le pied gauche que le droict à chausser. Toutes telles ravasseries, qui sont en credit autour de nous, meritent au moins qu'on les escoute pour moy, elles emportent seulement l'inanité, mais elles l'emportent. Encores sont, en poids, les opinions vulgaires et casuelles aultre chose que rien en nature; et qui ne s'y laisse aller iusques là, tumbe à l'adventure au vice de l'opiniastreté, pour eviter celuy de la superstition.

Les contradictions doncques des iugements ne m'offensent ny m'alterent; elles m'esveillent seulement et m'exercent. Nous fuyons la correction : il s'y fauldroit presenter et produire, notamment quand elle vient par forme de conference, non de regence. A chasque opposition, on ne regarde pas si elle est iuste; mais à tort ou à droict, comment on s'en desfera : au lieu d'y tendre les bras, nous y tendons les griffes. Ie souffrirois estre rudement heurté par mes amis : « Tu es un sot; tu resves. »> l'ayme, entre les galants hommes, qu'on s'exprime courageusement; que les mots aillent

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